jeudi 15 octobre 2009

IBN ARABI: La prière du prince


" Je n'ai eu de cesse, dès que je fus en âge de porter des ceinturons, de chevaucher des coursiers, de fréquenter les nobles, d'examiner les lames des sabres, de parader dans les campements militaires. " Personne, parmi ses proches n'eût sans doute pu prévoir que ce jeune garçon qu'attirait le clinquant des armures allait bientôt se vouer aux dures ascèses des renonçants. Tout destinait le jeune Ibn Arabî à une carrière militaire. L'Esprit qui souffle où il veut en avait décidé autrement.
La famille d'Ibn Arabî appartient à l'une des plus vieilles souches arabes de l'Espagne musulmane. Ses ancêtres, des Arabes originaires du Yémen, émigrèrent très tôt vers la péninsule Ibérique; vraisemblablement lors de la " seconde vague " de la conquête, celle qui, en 712 amena plusieurs milliers de cavaliers yéménites en Andalousie. Du moins sont-ils recensés parmi les " grandes familles " arabes qui occupent le sol andalou sous le règne du premier émir omeyyade (756-788). C'est dire qu'ils appartiennent à la khâssa, la classe dominante qui détient les hautes fonctions dans l'administration et dans l'armée.
Fier de son origine arabe, Ibn Arabî aime à rappeler dans nombre de ses poèmes qu'il descend de l'illustre Hâtim al-Tâ'î, poète de l'Arabie anté-islamique dont les vertus chevaleresques devinrent littéralement proverbiales. Il fait allusion d'autre part, à diverses reprises, à la position importante de son père, qui, précise-t-il, " comptait parmi les compagnons du sultan " - expression qui a donné lieu à de nombreuses conjectures et dont certains biographes tardifs ont tiré la conclusion qu'il ne fut pas moins que ministre. Un document édité il y a quelques années permet maintenant d'être beaucoup plus précis. Selon son auteur, Ibn Sha'âr (m. 1256), qui a rencontré le Shaykh al-akbar à Alep le 27 octobre 1237 et l'a interrogé sur sa jeunesse, Ibn Arabî " était d'une famille de militaires au service de ceux qui gouvernent le pays ". Évasive, cette formulation nous rappelle que la carrière du père d'lbn Arabî s'inscrit dans le cadre des fluctuations politiques qui ont accompagné l'effondrement du régime almoravide en Andalus.
Berbères venus du Sahara occidental, les Almoravides avaient débarqué dans la Péninsule à la demande des souverains des Taifas : ces États autonomes avaient vu le jour à la faveur de la chute du califat de Cordoue et s'inquiétaient de la progression continue des chrétiens, qui avaient pris Tolède en mai 1085. L'écrasante défaite qu'ils infligent aux Castillans moins d'un an plus tard à Zallâqa permet aux Almoravides de se présenter comme les défenseurs de l'islam andalou. Petit à petit, ils annexent les Taifas pour donner finalement naissance au premier État andalou-maghrébin, lequel marque une ère nouvelle dans l'histoire de l'Espagne musulmane. Dorénavant, son destin politique, religieux, culturel, est étroitement lié à celui du Maghreb. A une mosaique d'ethnies, de langues et de confessions se substitue peu à peu une société plus homogène, largement arabisée et islamisée, mais aussi plus repliée sur elle-même. L'inquiétude qu'ont fait naître les succès de la Reconquista favorise l'intolérance à l'égard des juifs et des chrétiens, qui émigrent massivement vers le Nord. Mais cette intolérance résulte aussi de la rigidité dogmatique des juristes mâlikites, dont l'ascendant sur les souverains almoravides est considérable. Le puritanisme des Almoravides, l'importance qu'ils donnent à la jurisprudence au détriment de l'étude du Coran et de la sunna, la " coutume du Prophète ", engendrent une casuistique sclérosante, qui étouffe les nouvelles aspirations religieuses dont témoigne notamment le développement du soufisme. Il est significatif à cet égard que les deux principaux soulèvements qui vont déstabiliser le régime se présentent comme des mouvements de réforme religieuse.
Après un séjour en Orient, où il a pris connaissance des ouvrages de Ghazâlî, Ibn Toumert, un Berbère du Sous revient prêcher au Maghreb un islam plus sobre, centré sur le tawhîd, I'affirmation de l'Unicité divine - d'où le nom de muwahhidûn, Almohades, donné à ses partisans. Fustigeant les dirigeants almoravides, qu'il accuse d'être des anthropomorphistes et des infidèles, il se proclame le Mahdî - celui qui doit assister Jésus à la fin des temps pour restaurer la paix et la justice - et prend les armes. A sa mort, en 1130, Abd al-Mu'min, l'un de ses plus anciens disciples, s'impose comme son successeur et poursuit la lutte. Elle s'avère longue et ponctuée de défaites ; cependant, la prise de Marrakech en 1147 met un terme à la souveraineté almoravide au Maghreb.
L'annexion de l'Andalus, I'Espagne musulmane, où les Almoravides sont en proie à de graves difficultés internes et externes, sera plus rapide. L'autodafé des oeuvres de Ghazâlî décrété par les autorités a suscité des remous dans la population, en particulier dans les milieux soufis. Ce mécontentement, qu'accentuent les échecs militaires (les Almoravides ont perdu Saragosse en 1118), favorise l'expansion de la révolte des murîdûn, une espèce de congrégation qui s'est regroupée dans l'Algarve autour d'Ibn Qasî, lequel prétend également être l'Imâm, le Guide spirituel et politique de la communauté. Séduit par la propagande des Almohades, dont il espére le soutien, Ibn Qasî persuade Abd al-Mu'min d'envoyer des troupes dans la Péninsule. Les premières débarquent en 1146 et, un an plus tard, Séville et sa région sont sous obédience almohade. Mais la conquête est loin d'être achevée: Grenade reste sous la juridiction des Almoravides; Almeria est occupée par les Castillans, tandis qu'un émirat indépendant voit le jour dans le Levant sous l'égide d'Ibn Mardanish, un chef militaire qui installe son état-major à Murcie.
C'est dans cette ville, où son père exerce des charges militaires au service d'Ibn Mardanish, qu'Ibn Arabî vient au monde le 27 juillet 1165 (17 ramadân 560) ou, selon d'autres sources, le 6 août (27 ramadân). Moins de trois mois plus tard, Murcie est assiégée par les Almohades. Ces derniers devront pourtant attendre jusqu'en mars 1172 pour s'emparer de la cité. Ibn Mardanish ne survit pas à la défaite ; accompagnés d'une délégation comprenant les hauts dignitaires de l'armée, ses fils se rendent à Séville et prêtent allégeance au calife Abû Ya'qûb Yûsuf. Le souverain almohade, qui a succédé à son père en 1163, s'empresse de reprendre à son service les généraux d'Ibn Mardanish, dont il ne connaît que trop bien les compétences.
Le père d'Ibn Arabî est vraisemblablement du nombre ; c'est à cette époque, en tous les cas, qu'il émigre à Séville pour y poursuivre sa carrière au service des Almohades. Plus rien dès lors ne vient troubler l'enfance heureuse et insouciante d'Ibn Arabî. Le jeune garçon aime à chasser et, nous l'avons vu, jouer au soldat. Son destin semble tout tracé : à l'instar de son père, dont il est l'unique fils, il entrera dans l'armée.
Une foudroyante métamorphoseRien, donc, ne laissait présager a priori que la vie de cet adolescent promis à une carrière militaire allait basculer du jour au lendemain. Saura-t-on jamais ce qui se produisit et à quelle date exactement ? Aucun texte connu d'Ibn Arabî ne permet à ce jour d'apporter une réponse claire et précise. Le célèbre texte où il décrit son entrevue à Cordoue avec le philosophe Averroès nous fournit, à tout le moins, un repére chronologique: Ibn Arabî s'y dépeint comme un jeune garçon complètement imberbe mais doté, déjà, de connaissances illuminatives qu'il a récemment obtenues au cours d'une retraite.
On peut déduire de ce récit qu'au moment de cet épisode il est approximativement âgé d'une quinzaine d'années. La suite du témoignage d'Ibn Sha'âr nous livre par ailleurs une information précise et détaillée quant aux circonstances de cette brusque et précoce metanoia: " La raison, lui raconte Ibn Arabî, qui m'a conduit à quitter l'armée d'une part et à entrer dans la Voie d'autre part, est la suivante: j'étais sorti un jour, à Cordoue, en compagnie du prince Abû Bakr [b.] Yûsuf b. Abd al-Mu'min. Nous nous rendîmes à la grande mosquée et je l'observais tandis qu'il s'inclinait et se prosternait dans la prière avec humilité et componction. Je me fis alors la remarque suivante: si un tel personnage, qui n'est pas moins que le souverain de ce pays, se montre soumis, humble et se comporte de la sorte avec Dieu, c'est que le bas monde n'est rien ! Je le quittai le jour même - jamais je ne le revis - et m'engageai dans la Voie. "
Mais ce document soulève presque autant de questions qu'il en résout. Ibn Sha'âr situe cet épisode en 1184, date à laquelle Ibn Arabî a dix-neuf ans. Or le portrait qu'Ibn Arabî brosse de lui-même dans le récit de sa rencontre avec Averroès, postérieure à son engagement spirituel, infirme une telle hypothèse. En outre, de quel prince s'agit-il ? Le calife Yûsuf a régné entre 1163 et 1184, mais il n'a pu se trouver à Cordoue à cette époque puisqu'il quitte l'Andalousie en 1176 pour le Maroc, où il demeure jusqu'en 1184. En mai de cette année-là, il franchit le Détroit et se rend directement à Séville pour passer ses troupes en revue. Peu après, le 7 juin, le calife quitte la capitale pour une expédition contre le Portugal dont il ne reviendra pas vivant. Au demeurant, son " patronyme " est Abû Ya'qûb (et non Abû Bakr), ce qu'Ibn Arabî n'ignore certainement pas. Il est vraisemblable dans ces conditions que le prince dont l'humilité dans la prière a proprement bouleversé Ibn Arabî est l'un des fils du calife, Abû Bakr, qui fut l'un de ses généraux.
En tout état de cause, une certitude demeure: l'incident survenu dans la mosquée de Cordoue constitue le point de rupture dans le cours, jusque-là paisible, de l'existence du jeune Ibn Arabî. Le petit grain de sable qui vient de percuter son destin déclenche une prise de conscience aussi brutale qu'irréversible. Sa décision est prise: il choisit Dieu. L'adolescent quitte tout, l'armée, ses compagnons, ses biens. Il se retire du monde - dans une caverne située au milieu d'un cimetière, selon l'un de ses biographes pour un face-à-face avec l'Éternel dont, d'une certaine façon, il ne reviendra jamais : " Je me suis mis en retraite avant l'aurore et je reçus l'illumination avant que le soleil ne se lève [...]. Je demeurai en ce lieu quatorze mois et j'obtins ainsi les secrets sur lesquels j'écrivis ensuite; mon ouverture spirituelle, à ce moment, fut un arrachement extatique. "
Une prodigieuse métamorphose, au sens le plus fort de ce mot, s'est donc opérée chez le jeune garçon, qui, au sortir de cette réclusion, n'a de commun que le nom avec l'adolescent qui caracolait dans les garnisons militaires. Cette rupture radicale entre ce qu'il était jusque-là et ce qu'il sera dorénavant, Ibn Arabî en rend bien compte lorsque, pour évoquer sa vie d'" avant ", il l'appelle " ma jâhiliyya ", terme qui désigne l'état de paganisme - littéralement, d'" ignorance " - dans lequel vivaient les Arabes avant la révélation muhammadienne qui inaugurait une ère nouvelle de leur destinée.

L'enfant et le philosophe
Je me rendis un jour, à Cordoue, chez le cadi Abû l-Walîd Ibn Rushd [Averroès]; ayant entendu parler de l'illumination que Dieu m'avait octroyée, il s'était montré surpris et avait émis le souhait de me rencontrer. Mon père, qui était l'un de ses amis, me dépêcha chez lui sous un prétexte quelconque. A cette époque j'étais un jeune garçon sans duvet sur le visage et sans même de moustache. Lorsque je fus introduit, il [Averroès] se leva de sa place, manifesta son affection et sa considération, et m'embrassa. Puis il me dit: " Oui. " A mon tour, je dis: " Oui. " Sa joie s'accrut en voyant que je l'avais compris. Cependant, lorsque je réalisai ce qui avait motivé sa joie, j'ajoutai: " Non. " Il se contracta, perdit ses couleurs, et fus pris d'un doute: " Qu'avez-vous donc trouvé par le dévoilement et l'inspiration divine ? Est-ce identique à ce que nous donne la réflexion spéculative ? " Je répondis: " Oui et non; entre le oui et le non, les esprits prennent leur envol, et les nuques se détachent ! " (Ibn Arabî, Futuhât, I, p. 153-154.)

Ma parole atteindrait l’Orient et l’Occident
La raison qui m’a conduit à proférer de la poésie (shi’r) est que j’ai vu en songe un ange qui m’apportait un morceau de lumière blanche ; on eût dit qu’il provenait du soleil.
-« Qu’est-ce que cela », demandai-je.
-« C’est la sourate al-sh'u’ara’ (Les Poètes) » me fut-il répondu. Je l ‘avalai et je sentis un cheveu (sha’ra) qui remontait de ma poitrine à ma gorge, puis à ma bouche. C’était un animal avec une tête, une langue, des yeux et des lèvres. Il s’étendit jusqu’à ce que sa tête atteigne les deux horizons, celui d’Orient et celui d’Occident. Puis il se contracta et revint dans ma poitrine ; je sus alors que ma parole atteindrait l’Orient et l’Occident. Quand je revins à moi, je déclamai des vers qui ne procédaient d’aucune réflexion ni d’aucune intellection. Depuis lors cette inspiration n’a jamais cessé.
Ibn ‘Arabi, Diwan al Ma’arif
Extraits de Ibn Arabî et le voyage sans retour de Claude Addas. Paris, Seuil, 1996.

Aucun commentaire: