mardi 17 février 2009

Le voyage selon Ibn ’Arabî

Cliquer sur le titre ci-dessus pour accéder à l'ouvrage d'Ibn 'Arabi traduit par Denis Gril

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Selon Ibn ’Arabî (1), le propre du voyage (safar, pl. asfâr) est d’aboutir à un résultat ou un effet (natîja, pl. natâ’ij). On aurait pu aussi traduire natâ’ij par «fruits», d’une part pour souligner le caractère positif du résultat, d’autre part parce que ce terme évoque, par sa racine, l’idée de parturition. Le voyage doit donc porter ses fruits spirituels, indiqués à la fin de chaque chapitre. Cette nécessité se trouve inscrite dans la racine du mot safar qui comporte également le sens de dévoilement (isfâr), ce qui permet au titre de jouer à la fois sur le sens et l’assonance. Un adage cité aussi bien dans le Kitâb al-isfâr (§ 17) que dans les Futuhât l’explicite: «Le voyage est appelé ainsi parce qu’il dévoile (yusfiru) les caractères des hommes» (2). Quand il s’agit d’une femme, le dévoilement (sufûr) se double, par ce qu’il comporte d’inhabituel, de l’idée d’un danger dont il faut se garder et annonce la relation ambivalente de l’occultation et de la mise à jour (§ 17) (3).

Pour toutes ces raisons le voyage se distingue du simple cheminement initiatique (sulûk): «Tout voyageur est cheminant (sâlik), mais tout cheminant n’est pas voyageur» (4). Un passage du Coran, annoncé dans l’envoi de ce livre mais non commenté par la suite, assimile très clairement le voyage à la quête et à la recherche de son «fruit» qui est la science. Il associe par ailleurs le voyage à la fatigue et donc à l’épreuve, ce que l’on retrouve dans d’autres passages (5). Par contre, dans le chapitre des Futûhât sur «la station du voyage», il se trouve assimilé à la pérégrination (siyâha). Celle-ci en constitue l’un des fondements coraniques puisque pérégrins et pérégrines sont mentionnés dans le Coran (6). La définition de la siyâha : «Parcourir la terre pour pratiquer la méditation (i’tibâr) et se rapprocher de Dieu» souligne l’un des principaux objectifs du voyage. La méditation sur les signes manifestes de la puissance divine et les merveilles de la création conduit les voyageurs, par transposition, vers la signification intérieure de ces signes (7). Leur vision n’est-elle pas le but du modèle suprême pour l’humanité, le Voyage nocturne du Prophète: «Gloire à Celui qui a fait voyager de nuit Son serviteur depuis la Mosquée sacrée jusqu’à la Mosquée la plus éloignée pour lui faire voir certains de nos signes» (Coran 17: 1)?

Le Kitâb al-isfâr repose sur l’affirmation selon laquelle tous les êtres, jusqu’à la divinité elle-même, au moins sous certains de ses aspects, participent d’un voyage universel sans fin ni dans ce monde ni dans l’autre et à tous les degrés de l’Être. Les Futûhât font écho: «Tu es à jamais voyageur, de même que tu ne peux t’établir nulle part» (8). Il faut toutefois nuancer ce point de vue par celui du chapitre 175 «sur la station de l’abandon du voyage». Pourquoi partir à Sa recherche, alors qu’Il est omniprésent? La perfection consiste non pas à chercher mais à être recherché, et le repos (sukûn) est soumission à la volonté divine. Mais, comme le montre Ibn ’Arabî dans ce même chapitre, le voyage et son abandon procèdent tous deux d’un aspect divin, l’un représenté par la descente de Dieu vers le ciel de ce monde; l’autre, par l’établissement sur le Trône. Ces deux aspects, le mouvement et le repos, se retrouvent dans le voyage du Prophète qui s’élève, transporté, ne se mouvant donc pas de son propre chef.

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Le livre entier dont est tiré l'extrait peut être lu en ligne sur ce lien: http://www.lyber-eclat.net/lyber/ibnarabi/voyage.html

1. Cet auteur surnommé al-Shaykh al-Akbar, «le plus grand des maîtres», né à Murcie en 560/1165 et mort à Damas en 838/1240, est maintenant bien connu. Claude Addas a écrit récemment sa biographie : Ibn ’Arabî ou la quête du Soufre Rouge, Paris, Gallimard, 1989.

2. Futûhât II 382, chaP. 190, «De la connaissance du voyageur» et I 628. Nous utilisons l’édition du Caire 1329 H., reprod. Beyrouth.

3. Cf. également Futûhât II 293, chaP. 174, « De la connaissance de la station du voyage et de ses secrets » (vers introductifs). La racine KHFY comporte une ambivalence encore plus remarquable, khaffâ signifiant à la fois cacher et manifester. Elle est curieusement signalée dans l’avant-dernier voyage de Moïse, celui de la peur, sans lien évident avec le contexte (§ 67).

4. Futûhât II 382, chaP. 189, «Du cheminant et du cheminement initiatique». Voir aussi les définitions de safar, musâfir et sâlik , ibid. II 134.

5. Cf. Coran 18 : 62 : « Lorsqu’ils l’eurent dépassé [le Confluent des deux mers], il [Moïse] dit à son serviteur : "Donne-nous notre déjeuner, nous avons éprouvé, du fait de notre voyage, une fatigue"», voir infra § 1 note 4.

6. Sâ’ihûn Coran 9 : 112 et sâ’ihât 66 : 5, termes généralement interprétés comme signifiant « jeûneurs », surtout pour le premier (cf. Tabarî, Jâmi’ al-bayân, éd. M. Shâkir, XIV 502 sqq). Cependant Tabarî commente également sâ’ihât par « accomplissant l’hégire » (muhâjirât); cf. oP. cit. éd. Bûlâq 1329, reprod. Beyrouth, 1972, XXVIIII 106. L’une et l’autre interprétation soulignent le sens intérieur et spirituel de la pérégrination. On peut remarquer la relation entre le jeûne et le voyage, associés dans le Coran (2 : 184-5). Voir à ce sujet le commentaire d’Ibn ’Arabî, Futûhât I 628 : de même que le jeûne n’appartient pas à l’homme mais à Dieu, le voyageur s’aperçoit que ses oeuvres ne lui appartiennent pas et que Dieu agit par lui. Voir aussi Futûhât I 655.

7. Cf. les versets cités en conclusion du chapitre 190 des Futûhât II 383: «De la connaissance du voyageur» sur le voyage terrestre et la vision céleste, donc intérieure : «Que ne vont-ils de par la terre afin de regarder...» (30 : 9, 35 : 44, 40 : 21) et «Que ne portent-ils leurs regards sur le royaume intérieur (malakût) des cieux et de la terre ! ». Quant à l’expression « le jour où ils seront renvoyés vers Lui » (24 : 64), elle marque l’accomplissement du voyage vers le Soi.

8. II 383.

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Extraits de : Ibn ‘Arabi, Kitâb al-isfâr ’an natâ’ij al-asfâr.
Traduction Denis Gril

Les voyages sont de trois sortes et il n'y en a pas quatre. Tels sont ceux que Dieu reconnaît: le voyage venant de Lui, le voyage vers Lui et le voyage en Lui. Ce dernier est le voyage de l'errance et de la perplexité. Celui qui voyage venant de Lui, son gain est ce qui s'est trouvé être1; tel est son gain, alors que celui qui voyage en Lui ne gagne que lui-même. Ces deux premiers voyages ont une fin à laquelle on parvient et on s'arrête, tandis que le troisième, celui de l'errance, est sans fin. (…)

Précisons que ces trois voyages, nul ne les accomplit sans s'exposer au danger, à moins d'être porté comme dans le Voyage Nocturne. Quiconque est emmené en voyage est assuré du salut; quiconque voyage par lui-même est en danger. (…)

Certains considèrent que le monde des corps, depuis l'instant où Dieu l'a créé, ne cesse dans sa totalité de descendre, dans le vide sans fin. En réalité nous ne cessons jamais d'être en voyage depuis l'instant de notre constitution originelle et celui de la constitution de nos principes physiques, jusqu'à l'infini. Quand t'apparaît une demeure, tu te dis: voici le terme; mais à partir d'elle s'ouvre une autre voie dont tu tires un viatique pour un nouveau départ. Dès que tu aperçois une demeure, tu te dis: voici mon terme. Mais à peine arrivé, tu ne tardes pas à sortir pour reprendre la route. (…)

Il y a trois sortes de voyageurs venant de Lui. L'un est rejeté, comme Iblîs – Dieu le maudisse – et tout associateur. L'autre n'est pas rejeté, mais son voyage est un voyage de honte comme celui des pécheurs car, ayant contrevenu à Sa Loi, ils ne peuvent se tenir dans la Présence de Dieu en raison de la pudeur qui s'empare d'eux. Quant au troisième, il accomplit un voyage de distinction et d'élection, tel celui des envoyés qui reviennent de chez Lui vers les créatures et celui des héritiers, qui reviennent de la contemplation vers le monde des âmes, en exerçant la royauté, la direction des affaires, la loi et la politique.

Les voyageurs vers Lui sont également au nombre de trois. L'un associe une autre divinité à Dieu, lui prête un corps, une ressemblance et une similitude avec les créatures et Lui a attribué ce qui est impossible, alors qu'Il dit de Lui-même: «Il n'y a rien qui soit comme Lui» (42: 11). Un tel voyageur ne Le verra jamais, rejeté qu'il est de la miséricorde. Un second professe la transcendance de Dieu à l'égard de tout ce qui ne Lui sied pas ou plutôt est impossible parmi les expressions équivoques de Son Livre, puis affirme en fin de compte: Dieu est plus savant au sujet de ce qu'Il dit dans Son Livre. Après quoi, mis à part l'associationnisme et l'anthropomorphisme, il ne cesse de commettre toutes sortes de transgressions. Celui-ci, quand il arrivera, rencontrera le reproche mais ni le voile ni un châtiment perpétuel. Les intercesseurs qui l'attendent à la porte le recevront et l'accueilleront le mieux qui soit, toutefois son manque de révérence lui sera reproché. Le troisième est impeccable ou préservé. L'intimité et la familiarité divines les mettront à l'aise. Ils n'éprouveront ni peur ni affliction, au contraire des autres hommes car ils ont dépassé l'une et l'autre. Celui qui a dépassé un état, ne saurait y retomber: «Ils ne sont pas affligés par la terreur suprême et les anges les accueillent ainsi: voici le jour qui vous a été promis» (21: 103). Telle est la bonne nouvelle qu'ils recevront dans l'au-delà. Voici pour les voyageurs vers Lui.

Les voyageurs en Lui se partagent en deux groupes. L'un a voyagé en Lui par le moyen de la réflexion et de l'intellect et s'est écarté de la voie inévitablement, car ceux qui voyagent ainsi n'ont, à ce qu'ils prétendent, d'autre guide que leur réflexion. Il s'agit des philosophes et de ceux qui empruntent leur démarche. L'autre groupe a été emmené en voyage en Lui. Ce sont les envoyés, les prophètes, les élus d'entre les saints comme ceux qui ont connu la Réalité parmi les maîtres soufis tels Sahl b. 'Abdallah (al-Tustarî), Abû Yazîd (al-Bistâmî), Farqad al-Sabakhî, Al-Junayd b. Muhammad, al-Hasan al-Basrî et tous ceux qui se sont rendus célèbres jusqu'à nos jours. »

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