mardi 7 juillet 2009

Qu’est-ce que la poésie?

Il n’y a jamais eu en aucun temps et en aucun pays autant de poètes dont les œuvres sont publiées, que dans notre pays, le Canada. Pourtant, il semble que les lecteurs de poésie d'ici ne sont pas plus nombreux qu'ailleurs. Cela tient sans doute à ce que beaucoup de gens croient que la poésie est un langage indéchiffrable, si on ne possède pas la clé cachée pour la comprendre.À mon sens la seule clé qui existe pour comprendre et aimer la poésie c’est: la poésie elle-même. Parce que, comme le dit Gaston Bachelard : «le poète est celui qui a le pouvoir de déclencher le réveil de l’émotion poétique dans l’âme du lecteur» . Le grand poète, Paul Eluard, affirmait lui : «que le poète est plus celui qui inspire que celui qui est inspiré». Donc la vraie poésie est la seule qui parvient à éveiller de l’intérêt chez le lecteur. La vraie poésie s’adresse directement, sans passer par l’intellect, au poète qui réside en chacun de nous. Car nous sommes tous poètes. Nous sommes tous capables de nous émerveiller, de ressentir une émotion poétique devant un paysage,- devant la beauté. Mais comme les images assez fortes pour réveiller notre instinct poétique ne se présentent pas constamment devant nous- le poète s’en charge.
Le poète a donc pour mission de multiplier en nous les moments d’émotions intenses que nous vivons quand nous prenons conscience de la beauté autour de nous. Il le fait par l’éclat de son langage et par l’abondance des images qu’il nous offre. Le poète s’efforce de réveiller le poète endormi en nous. Il nous empêche de perdre conscience de la beauté du monde. Ce qui est fort important. Car la beauté est l’art pur. Elle est ce qui nous console de vivre. Un petit proverbe persan exprime parfaitement cette importance de la beauté dans notre vie : «Si tu me donnes deux pains, j’en vendrai un pour acheter des jacinthes pour nourrir mon âme».

Poésie - langage du corps

La poésie est aussi un jeu du langage. Pour exprimer la beauté le poète utilise les mots, les sonorités, le rythme. Le poète joue avec les sons et par là, inconsciemment, reproduit un plaisir oublié de son corps : le jeu des sons. La poésie sourd du plus profond de l’enfance du poète. Du temps où, enfant, les sons et les rythmes étaient ses seuls jouets. En effet, le bébé dans son berceau découvre à un moment, que certains organes de son corps produisent un bruit. Il éprouve alors un plaisir très vif à reproduire ces sons qu’il rythme de plus en plus rapidement avec les mouvements de ses pieds et de ses mains. Il s’enivre, on dirait, des sonorités que sa bouche produit dans son apprentissage du langage. Ce plaisir se poursuit tout au long de l’enfance, quand l’enfant joue avec les mots, fabrique des comptines, les déplace comme des jouets pour construire des phrases qui le font rire et lui procurent des émotions. Comme l’enfant, le poète s’enivre lui aussi des sonorités des phrases et revit – inconsciemment - ce très ancien plaisir du corps et des jeux. La poésie est donc très sensuelle. Le poète, bien loin d’habiter les nuages, est l‘être qui vit le plus près de son corps. Le plus près de ses sens. Pour écrire le poète utilise davantage ses sens que son intellect. Il est, comme le dit Éluard : «un professeur des sens». Il nous apprend à ressentir. Il est facile de découvrir, en lisant les poètes, que constamment ils regardent, écoutent, sentent, touchent et goûtent. On dit même, que cette sensualité de la poésie explique le manque d’intérêt des occidentaux à son égard. Notre éducation nous portant à repousser les plaisirs du corps, le plaisir du jeu, le plaisir de vivre. Tandis que les peuples primitifs et les Orientaux sont naturellement ouverts, eux, à la poésie. Aussi, la poésie est-elle toujours la première littérature d’un peuple. Il y a toujours chez un peuple de grands poètes avant d’y avoir de grands romanciers.

Poésie - outil - mémoire du langage

Comme la peinture et les autres arts, la poésie a évolué au cours des siècles. Elle a d’abord servi de support à la mémoire des hommes. Une sorte de langage – outil pour les aider à retenir les textes précieux qu’ils désiraient conserver dans leur mémoire. En effet, la répétition des sons, la rime, le rythme de la poésie aident à graver dans l’esprit les mots. Il est plus facile de retenir un texte poétique, qu’un texte en prose. C’est pourquoi tous les textes sacrés de toutes les religions du monde ont un langage poétique. De même que les prières, les formules des rituels religieux, les chants de travail, les récits épique… et bien sûr les formules magiques dont il ne faut pas changer une seule syllabe si on veut que la magie agisse! Avant l’invention de l’écriture la poésie était le seul véhicule pour aider la mémoire des hommes à transmettre les connaissances essentielles d’une génération à l’autre. Et parce que ces textes précieux ont été transmis oralement, ils ne se sont pas momifiés dans un langage archaïque. Ils sont encore aujourd’hui très modernes. Le langage oral, contrairement au langage écrit, conserve la parole vivante. C’est pourquoi la poésie est souvent symbolisée par l’oiseau phénix qui renaît constamment de ses cendres.

Poésie - charme et séduction

Aussi bien pour exprimer la beauté que contient le monde, que pour imprégner la mémoire et lui faire porter jusqu’à nous les merveilleuses histoires du passé, la poésie a utilisé la séduction. Ce charme et cette séduction sont symbolisés par l’un des plus célèbres personnages dont elle nous a transmis l’histoire : Orphée. Orphée est considéré comme le premier poète du monde. Poète à la cithare qui charmait par ses paroles les hommes, les animaux, les plantes et même les pierres. Il charmait aussi bien sûr, les dieux! Sa femme, Eurydice, étant morte à la suite d’une morsure de serpent, Orphée descendit aux enfers pour convaincre les dieux de lui rendre son épouse bien aimée. Touchés, les dieux consentirent à la lui rendre. Mais ils exigèrent qu’Orphée n’adresse pas la parole à Eurydice, ni ne se retourne pour la regarder avant d’avoir atteint la surface de la terre. Orphée ne tint pas cette promesse et perdit Eurydice.
Orphée revit dans chaque poète et son histoire symbolise toute la poésie. Elle symbolise le pouvoir que donne la poésie sur la mort. La poésie et l’amour étant seuls capables de vaincre la mort. Mais cette victoire est sans cesse menacée par l’impatience du désir. De plus, comme Orphée, le poète transgresse les interdits. Il descend au fond du langage, au fond de lui-même, ose regarder dans l’abîme de son être, ou même parfois scruter l’invisible. Comme Orphée le poète essaie de vaincre la mort en l’affrontant avec ses paroles. Il essaie de la détruire ou d’au moins la rapetisser comme fait René Char :
Mort minuscule de l’été
Détèle-toi mort éclairante
À présent, je sais vivre
Comme Orphée, tous les poètes de tous les temps ont essayé de vaincre leur peur de la mort,- en la nommant.

Poésie – voyance

Le poète donc - bien loin de vivre dans les nuages - est plus près que personne de la réalité. Sa conscience des choses qui l’entourent est plus vive que chez la moyenne des autres hommes. Les grands poètes ont tous interrogé dans leurs œuvres la vie, et aussi la mort. Ce qui a conduit la plupart d’entre eux à parler de voyance. L’idée de - poète voyant - est présente tout au long du dix-neuvième siècle. Un poète allemand, Achim Von, a écrit : «le poète est celui qui a accès à un autre monde». Un autre a écrit que la poésie contient : «les souvenirs de ceux qui se réveillèrent en esprit des rêves qui les avaient amenés ici-bas». Gérard de Nerval écrit : «seul le poète peut franchir ce seuil qui sépare la vie réelle d’une autre vie». Victor Hugo, Beaudelaire, Mallarmé, tous ont exprimé une idée similaire jusqu’à ce que Rimbaud affirme lui, clairement : «Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant ».

Poésie et surréalisme

Cette idée de poète voyant et d’art anticipateur a conduit au surréalisme et à l’écriture automatique. Si l’art est anticipateur et le poète voyant, ce n’était donc pas l’esprit du poète qui s’exprimait à travers la poésie, mais plutôt son subconscient! Donc, si l’inspiration venait du subconscient, elle n’appartenait pas aux seuls poètes, mais à tout le monde. Puisque chacun de nous a accès à son subconscient. Cela conduisit à proclamer que la poésie pouvait être faite par tous. Il suffisait de prêter sa main à la voix du subconscient. Prendre un papier et une plume et écrire toutes les idées qui venaient à notre esprit sans les contrôler. Les poètes surréalistes croyaient pouvoir ainsi inventer un nouveau langage, changer le langage,- et par là changer le monde.
Les poètes surréalistes n’ont pas réussi à changer le monde. Mais ils ont libéré la poésie de ses formes fixes. Ils l’ont purifiée en lui permettant d’exprimer toutes les émotions sans les contraintes de la rime. Le mouvement surréaliste fut très important pour l’évolution de la poésie. Cependant les surréalistes réalisèrent assez vite les dangers d’abandonner totalement l’esprit à l’inconscient. Ils constatèrent que tout ce qui venait de l’inconscient n’était pas toujours génial, que l’inconscient avait une propension à la paresse et aux répétitions. La pratique de l’écriture automatique pouvait aussi conduire l’esprit aux hallucinations et à la folie. Si, par cette pratique, les grands poètes, qui possédaient déjà la maîtrise du langage poétique, pouvaient écrire de grands textes, ceux qui n’étaient pas déjà poètes ne parvenaient pas à écrire de la bonne poésie de cette façon. Réalisant que cette méthode d’écriture produisait le plus souvent une poésie artificielle, et dépourvue d’émotion, les poètes abandonnèrent ces pratiques pour revenir à l’écoute de l’inspiration véritable. C’est à dire quand l’esprit lucide contrôle l’apport du subconscient et l’intègre à sa pensée et à ses émotions.

Poésie moderne

Cependant, la poésie qu’on dit moderne (parce qu’elle est d’aujourd’hui, demain ce sera une autre) sort directement du surréalisme par ses images. La poésie moderne nous parle en images. «L’image, dit Pierre Reverdy, est une création pure de l’esprit». «L’image est avant la pensée» écrit » Bachelard. Elle vient de la conscience et le poète moderne écrit en étroite relation avec son être intérieur. Il relie ensemble plusieurs images de la réalité pour en faire jaillir une nouvelle qui séduit, plus par l’émotion qu’elle dégage que par le savoir. Dans la poésie moderne l’image est formée par le rapprochement de deux réalités éloignées l’une de l’autre, mais justes. Plus ces deux réalités sont à la fois éloignées et justes, plus l’image contient de puissance poétique. Le poète bouscule aussi la syntaxe et la logique pour enfermer l’émotion et l’empêcher de se dissoudre dans la monotonie d’une phrase ordinaire. Il nous rend l’image de notre premier regard. Les images des choses comme nous les voyons la première fois, avant qu’elles ne soient affadies par l’habitude de les regarder. Notre regard ignorant. Par exemple Valéry écrit «soleil cou coupé» Il n’explique pas que le soleil ressemble à une tête au cou coupé. Il dit l’image exacte. Il n’est pas nécessaire d’en comprendre le sens pour en subir l’émotion. Le poète peint avec les mots les images exactes de la réalité. Il utile le plus haut pouvoir du langage : montrer.
Pour apprécier la poésie moderne il ne faut pas utiliser son savoir. Mais demeurer dans la minute de l’image, comme le dit Bachelard. Se laisser envahir par les images, les laisser soulever en nous des émotions, sans chercher à les nommer. Ces émotions dépassent les mots, résonnent au tréfonds de notre être, là où le poète en chacun de nous attend qu’on le réveille.

La poésie et le rêve

La poésie et le rêve utilisent pour construire leurs images l’énergie libre de l’inconscient. Il devient plus facile de comprendre la poésie moderne si on l’aborde comme on aborde ses rêves. Si absurdes que nos rêves puissent nous apparaître parfois, jamais nous leur refusons une secrète signification. La poésie et les rêves sont produits par un processus de l’inconscient qui fond ensemble plusieurs pensées dans la même image. Une image qui a plusieurs sens contient plus d’émotion.
Dans le rêve comme dans la poésie, les images se détachent l’une de l’autre, reliées à une première - plus forte- par toute une chaîne d’associations. Quand nous repassons le matin les images de nos rêves de la nuit, nous éprouvons un vif intérêt à essayer de démêler ces chaînes d’association d’idées. Car les rêves prennent racines dans nos corps de rêveur. Nous construisons nos rêves avec le contenu de notre mémoire consciente et inconsciente. Nous y retrouvons ce que nous avons vécu la veille, ou il y a longtemps. Tout cela emmêlés. Mais aussi quelque fois des images prémonitoires. Et aussi, selon Freud, certains de nos instincts refoulés. La poésie, comme le rêve, donne elle aussi la parole aux voix oubliées en nous. Celles qu’essaie de faire taire notre éducation. Elle construit ses images à partir de la mémoire du poète. leurs racines sont profondément enfouies dans son corps et dans sa vie, comme le rêve dans le corps du dormeur. Sauf que, alors que le dormeur est coupé de la réalité, le poète demeure lui, en contact étroit avec le réel. Il est plutôt dans un état de rêverie, comme dit Bachelard. Et c’est cette différence de contact avec la réalité qui donne de la poésie,- et non un rêve.

La poésie est pour tous

Donc, une bonne façon de comprendre la poésie est de la considérer comme un grand rêve du réel. Le poète est un rêveur éveillé qui parvient à nous donner une vision exacte du monde et des images qui s’y trouvent. Car notre éducation et notre usure de vivre finissent par nous voiler la réalité. À force de les regarder nous ne voyons plus les choses telles qu’elles sont, nous les voyons telles que nous pensons qu’elles sont. Le poète nous rend notre regard d’enfant. Notre regard premier. L’homme a inventé le langage pour décrire avec des mots les images de ce qu’il voyait. Le poète fait l’opération inverse : il utilise les mots pour repeindre les images exactes. La poésie, comme le dit Octavio Paz, c’est : «les paroles éparses du réel» La vraie poésie doit donc être capable de frayer son chemin toute seule jusqu’à notre cœur pour y empêcher nos émotions de se dessécher, en ravivant en nous les images de la beauté du monde. "La poésie est un échange entre tous, à un niveau de conscience où les phrases deviennent porteuses d’une signification, à la fois plus lourde et plus légère que les mots eux-mêmes, et que l’esprit saisit d’emblée,- sans traduire. "

Paule Doyon - juillet 1999

Bibliographie :

La poésie de Jean-François Joubert, édition Armand Collin
La poésie de la rêverie de Gaston Bachelard, Presse universitaire de France

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