samedi 30 mars 2013

La Plume, la Voix et le Plectre, 5e partie





La nawba : d’al-Andalus au Maghreb


Après sa création, la nawba a connu une évolution qui a duré près de sept siècles. De manière individuelle ou collective, les générations de musiciens lui ont apporté autant d’ajustements que d’innovations. Nous manquons de documents écrits permettant de connaître avec précision les divers apports qui ont enrichi sans le dénaturer le système musical dont Ziryâb avait conçu l’architecture et surtout l’esprit. Mais il est plus que probable que la diffusion de cet art hors de la capitale andalouse qui l’a vu naître a constitué le point de départ d’une évolution qui dure jusqu’à nos jours. Stable en ses grandes lignes, la nawba s’est adaptée au génie propre et au style de chaque région d’accueil. Les maîtres « dépositaires » de l’héritage Ziryâbien ont apporté des nuances et des touches personnelles qui ont permis à chaque nouvelle école d’affirmer son « originalité ».

Par la suite le mouvement de migration s’est étalé sur une longue période à partir des différentes villes d’al-Andalus au fur et à mesure qu’elles tombaient entre les mains des « Chrétiens ». L’installation des émigrés andalous dans les différentes régions du Maghreb a dû certainement nuire à l’unité et l’homogénéité de l’héritage andalou. Mais si, d’un côté, la musique arabo-andalouse perdit son cachet d’origine, de l’autre, elle acquit un style propre à chacune des villes maghrébines d’adoption. C’est ce qui a donné, après de longs siècles, aux écoles musicales pratiquant la ‘âla, le gharnati et la san‘a ou le malouf un cachet reconnaissable entre mille par les amateurs de cette musique.
 
Ce ne fut pas le cas des cinq derniers siècles où aucune création véritable n’eut lieu. Cette période fut celle de la conservation du patrimoine malgré les déperditions occasionnées par l’oubli et la confusion entre les modes. Des mélodies vont totalement disparaître par manque d’interprétation, d’autres vont être assimilées à des san‘ât voisines. C’est ce qui expliquerait la perte de plus de la moitié des nawbât du système de Ziryâb et de ses successeurs andalous.
D’abord longtemps cantonnée dans les limites étroites des cercles de mélomanes appartenant aux milieux les plus aisés ou aristocratiques, la musique andalouse a connu très certainement des périodes de stagnation. Les musiciens, gardiens fidèles du précieux legs qui leur a été confié par les générations précédentes, se sont évertués à le protéger de toute forme d’innovation. Mais cette attitude exclusive a permis aux musiciens qui se sont succédés depuis le 16e siècle de sauver de l’oubli un répertoire musical inestimable.

Aujourd’hui, grâce aux moyens modernes d’enregistrement et de diffusion, cette musique est sortie définitivement du cadre étroit dans lequel elle était enfermée. Tous les amoureux de cet art peuvent désormais y avoir accès. D’autant plus que, depuis la fin des années soixante, l’organisation de festivals de musique andalouse a redonné un nouvel élan à un art désormais pratiqué dès le plus jeune âge. En effet, le travail accompli depuis les années trente du siècle dernier par les Associations musicales et les divers instituts à donné pleinement ses fruits. De nombreuses   formations -   de  compétences, il est vrai, très inégales - livrèrent à un public, de plus en plus large, une grande part du patrimoine musical hérité de l’école “ Ziryâbienne “. Enregistrés et diffusés par la Radio et la Télévision, les concerts, donnés lors de ces rencontres, permirent un véritable sauvetage d’un patrimoine universel unique.
À l’heure actuelle, l’essentiel de cette action de sauvegarde a été réalisée même si toutes les pièces connues par certains maîtres, comme le cheikh Ahmed Serri par exemple, n’ont  pas  été  diffusées alors qu’elles ont déjà été enregistrées[1]. Cette part du patrimoine est un trésor inestimable qui risquerait se perdre si une main généreuse ne le sortait pas du tiroir où il dort.


Le système des nawbât

Dans le système de Ziryâb, chaque nawba repose sur un mode particulier appelé tab‘ et s’organise en un ensemble élaboré. Des pièces instrumentales et vocales s’y alternent, selon un ordre très précis, comme nous allons l’expliquer plus loin. Nous n’avons pas les moyens de savoir avec certitude ce que fut la structure originelle de la nawba  andalouse. Mais il est très probable qu’elle était, dans ses fondements, assez proche de ce qui nous en est parvenu malgré les siècles qui nous séparent de l’époque de la naissance du système musical de Ziryâb.

Combinaison de trois traditions - arabe orientale, berbère et ibérique -, le système de Ziryâb fut développé par ses disciples et successeurs puis enrichi par les générations de musiciens   et chanteurs des cours princières de Cordoue, Séville, Valence ou Grenade, etc... D’autre part, les relations qui se tissèrent entre l’Espagne et le Maghreb, notamment à partir du règne almoravide, à la fin du 11e  siècle, permirent à la musique de Ziryâb de franchir le Détroit  de Gibraltar. Nombreux furent en effet les musiciens qui, à l’instar des poètes ou des philosophes, allèrent offrir leurs services aux puissantes et riches familles maghrébines.

Ensuite, avec la chute progressive des principautés musulmanes, sous les coups de boutoir de la coalition des armées chrétiennes, des vagues importantes d’émigrants andalous allèrent s’installer dans les principales villes du Maghreb[2]. Ils y établirent des foyers de civilisation où vont survivre et se développer, parmi d’autres éléments culturels, les traditions musicales andalouses. C’est  ainsi que Fès, Marrakech, Tlemcen, Béjaîa ou Tunis bénéficièrent  de l’apport musical des réfugiés andalous.
 
Simultanément, entre la fin du 13e siècle et la reconquête définitive de la Péninsule par les Chrétiens en 1492, la nawba connut un ultime développement en Espagne grâce aux nombreux artisans anonymes qui mirent la dernière main à la géniale invention de Ziryâb. Ceci permit son parachèvement en tant que vaste construction cohérente. Ce dernier cadeau échut d’abord à Tétouan et Fès qui recueilleront, à la fin du 15e siècle, l’héritage musical andalou dans sa dernière mouture.
           
La nawba arabo-andalouse est une suite de pièces instrumentales et vocales chantées sur des mélodies appartenant à des modes caractéristiques. Elles sont exécutées sur des rythmes d’allures différentes se succédant avec une  accélération progressive du tempo. Quand la nawba est complète, elle se déploie entre une ouverture instrumentale non rythmée, la m’shâliya, et un mouvement cadencé d’une joyeuse vivacité, le khs, où, voix et instruments s’emballent dans un rythme invitant à la danse. Les parties vocales sont au nombre de cinq et portent les noms suivants : m’saddar, b’taihi, darj, insirâf et khs. Chacune de ces sections comporte au moins une chanson[3] dans un « mode rythmique » spécifique où interviennent la mesure, le rythme et le tempo. Les trois premières sections se jouent sur un rythme binaire et tranquille et les deux autres sur des rythmes ternaires avec un tempo de plus en plus accéléré.

La règle fondamentale de la nawba est que les cinq sections (fusûl pl. fasl) soient interprétées dans le même mode (ou tab’). C’est la raison pour laquelle on donne communément à la nawba le nom de son mode. Il existe aujourd’hui dans les écoles algériennes douze nawbât complètes portant les noms des douze modes connus : dîl, m’djanba, h’sîn, raml al-mâya, raml, ghrîb, zîdân, rasd, mazmoum, sîka, rasd ad-dîl et mâya. Certaines nawbât bâties sur des modes typiques sont facilement reconnaissables, d’autres par contre se ressemblent beaucoup entre elles car les différences qui caractérisaient leurs modes se sont progressivement effacées. C’est la proximité modale de certaines nawbât qui, à notre avis, a entraîné par un « phénomène d’assimilation » la mystérieuse « disparition » ou « perte » de certaines nawbât originelles du système de Ziryâb. Dès qu’une génération de musiciens n’arrive plus à discerner à quel mode appartient telle ou telle pièce, elle l’interprète de moins en moins jusqu’à l’oubli total ou alors elle l’insère dans un mode proche de celui qui était le sien à l’origine.

Enfin que penser du chiffre mythique de vingt quatre nawbât construites sur vingt quatre modes conçus chacun pour une heure du jour ou de la nuit ? Cette affirmation ne repose, à notre connaissance, sur aucun fondement sérieux. Elle  est surtout révélatrice d’une division stricte et froide du temps, propre à une mentalité moderne, qui n’a plus rien à voir avec  la conception médiévale qui prévalait en Espagne musulmane. Les Andalous vivaient alors, très certainement, en plus grande symbiose avec le rythme de la nature, comme l’atteste le contenu de leurs oeuvres tant scientifiques que poétiques. On n’attribuait pas,  à l’époque, la même valeur à une heure d’été et une heure d’hiver même si elles  appartiennent au même moment de la journée.

S’il existe effectivement dans les poèmes chantés des indications de temps tels que le lever du jour, la fin de l’après-midi, le crépuscule ou le milieu de la nuit, on ne trouve pas trace d’une division plus poussée ni plus précise des moments de la journée permettant un classement heure par heure de chacune des prétendues vingt quatre nawbât. Un seul exemple de l’absence de fondement  de cette  thèse : la  nawba al-maya  se joue au moment du coucher du soleil au Maroc alors qu’en Algérie, la nawba du même nom, proche par son mode de la nawba marocaine, se joue au lever du soleil.

Le plus probable est que l’ordre temporel attribué aux différentes nawbât, par rapport aux moments de la journée, a été dicté par les références à tel ou tel moment de la journée contenu dans les muwashshahât chantées. Par la suite, chaque fois qu’un nouveau texte était introduit dans le répertoire des nawbât préexistant, il était classé dans la nawba qui regroupait les textes correspondants au moment en question et où le poète avait situé l’action.




[1] Il existerait, à notre connaissance, près de cinquante heures d’enregistrement de pièces appartenant tant à la nawba qu’au hawzi qui attendent dans un tiroir qu’une main généreuse les en sorte.
[2] Ces émigrants étaient autant musulmans que juifs, d’origine aussi bien arabo-berbère qu’ibère.
[3] Mais certaines sections comme l’insirâf et le khs peuvent en comporter jusqu’à cinq.

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