dimanche 25 janvier 2009

Forme des contes dans les Mille et une Nuits

Forme des contes

«Et l’aube chassant la nuit, Shahrâzâd dut interrompre son récit.» C’est par ses contes jamais terminés à l’aube que Shéhérazade réussit à se maintenir en vie face au roi Shâhriyâr qui la menace de mort. Celui-ci, trompé par sa première femme qui avait forniqué avec un esclave noir durant son absence, s’est juré d’épouser une vierge chaque soir, de la déflorer et de la tuer au matin. Shéhérazade demande alors à son père, le vizir, de lui laisser épouser le roi. Elle prie ensuite sa sœur (ou son intendante selon différentes versions), Dunyâzâd, de lui demander de raconter une histoire en présence du roi. Shéhérazade, ne terminant jamais ses récits avant le lever du jour, réussit donc, par la ruse, à éviter l’homicide (ou devrait-on dire le «féminicide»…) du roi grâce à la curiosité de ce dernier, désireux de connaître la fin des contes. Au bout de mille et une nuits, il la gracie après qu’elle lui eut donné un fils (ou trois selon les versions).
Ce cadre emboîte tous les autres contes, de nuit en nuit. Mais Shâhriyâr et Dunyâzâd s’effacent rapidement au point que seul le nom de Shéhérazade est mentionné lors des changements de nuits. L’histoire de Shéhérazade, qui constitue le contexte narratif, permet ainsi de juxtaposer des contes qui n’ont aucun lien entre eux et qui ont grossi le contenu des Nuits de siècle en siècle. La particularité des Nuits repose dans le fait que ses contes sont sous une forme dite enchâssée [22] ou en tiroir. En effet, le lecteur rencontre d’abord un narrateur qui relate le cadre liminaire, l’histoire de Shéhérazade. Celle-ci raconte ensuite au roi un conte, par exemple le Conte du tailleur, du bossu, du Juif, de l’Intendant et du Chrétien [23] . Dans ce conte, où le bossu est au centre, elle raconte une à une les histoires du courtier chrétien, de l’intendant musulman, du médecin juif et du tailleur. Ce dernier raconte à son tour l’histoire d’un barbier. Le barbier, quant à lui, raconte celle de chacun de ses six frères. Cette méthode permet donc à Shéhérazade d’éterniser le récit et d’éloigner l’heure fatale. Cela ajoute aussi à la diversité de l’œuvre puisque chaque nouveau conte n’est pas nécessairement en lien avec le conte précédent et que même le genre du conte peut alors se modifier.


De fait, plusieurs genres différents sont présents dans les divers contes [24] . Cela prouve du même coup la variabilité des auteurs. On trouve d’abord des contes de ruse où le personnage central évite la mort ou d’autres situations périlleuses par ses tours ou par la force de son esprit. Tel est celui de Shéhérazade, qui grâce à ses contes, peut amadouer le roi, ou encore le Conte du Pêcheur et du Démon [25] où le pêcheur échappe au sort du démon en jouant l’incrédule face à sa capacité d’entrer dans sa bouteille. Aussi, les Nuits comportent des histoires merveilleuses, probablement les plus connues, où les génies, les sorcières, les fées ou les métamorphoses sont au centre du tableau. On peut placer parmi cette catégorie bien des histoires; citons seulement le Conte du Marchand et du Démon dans laquelle «la femme du prince des Îles Noires a changé dans sa ville les musulmans en poissons blancs; les zoroastriens en rouges, les chrétiens en bleus, les juifs en jaunes.» [26] Un autre genre présent sont les aventures amoureuses. On les retrouvent entre autres dans le Conte d’Ayyûb le Marchand, de son fils Ghânim et de sa fille Fitna [27] où un amour courtois entre Ghânim et la compagne du calife, Qût al-Qulûb, transpire tout au long du roman. Par ailleurs, on retrouve des épopées comme le conte, digne de l’Iliade, du roi ‘Umar an-Nu’mân et de ses deux fils Sharr Kân et Daw’ al-Makân [28] dont l’action s’étend de la Mekke à Constantinople en passant par Jérusalem, Bagdad, Damas et Césarée de Cappadoce, et dans lequel les héros «achiliens» musulmans moissonnent les têtes des Croisés byzantins à coups de cimeterres et d’invocations du Miséricordieux après moult péripéties des fils du roi an-Nu’mân. Enfin, on retrouve des anecdotes, tel le conte du bossu ou ceux d’Haroun ar-Rachid, et des fables disséminées dans plusieurs contes et faisant l’éloge des bienfaits du respect des principes de l’Islam. Ces éloges ou les démonstrations des érudits quant à leur connaissance du Coran ou de la science de gouverner prennent parfois une trop grande place dans certains contes, comme le font Nuzhat az-Zamân ou Dhât ad-Dawâhî avec les cinq jeunes filles devant Sharr Kân et an-Nu’mân respectivement [29] . Cela finit par lasser le lecteur dont la tentation de sauter des nuits augmente à mesure que ces longs discours s’éternisent.
La façon dont les contes sont rendus à l’écrit varie elle aussi. Si le texte original est rédigé en prose, notons qu’il est parsemé de vers souvent empruntés à des poètes arabes connus [30] . Ces vers servent à exprimer l’émotion des personnages ou à faire le panégyrique de califes ou du Prophète. On retrouve par ailleurs des styles d’écriture qui passent d’un niveau de rue vulgaire à un niveau littéraire soigné. Cela s’explique en partie parce que les manuscrits arabes auraient servi plus d’aide-mémoire [31] pour des conteurs s’adressant à une foule illettrée que de récits faits pour être lus d’un public érudit. Car il ne faut pas oublier que les Nuits existent d’abord pour être contées. On devine alors l’origine des exagérations titanesques qui se retrouvent dans l’Épopée d’an-Nu’mân où des millions de Croisés, décrits comme des couards puants et félons, ne parviennent pas à anéantir une poignée de «vrais croyants» fidèles au Dieu unique et à son Prophète qui chevauchent jusqu’aux portes de Constantinople en proférant que Dieu est le plus grand et qu’il n’y a pas d’autre dieu que Dieu. On peut facilement imaginer un conteur subjuguant ses auditeurs en donnant ainsi aux héros une vaillance grandement accrue face aux nombreux Infidèles byzantins. Les traducteurs européens, quant à eux, ont choisi de transformer les niveaux d’écriture afin que les contes puissent être lus, car la publication d’un recueil de niveau populaire risque de ne pas trouver preneur chez des lecteurs qui prennent plaisir à déguster les mots [32] . C’est donc Galland qui, le premier, malgré toutes les modifications et ajouts qu’il leur a apportés, aura fait des Nuits un recueil littéraire destiné à être lu. On ne peut donc que le remercier d’avoir fait connaître à l’Occident ce morceau de culture arabe.
Notons en terminant que Jamel Eddine Bencheikh [33] et André Miquel, que l’on peut qualifier de spécialistes des Nuits et comptant chacun de nombreux ouvrages sur le sujet, ont considéré, dans leur version des Mille et Une Nuits [34] , la plupart des traductions existantes, en plus des manuscrits originaux [35] , pour produire les trois tomes utilisés dans cette analyse, ce qui en fait l’une des éditions françaises les plus proches de l’original arabe et prenant ce qu’il y a de meilleur des traductions [36] . Un intérêt supplémentaire est apporté par cette édition du fait qu’ils font brièvement une présentation de chaque conte et que les tomes possèdent un glossaire des termes et personnages cités dans les contes ainsi qu’une carte géographique indiquant les lieux mentionnés. Quant au style d’écriture, ils ont eu le génie de rendre les éléments vulgaires comme les insultes, les menaces de mutilations ou de mort, ainsi que les éléments érotiques, par un vocabulaire recherché et diversifié, organisé par une syntaxe brillante, le tout bien loin du langage de rue. On éprouve paradoxalement du plaisir, purement littéraire, à lire des insanités. Le défaut de cette édition réside dans le fait qu’elle est incomplète, c’est-à-dire que les contes présents dans les trois tomes sont des contes choisis et qu’il manque au total 556 nuits. Mais les éditeurs stipulent que cette traduction est «destinée à paraître dans l’édition complète des Mille et Une Nuits prévue dans la Bibliothèque de la Pléiade», ce qui laisse présumer, espérons-le, qu’ils poursuivent leur ouvrage afin de compléter le recueil. En attendant la suite de l’excellente traduction française de Bencheikh et Miquel, ceux que les Nuits obsèdent pourront consulter toute la littérature qui a été écrite à leur sujet pour tenter de les analyser de contes en contes jusqu’au mot à mot. On n’a qu’à jeter un œil sur les bibliographies des divers livres pour se rendre compte de la richesse des études sur cette œuvre.

Vincent Demers

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