vendredi 14 septembre 2012

Le Carpe diem andalou: 1ère partie

Dans cette première partie du Livre " La Magie du chant et l'éternité de l'instant", Saadane Benbabaali revient sur les origines de la notion de "Carpe diem" chez les penseurs grecs et latins. Il commence aussi à montrer les liens entre cette notion et l'art de vivre andalou qui sera développé ultérieurement.

En guise d'ouverture



Abreuve à coups redoublés ton coeur,
Car maint malade s’est ainsi guéri,
Et jette-toi sur la vie comme sur une proie,
Car sa durée est éphémère.
Al-Mu’tamid Ibn 'Abbâd, roi de Séville (m. en 1091)
Tombeau d'Al-Mu'tamid Ibn Abbad, à Aghmat, près de Marrakech (Maroc)

 
« Ne tracasse point ton esprit avec les histoires du passé
ni par ce qui doit advenir demain avant l'heure
saisis-toi du butin de plaisirs que t'offre le présent
Il n'est pas dans la nature des nuits d'inspirer la confiance »
Omar Khayyam (m. 1131), Quatrains


Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain :
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.”
Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, 1587


 
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Prologue




“ J’espère que votre livre apportera un beau message à l’humanité qui a tendance à vivre souvent soit dans le passé soit dans le futur, mais si peu dans le présent. “ C’est par ces mots que, lors d’une visite à la Chapelle Sainte-Croix à Forbach, soeur Marie-Angélique m’a parlé de ce livre qu’elle savait en cours d’écriture. Ces paroles m’ont à la fois encouragé à poursuivre mon projet et à lui donner le meilleur de moi-même tout en me faisant ressentir tout le poids de ma responsabilité. Chaque mot devra être donc pesé pour que cet ouvrage puisse contribuer, de la manière la plus juste, à délivrer un message d’amour et de lumière. Placé sous la grâce et la bénédiction de cette soeur dont le visage rayonne de compassion pour tous ceux qui souffrent, ce livre est destiné fraternellement à mes lecteurs habituels, amoureux de musique et de poésie, donc d’harmonie et de partage.

Écrire un livre sur l’art de vivre andalou et sa philosophie particulière du carpe diem impose à son auteur de faire l’expérience consciente de ce dont il veut parler. Les grands livres sont toujours les livres issus de l’expérience personnelle, ceux qui expriment le vécu d’une personnalité singulière. Cependant, ma singularité n’est aucunement en rupture avec ce qui m’entoure, me précède et continuera après mon existence. Aussi unique soit-elle, l’expérience de chacun se nourrit d’un socle commun et de racines collectives partagées depuis l’aube de l’humanité. C’est ce qui nous rend solidaires malgré nos différences.

Nos frères “andalous” et maghrébins qui ont  exprimé dans leurs poèmes un art de vivre exhortant au carpe diem ont redit à leur manière ce que les Grecs, les Persans, les Mésopotamiens et les Égyptiens de l’époque antique avaient déjà exprimé chacun de façon originale selon leur propre culture. Tous avaient senti le besoin d’appeler à cueillir, sans nostalgie du passé ni crainte du futur, le fruit que chaque instant présent offre aux hommes. Tous ont compris comme Omar Khayyam que:
« Demain appartient à l'inconnu mais aujourd'hui est mien
Combien sont déçus ceux qui espèrent dans les lendemains
Je ne suis point dupe au point de voir
sous mes yeux, s'étaler la beauté de la vie et de ne point la cueillir. »[1]





Carpe Diem: origines d’un art de vivre




L’expression “Carpe diem” provient d’une ode[2] du poète latin Horace[3] où se trouvent ces vers contenant la formule devenue célèbre:
“Dum loquimur, fugerit inuida
Aetas : carpe diem, quam minimum credula postero.”[4]
Les deux mots qui forment cette formule, au succès inégalé dans la production poétique en Occident, constituent une association dynamique et inattendue du verbe carpere et du nom diem. Le premier terme est habituellement utilisé pour exprime le geste de celui qui cueille les fruits afin de les savourer et le second terme désigne “le jour” sans autre connotation particulière. Mais c’est le voisinage des deux mots qui crée chez le lecteur une image vivante: celle de voir dans chaque jour un fruit savoureux qu’il doit cueillir afin de le déguster.


Le passage qui contient cette fameuse invitation à jouir de l’instant présent est dédié à une jeune fille au nom évocateur: Leuconoë (littéralement: “blanche pensée”) qui pourrait signifier autant esprit “brillant” qu’esprit “naïf”. À celle qui voudrait vivre longtemps et serait tentée de vouloir connaître son avenir, le sage Horace recommande de ne pas se préoccuper du lendemain qui est du domaine des Dieux et de l’inconnu. La seule possibilité qui est offerte aux humains consistant à profiter du temps présent qui ne dure guère, parce qu’il est irrémédiablement voué à disparaître. Face à l’angoisse de sa mort, l’homme n’a d’autre alternative que celle qui consiste à être attentif à chaque instant qui s’offre à lui et de savoir en apprécier la saveur comme ce serait le cas pour un fruit de son jardin.

Carpe Diem! Cette formule est  donc avant tout une belle métaphore qui assimile le jour à une fleur devant être cueillie par tout être vivant dans l’instant même où elle est éclose ou à un fruit devant être savouré dès qu’il arrive à maturité. Comme le fait remarquer Elsa Marpeau, “l’image rappelle donc que la vie, comme la rose, fane si rapidement qu’il faut en jouir quand il en est temps.”[5] Ne pas laisser passer le moment présent sans profiter de tout ce qu’il apporte, savoir vivre pleinement chaque instant, voilà une attitude qui a été recommandée à tous les disciples des différentes voies de la sagesse depuis la plus haute Antiquité. Sénèque, comme nous le verons plus loin, affirme dans La Brièveté de la vie  que « le plus grand gaspillage de la vie, c’est l’ajournement : car il nous fait refuser les jours qui s’offrent maintenant et nous dérobe le présent en nous promettant l’avenir. »[6]
 


 Photo: Blaise Pascal (1623-1662)

Longtemps après le philosophe latin, Pascal fustigera l’homme, « prisonnier » du passé et de l’avenir, qui ne sait pas profiter de l’instant présent, soit parce qu’il se lamente et se consume dans des regrets stériles, soit parce qu’il nourrit son âme d’anxiété en anticipant sur l’avenir.
« Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé, pour l'arrêter comme trop prompt : si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient : et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste(…)Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre lumière pour disposer de l'avenir. (…) Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais ».[7]
Benbabaali Saadane
À suivre...

[1] Omar Khayyam, Quatrains (trad. B.S)

[2] Horace, Odes, I, 11, 8 « À Leuconoé ». Cf. Odes, Epodes Chant séculaire : Edition bilingue français-latin, éd. De la Différence, 2006, trad. Jean Mayer.
[3] Son nom latin est latin Quintus Horatius Flaccus. C’est un poète romain né à Vénose dans le sud de l'actuelle Italie, le 8 décembre -65 et mort à Tibur le 27 novembre -8.
[4] Voici littéralement la traduction de ces vers célèbres :
Tandis que nous parlons,
le temps jaloux aura fui.
Cueille le jour présent (jouis-en),
croyant le moins possible
à celui du lendemain.
[5] Elsa Marpeau, Carpe diem, l’art du bonheur selon les poètes de la Renaissance, Librio., 2009
[6] (p. 112).
[7] Pascal, Pensées, p.



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