mercredi 29 octobre 2008

L’ATLANTIDE LITTÉRAIRE

Le premier constat auquel aboutit le chercheur en littérature classique est que l’histoire n’a permis de conserver qu’une infime partie de la création littéraire. De toutes les œuvres orales et écrites, en vers ou en prose, les lecteurs modernes ne disposent que d’un mince héritage. Cette réalité devrait inspirer de la prudence aux historiens et critiques de la littérature arabe classique. Il ne faudrait pas juger le glacier ou établir des théories à partir de sa seule partie immergée.

Plus nous remontons le cours du temps, plus le sentiment d’une immense perte nous apparaît clairement. C’est en effet à une véritable « Atlantide littéraire » que nous avons affaire. De la période préislamique, ne nous sont parvenus que des noms de poètes dont les compositions ont totalement disparu à moins qu’elles n’aient été intégrées par les ruwât à des œuvres proches par le thème ou le style.
Disparus les poèmes de Muhallil Ibn Rabi’a, sayyid de la tribu des Djusham, considéré comme le créateur de la Qasida. Plus rien ne reste de l’œuvre de Bistam Ibn Qays, sayyid des Shayban, mort vers 615 et entré dans la légende aux côtés de ‘Antara.
L’un des plus grands représentants de la poésie des brigands (sa’alik), le fameux Al-Shanfara qui savait chanter la vie sauvage et libre en marge de la tribu, ne nous a laissé que sa Lamiyyat al-‘Arab. Mais il semble qu’il s’agit de forgerie, d’un faux dû à un rawi nommé Khalaf al-Ahmar. Que dire des qasa’id d’imru’ al-Qays et même de sa célèbre Mu’allaqa que Taha Husayn déclare non authentique ?


La majeure partie de la production de Bashshar Ibn Burd et d’Abu al-‘Atahiyya ne nous est jamais parvenue. Plus près de nous, un pan entier du patrimoine poétique andalou appartenant au genre appelé muwashshah a été définitivement perdu. Au dire de certains historiens, les washshahun qui ont vécu entre la fin du 9ème siècle et le 15ème siècle furent légions et leurs muwashshahat innombrables alors que nous disposons de 500 à 600 poèmes plus ou moins authentifiés.


Dans d’autres genres de productions culturelles, comme les sermons (khutab), journaux de voyage (rihla), récits de sermonnaires (qisas), ou maqamat, les pertes sont inestimables. Pour toute preuve de leur existence, il ne nous reste aujourd’hui que des titres. C’est un profond sentiment de tristesse que nous laissent la lecture des anthologies littéraires comme le Kitâb al-Aghânî d’al-Isfahani, le Nafh al-Tib d’al Maqqari ou surtout l’ouvrage d’Ibn al-Nadim, le fameux Fihrist qui égrène à longueur de pages le nom d’œuvres que nous ne lirons jamais.
La perte de tant de trésors ne rend que plus précieux ceux qui ont échappé au naufrage du temps, de l’oubli ou de la barbarie destructrice des ignorants ou des fanatiques. Les œuvres littéraires classiques demeurent notre seul lien avec le passé culturel d’une brillante civilisation.

Saadane Benbabaali
Octobre 2002

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