mardi 21 octobre 2008

Étude quantitative du contenu du Mughrib



L’étude quantitative du contenu du Mughrib d’Ibn Sa‘îd ne peut suffire à elle seule pour donner une idée exacte de ce que fut l’importance de la littérature arabe dans le Gharb. Mais elle permet d’avoir des indications utiles sur certaines dominantes ou tendances. Il serait intéressant de comparer les informations présentées dans cet ouvrage avec celles que l’on peut trouver dans d’autres anthologies importantes comme la Dhakhîra ou surtout le Nafh al-Tîb et Azhâr al-Riyâd d’al-Maqqarî. On pourrait alors mieux saisir ce qui fut l’univers poétique des régions occidentales d’al-Andalus. Un tel travail constitue l’un de nos projets les plus urgents à l’avenir, mais en attendant, que révèlent les tableaux ci-dessus, établis selon les renseignements contenus dans l’ouvrage d’al-Hidjârî/Ibn Sa‘îd ?


Répartition des poètes par époque

Époque historique Nombre de poètes du Gharb cités dans le Mughrib

• Époque omeyyade:2
• Époque des Taïfas: 27
• Époque almoravide: 6
• Époque almohade: 5
• Époque post-almohade : 4

Ce qui surprend tout d’abord, c’est le nombre très faible de lettrés de la période omeyyade, sachant qu’al-Hidjârî avait eu pour tâche de recenser les plus éminents d’entre eux depuis la période du début de la conquête d’al-Andalus. Est-ce que cela signifie qu’il y en eut très peu à cette époque ? ou alors est-ce que le Mughrib n’aurait conservé des noms cités dans le Mushib que ceux qui étaient encore vivants dans la mémoire des contemporains d’Ibn Sa‘îd après la période almohade ?
Par contre, la majeure partie des hommes de lettres et poètes cités ont vécu durant la période des Mulûk al-Tawâ’if. Nous avons évoqué plus haut le rôle éminemment important joué par les roitelets andalous dans le développement de la poésie. Cette réalité est corroborée par le choix fait par les auteurs du Mughrib. Cette adéquation entre ce que nous connaissons de la période en question et les résultats constatés ci-dessus demande à être confirmée par d’autres sources avant de pouvoir tirer des conclusions définitives. Cependant, on peut, sans risque de se tromper totalement, émettre l’hypothèse que les cours des reyes de taifas du Gharb n’avaient rien à envier à celles de leurs homologues du reste d’al-Andalus. Les Aftasîdes sont connus pour avoir rivalisé de faste et de puissance avec les ‘Abbâdîdes de Séville ou les Nûnîdes de Tolède. Quant au petit royaume de Shantamariyya-t-al-Gharb, avant de tomber sous le pouvoir des maîtres de Séville, il fut sous la conduite des Banû Hârûn un État très prospère qui attira de nombreux poètes de cour. Mais curieusement le Mughrib a retenu surtout les noms des hommes de lettres issus de l’élite (al-khâssa).


Répartition selon le rang social


• Princes ou fils de princes……………. 2
• Ministres ……………………………. 5
• Hommes politiques, fonctionnaires … 5
• Notables, médecins, fuqahâ’………... 9
• Savants, hommes de lettres ………….7
• Poètes de cour ……………………… 14

La catégorie sociale de loin la plus représentée est celle des poètes de cour. Leur importance numérique est due au fait que le Gharb, comme le reste d’al-Andalus d’ailleurs, a encouragé le métier de poète. Le goût prononcé de ses habitants pour l’art du nazm mais aussi la richesse des monarques qui permettait d’attribuer aux poètes des pensions conséquentes ont joué un rôle important dans la constitution d’un corps de métier aussi large. Ce phénomène n’est pas propre à la péninsule ibérique, mais de nombreux témoignages attestent des conditions plus favorables dont bénéficiaient les Andalous par rapport à leurs homologues d’Orient.
Après les poètes de cour, le Mughrib accorde une place non négligeable aux hommes de lettres relevant du tâdj, la couronne et du silk, le corps administratif et de la hulla, la robe. Médecins, savants, hommes de loi et jusqu’aux princes eux-mêmes, s’exerçaient à l’art poétique. Ils mettaient ainsi en pratique, dans leurs compositions, les connaissances acquises dans la formation de tout honnête homme de l’époque et ceci dans les domaines les plus variés comme le montre le tableau qui suit.


Répartition des extraits cités par genre.


• Poèmes amoureux et bachiques …….. 16
• Panégyriques ……………………….. 13
• Poèmes du carpe diem ……………… 9
• Poèmes satiriques …………………… 8
• Poésie sapientiale …………………… 7
• Poèmes descriptifs ………………….. 6
• Poésie florale ……………………….. 5
• Thrènes ……………………………... 3
• Fakhr ……………………………….. 2

La répartition des extraits poétiques cités dans le Mughrib en fonction des genres traditionnels tels qu’ils ont été définis depuis Tha‘lab (Abû al-‘Abbâs Ahmad, m. en 291/903) permet de faire un certain nombre d’observations. D’abord, ce sont les poèmes amoureux et bachiques qui dominent. Mais il faut préciser que la frontière qui sépare un genre d’un autre est souvent artificielle. En effet, les poètes de cour dont le genre le plus pratiqué est le panégyrique pour des raisons de subsistance, doivent aussi montrer leurs compétences dans les autres genres liés aux « assemblées de plaisir ». Le courtisan doit, bien sûr, encenser son bienfaiteur, mais il doit également être un convive capable d’émouvoir et d’étonner par des images neuves et insolites son auditoire. Aussi voit-on de nombreux poètes passer de l’éloge des qualités du prince et de sa famille à la description d’un jardin au lever du jour ou d’une fontaine qui fait la fierté d’un prince. C’est Ibn ‘Ammâr, homme du peuple devenu ministre qui marie avec bonheur la beauté de la nature et la joie de vivre au prestige de son mécène et ami al-Mu‘tamid Ibn ‘Abbâd dans son fameux panégyrique où il dit :
« 1. Fais circuler la coupe, car le zéphyr commence à se faire sentir
et les étoiles tirent sur leurs brides pour arrêter leurs chevauchées nocturnes; (…)
5. Le cours d’eau qui circule dans ce jardin ressemble à un bracelet
(d’un blanc) pur qui surmonterait un manteau vert.
6. Quand la brise d’Est l’agite, tu l’imaginerais
Que c’est le sabre d’Ibn ‘Abbâd qui met en pièces une armée… »
‘Abbâd le généreux dont les mains dispensent sans compter,
Alors que la poussière enveloppait l’atmosphère ;
plus rafraîchissant pour l’âme que ne l’est la rosée,
et plus doux pour les paupières que ne l’est le sommeil,
il allume les feux de la gloire et ne quitte les brasiers des combats
que pour aller offrir le feu de l’hospitalité à ses hôtes. »

Nous remarquerons que malgré la place qui a été faite dans le recueil aux poèmes d’amour, la poésie plus « sérieuse » et moins gaie qui exprime la sagesse ou la profonde tristesse n’a pas été ignorée. Les extraits choisis par les auteurs du Mughrib constituent un bouquet harmonieux offrant aux lecteurs un résumé des préoccupations humaines et artistiques des poètes du Gharb. Malgré les siècles qui nous séparent d’eux, comment rester insensible au cri sincère d’Ibn Khalaf de Béja pleurant ses enfants morts loin de la patrie avec des mots aussi déchirants ?
“ Que Dieu m’apporte le réconfort et que je puisse aller sur leurs tombes
afin de mettre en terre [les souffrances] cachées dans ma poitrine ;
que je puisse verser mes larmes sur les tombes
et faire pleurer ceux qui y habitent […].
La grise colombe n’a jamais pu secourir un désespéré,
ni le vent d’Est [réjouir] celui qui connaît la détresse.”

Dans le genre descriptif, les poètes du Gharb ont excellé autant dans la peinture d’une orange que dans l’évocation de la taille des belles femmes comme le fait Ibn al-Bayn de Badajoz. Mais l’âme andalouse se distingue avant tout par une soif insatiable de vie et par le désir de profiter de chaque instant de bonheur qui se présente. C’est ce qu’on peut lire dans cet extrait que le Mushib/Mughrib a inscrit dans la mémoire humaine en le cueillant pour le sauver à jamais du néant de l’oubli et qui sera la conclusion à cette présentation de l’ouvrage d’al-Hidjarî/Ibn Sa‘îd :
« Frère, lève-toi et sens les parfums que la brise apporte ;
profite, en ce matin, du jardin et déguste ce vin frais.
Garde-toi de dormir et profite de ce bonheur matinal,
car, sous la terre, un long sommeil nous attend. »

LES HOMMES DE LETTRES DU GHARB AL-ANDALUS DANS AL-MUGHRIB D’IBN SA‘ÎD


(COURS POUR LA 2ème ANNÉE)


INTRODUCTION

1. Brève esquisse de la vie littéraire dans l’Occident d’al-Andalus.

Le Gharb al-Andalus a partagé avec le reste de la Péninsule ibérique sous domination musulmane une histoire commune jusqu’au milieu du XIIIe siècle. Cette communauté de destin sur les plans économique, politique ou social eut lieu également sur le plan artistique et plus particulièrement littéraire. Une histoire de la littérature arabe spécifique à la partie du territoire andalou, devenue le Portugal par la suite, reste à faire. Le présent travail se veut une modeste contribution à un tel projet. Une recherche approfondie doit être menée afin de mettre en lumière les particularités du patrimoine littéraire légué par les hommes de lettres nés ou ayant vécu à un moment ou à autre à Badajoz, Mertola, Silves ou Shantamariyya-t-al-Gharb.

Il s’agirait, tout en reconnaissant les traits communs perceptibles dans la poésie ou la prose élaborée à Cordoue ou à Silves de prendre en considération l’ambiance sociale et culturelle particulière dans laquelle ont baigné les auteurs du Gharb. Par ailleurs, les poètes puisent leurs thèmes tout autant dans l’héritage légué par leurs prédécesseurs(1) qu’en leur sensibilité personnelle(2) tributaire d’un environnement humain et naturel spécifique. Le type de paysage, la couleur de la terre, la variété de la flore, le débit et la sinuosité des cours d’eau des environs de Silves ou de Mertola ont donc certainement laissé des empreintes et des nuances que nous devons déceler dans les descriptions de la nature par Ibn ‘Ammâr ou Ibn Hârûn.

L’art poétique andalou a connu, comme toute forme artistique, une évolution dans ses techniques d’expression ainsi que dans ses objectifs. Il serait donc très utile de préciser, dans la mesure du possible, les raisons qui lui ont permis de se développer dans telle ou telle direction, de déterminer les causes qui ont favorisé la prédominance de tel ou tel thème et d’analyser les conditions qui ont pu présider à l’émergence de tel ou tel poète. On ne peut pas affirmer, bien sûr, que chaque panégyrique, par exemple, est totalement déterminé dans son contenu comme dans sa forme, par le contexte historique dans lequel il a été produit. Mais il est évident que même lorsqu’il tisse les mailles de son poème selon son génie propre, le poète puise ses matériaux linguistiques et thématiques dans un fonds commun né avec les premiers bardes du désert d’Arabie et progressivement enrichi par les générations successives de shu‘arâ’ . Si les querelles entre « Anciens » et « Modernes », « Orientaux » et Andalous ne doivent pas masquer les traits communs entre les uns et les autres, la négation d’une spécificité de la production poétique du Gharb serait une grossière erreur.

Il est vrai, comme on ne l’a que trop répété, que toutes les régions d’al-Andalus connurent d’abord une période de fidélité voire de fascination pour les productions littéraires orientales notamment en poésie. Abû Nuwâs, al-Buhturî et surtout al-Mutanabbî étaient alors tenus pour des modèles indépassables. On considéra longtemps qu’il ne pouvait y avoir de création poétique (nazm) en dehors des règles de la qasîda antique élaborées et codifiées en Orient. Quant aux thèmes abordés au début de la conquête, nous pouvons facilement admettre qu’ils étaient imposés par la situation dans laquelle se trouvaient les premiers poètes arabes de l’époque. Ils célébraient les exploits militaires, pleuraient les héros morts au combat, exaltaient le courage des membres de la tribu engagés dans la bataille et exprimaient la nostalgie de la patrie lointaine.(3) Mais n’est-ce pas là justement que réside la première manifestation de l’âme andalouse ? D’abord « conquérants » et « exilés », les poètes découvriront et s’enracineront ensuite dans une contrée qu’Ibn Khafâdja déclare préférer même au Paradis Éternel :
« Ô, habitants d’al-Andalus, quel bonheur pour vous d’avoir eaux, ombrages, fleuves et arbres ; le Jardin de la Félicité éternelle n’est pas ailleurs que dans votre territoire ; s’il m’était possible de choisir, c’est ce dernier que je choisirais » .(4)

On conviendra donc que, malgré leurs efforts pour imiter leurs pairs du Mashriq, les hommes de lettres andalous exprimèrent une vision du monde unique en son genre qu’il nous appartient de découvrir et d’apprécier à sa juste valeur. C’est ce qu’ont fait al-Hidjârî ou Ibn Sa‘îd qui donnèrent à leurs anthologies des titres aussi évocateurs que al-Mushib fî gharâ’ib al-Maghrib et al-Mughrib fî hulâ al-Maghrib. (5)

Ces deux ouvrages constituent les meilleurs exemples de l’émergence dans la péninsule ibérique d’un « particularisme andalou » sur le plan littéraire. Mais un tel phénomène dans le domaine de la culture n’a pu apparaître et s’imposer que sur les bases d’une lente transformation sociale. Celle-ci a été rendue possible par la nature de la composante ethnique du « peuple andalou ». Quelle que fut leur importance, les Berbères venus des régions du Maghreb et les Arabes arrivés à l’occasion de la conquête, renforcés par l’afflux des djund syriens et des émigrés venus d’Asie au moment de l’émirat omeyyade de Cordoue, ne constituaient qu’une minorité. Ils étaient numériquement peu nombreux, non seulement par rapport aux autochtones « chrétiens », mais surtout -et ceci est d’une importance primordiale- par rapport aux néo-musulmans que l’on désignait sous le nom de muwalladûn. Ces derniers s’étaient convertis à l’Islam afin de jouir d’un statut personnel plus avantageux que celui de dhimmî. D’autre part, les mariages avec les femmes indigènes et le jeu du walâ’ (6) donnèrent naissance à une masse importante d’Andalous qui revendiquaient une origine arabe. Les muwalladûn s’arabisèrent complètement et s’intégrèrent à la société musulmane par un attachement souvent sincère à l’Islam.

Parallèlement à la constitution d’une population de plus en plus homogène, les souverains omeyyades s’entourèrent de cours littéraires où des hommes de lettres et des poètes commencèrent peu à peu à se dégager de l’emprise culturelle orientale. Encouragés par des pensions que leur octroyaient les monarques, de nombreux poètes trouvèrent un climat favorable à la création littéraire .(7) Une sensibilité andalouse commence à se manifester dans la poésie culminant avec les productions d’al-Ramâdî ou d’al-Kumayt (8) dont les poèmes se distinguaient par une expression délicate et raffinée de l’amour.

C’est sous les Mulûk al-tawâ’if que la poésie va connaître un développement exceptionnel. De nombreux roitelets vont accorder une place de choix à l’art du nazm. Dans un souci de propagande, tout prince qui se respecte va s’entourer de poètes chargés de faire l’éloge de ses qualités dans des assemblées mondaines (madjâlis al-uns) où se côtoient poètes, chanteuses savants et fuqahâ’. Cette vie de cour, extrêmement raffinée, fut particulièrement développée par les Banû al-Aftas à Badajoz (414/1022-488/1094) et les Banû ‘Abbâd à Silves puis à Séville (414/1023-484/1091) pour ne citer que ces deux cas. Ces dynasties donnèrent à al-Andalus deux princes-poètes au destin tragiquement similaire : al-Mutawakkil et al-Mu‘tamid (9). C’est durant cette période également, qu’ un homme de lettres originaire de la ville de Santarem marqua de son empreinte l’histoire littéraire arabe médiévale. Il s’agit d’Ibn Bassâm (10) , l’auteur de la célèbre Dhakhîra fî mahâsin ahl al-Djazîra « qui constitue pour l’époque de la fitna et des reyes de taifas le document littéraire et historique le plus précieux. Non content de donner une notice et de citer des vers pour chacun des écrivains qu’il étudie, il enregistre, à propos des évènements historiques, de longs fragments d’une œuvre perdue d’Ibn Hayyân, al-Matîn. (…) Dans le cours de son ouvrage, (il) ne manque pas une occasion de marquer la supériorité des Andalous sur les Orientaux. » (11)

L’encouragement matériel et moral que les poètes trouvèrent auprès des princes de taifas suscita de très nombreuses vocations. Le métier de poète devint très prisé et des compétences se manifestèrent non seulement parmi les membres des classes aisées, mais aussi parmi les Andalous les plus humbles. Il est évident que ces poètes issus des couches sociales les plus modestes, enrichirent cet art du « ressentir » qu’est le fann al-shi‘r d’images neuves, de comparaisons inspirées de la réalité sociale et de termes nouveaux. La poésie du « peuple » valorisée par des monarques fiers de leur origine andalouse franchit ainsi les portes des palais où de fins connaisseurs lui donnèrent l’occasion de s’épanouir.

Après un peu plus de soixante ans, la période des reyes de taifas (423/1031-488/1095) s’achève sous les coups à la fois des armées chrétiennes et des conquérants almoravides. Les rivalités entre les nombreux princes qui cherchaient à s’attacher les poètes et les hommes de lettres les plus prestigieux étaient l’expression, sur le plan littéraire, des ambitions hégémoniques de certains mulûk comme les Banû ‘Abbâd ou les Banû al-Aftas sur le plan politique. En effet, si la multiplication des cours princières a eu un effet bénéfique sur le développement littéraire tant à Badajoz, qu’à Béja Lisbonne ou Silves, l’émiettement du pouvoir politique a facilité l’offensive des monarques catholiques. On assiste alors à un jeu d’alliances permettant aux rois chrétiens d’intervenir de plus en plus en territoire musulman.

Les princes musulmans, incapables de s’opposer à la Reconquista « catholique », se tournèrent alors vers les Berbères du Maghreb. Ces derniers, sous la direction de Yûsuf Ibn Tashfîn, rallièrent à eux les armées des princes musulmans et remportèrent la bataille de Sacralias en 479/1086 qui donna un coup d’arrêt aux incursions chrétiennes. Mais les Almoravides, profitant de leur avantage militaire et politique auprès de la population musulmane, détrônèrent un à un les princes des taifas devenant ainsi les nouveaux maîtres du pays.
Mais, conquise par les armes, la terre d’al-Andalus triompha de ses conquérants par sa douceur de vivre. Les descendants directs de Yûsuf Ibn Tashfîn se laissèrent vite gagner par le mode de vie des anciennes cours andalouses et reformèrent autour d’eux des cénacles de lettrés et de poètes. Aussi, l’idée d’après laquelle la vie littéraire et particulièrement poétique, aurait connu un déclin sous les Almoravides est démentie par l’importance de la production poétique durant les règnes de ’Alî b. Yûsuf (500/1106-537/1143) et de Tashfîn b. ‘Alî (537/1143-539/1145). Ainsi verra t-on le flambeau de la poésie rallumé par les Banû al-Qabturna, mais aussi par Ibn al-Rûh qui faisait partie des convives d’Ibrâhîm b. Yûsuf b. Tashfîn.

Plus tard, comme dans le reste du pays, lorsque le pouvoir des Almoravides commença à péricliter, de nouvelles dissensions apparurent dans l’Algarve. Ibn Qâsî reforma à Mertola une ta’ifa que reconnurent Ibn Wâzir à Evora et Beja, Muhammad al-Mundhir à Silves et Yûsuf al-Bitrûdjî à Niebla. Mais l’indépendance de la principauté ne dura pas longtemps et Ibn Qâsî, à la suite de trahisons de ses anciens alliés, appela les Almohades à son secours. Ces derniers envoyèrent une armée dans l’Algarve et soumirent tous les roitelets de la région. Jusqu’au milieu du 13e siècle, les villes du Gharb changèrent de mains plusieurs fois sans que le pouvoir des Musulmans soit sérieusement menacé. Mais entre 1232, date de la prise de Mora et de Serpa, et 1250, date de la chute de Faro entre les mains d’Alphonse III, le Gharb vit ses dernières années d’histoire commune avec le reste du territoire musulman.

Sous les Almohades, après une période assez brève marquée par le zèle religieux et l’austérité, le luxe et la vie de plaisirs d’al-Andalus finirent par avoir le dessus sur le puritanisme des nouveaux conquérants. Le successeur d’Abd al-mu’min, Abû Ya‘qûb (mort en 581/1184) s’entoura de lettrés et de savants. Prince cultivé, il commanda de nombreux livres pour la bibliothèque de Cordoue. À Séville, sa ville préférée, où il séjournait souvent, il s’imprégna de la civilisation andalouse au contact des deux plus grands penseurs arabes de l’époque : Ibn Tufayl (m. en 579/1185) et Ibn Rushd (m. en 595/1198).


La preuve de la richesse de la vie littéraire à cette époque est attestée par les auteurs du Mughrib. En effet, le Gharb eut des hommes de lettres au talent incontestable comme Ibn Munakhkhil (12), Ibn Abî Habîb et Ibn Wazîr de Silves sans oublier Ibn al-A‘lam qui fut qâdî à Shantamarriyyat al-Gharb (13). Tous ces lettrés, issus pour la plupart de familles de notables pratiquèrent l’art poétique dans tous les domaines et léguèrent à leurs successeurs des pièces exquises sur l’amour, la satire, la guerre ou le métier de kâtib.



2. Le problème des sources : du Mushib au Mughrib

Pour rendre au Portugal son patrimoine littéraire arabe médiéval, il faudra interroger tous les témoignages écrits disponibles. Or, comme le signalait Lévi-Provençal dans l’une de ses conférences : « Une bonne partie de la poésie arabe andalouse ne nous est parvenue que sous forme de citations, dans de grandes anthologies compilées en Espagne même : la Dhakhîra d’Ibn Bassâm ou les Qalâ’id al-‘iqyân d’al-Fath Ibn Khâqân, ou le Mughrib d’Ibn Sa‘îd, ou bien encore dans le Nafh al-tîb d’al-Maqqarî, qui date de sensiblement plus tard. Bon nombre de vers nous ont été de leur côté, conservés par les chroniqueurs et les biographes. Quant aux dîwâns proprement dits, c’est-à-dire les collections poétiques ordonnées et élaborées par les poètes eux-mêmes ou leurs commentateurs, leur nombre n’est pas considérable. » (14)

Le territoire qui est devenu le Portugal actuel s’étant détaché du reste d’al-Andalus à la fin de la première moitié du 13ème siècle (15) , les sources concernant le patrimoine littéraire du Gharb sont naturellement moins nombreuses et peu fournies en textes et en biographies. Il faut ajouter à cela la disparition de nombreux témoignages écrits comme le Kitâb al-Hadi’iq d’Ibn Faradj al-Djayyânî (16) ou le Mushib d’al-Hidjârî même si des passages de ces ouvrages ont pu être sauvés. C’est dire toute l’importance que revêt un ouvrage comme le Mughrib d’Ibn Sa‘îd.

Cet ouvrage est la suite de celui d’al-Hidjârî (17) commencé plus d’un siècle plus tôt sous le nom d’al-Mushib fî gharâ’ib al-Maghrib. C’est ‘Abd al-Malik Ibn Sa‘îd, aïeul du fameux historien et anthologue, qui était gouverneur de la Qal‘a des Banû Sa‘îd, dans les environs de Grenade, qui le commanda à son auteur. En effet, al-Hidjârî ayant fait l’éloge d’ Ibn Sa‘îd dans un poème qui enthousiasma ce dernier, le gouverneur le récompensa et se lia d’amitié avec lui. Impressionné par les connaissances d’al-Hidjârî concernant les hommes de lettres andalous et leurs productions en vers et en prose, il lui demanda de lui écrire un livre sur le patrimoine littéraire andalou.

Al-Hidjârî entama la rédaction d’al-Mushib vers 530/1135. L’ouvrage comprenait des informations sur les évènements survenus entre la conquête de l’Espagne et cette date. Quand il le remit à son commanditaire, celui-ci entreprit de le compléter par ses propres connaissances dans le domaine. L’ouvrage échut ensuite aux deux fils de ‘Abd al-Malik, Ahmad (m. en 558/1163) et Muhammad (m. en 591/1225) et enfin à ‘Alî b. Mûsâ qui l’enrichirent de données nouvelles. L’ouvrage fut achevé en Égypte en 641/1243 et fut connu sous le titre de Kitâb al-Mughrib fî hulâ al-Maghrib.

L’histoire de ce document inestimable qu’est al-Mushib est ainsi étroitement liée à la vie du dernier des protagonistes qui lui ont donné le jour. Après une jeunesse passée à Séville, partagée entre la vie de plaisirs et les études traditionnelles celui qui sera connu sous le nom d’Ibn Sa‘îd al-Maghribî quitta l’Espagne en 638/1241 pour accomplir le pèlerinage en compagnie de son père. Homme d’une grande curiosité, il passa de longues journées dans les bibliothèques des villes où il séjournait, complétant ses connaissances dans des domaines aussi variés que la géographie, l’histoire et la littérature. À son arrivée à Alexandrie, en 640/1242, son père mourut. Il fut accueilli par les hommes de lettres égyptiens qui n’ignoraient rien de sa renommée ni de celle de sa famille. Ibn Sa‘îd détenait alors un précieux ouvrage , le Kitâb al-Mughrib.

La partie réservée à al-Andalus dans le Mughrib comporte trois « livres » (kutub). Chaque « livre » se subdivise à son tour en cinq parties comportant successivement les noms suivants :
• « Al-minassa » : la tribune ;
• « al-tâdj » : la couronne ;
• « al-silk » : le corps administratif ou diplomatique ;
• « al-hulla » : la robe ;
• et enfin « al-ahdâb » : les pans de la robe.

Le Mughrib offre l’avantage sur d’autres anthologies d’avoir été construit selon une structure géographique. Les hommes de lettres évoqués dans l’ouvrage sont présentés d’après la localité où ils ont vécu. Il était donc très pratique de repérer les personnes qui « appartiennent » au Gharb (18). Le nom de chaque personne citée est précédé d’un numéro que nous avons conservé dans notre traduction. À ce propos, nous tenons à signaler que nous avons essayé de rester le plus fidèle possible aux textes littéraires, ce qui confère à leur traduction beaucoup moins d’élégance que celle qui existait au départ. Mais le choix a été fait de présenter aux lecteurs non arabisants un essai de traduction mettant à leur disposition un texte fondamental pour l’histoire littéraire du Gharb.

NOTES:
(1) Le «‘ilm al-shi‘r », ou art poétique comporte en effet non seulement un ensemble de règles de versification –définies par le ‘arûd- mais également de traditions rhétoriques -relevant de la balâgha- que les générations de poètes sont tenus de respecter. Cependant le talent d’un poète réside dans sa capacité à rester fidèle à l’héritage reçu sans être servile et à innover sans marquer de rupture complète avec ses aînés.

(2) Le poète, sha‘ir en arabe, est étymologiquement une personne qui se distingue par une « sensibilité » exceptionnelle et une capacité particulière à rendre ce qu’il ressent dans une expression harmonieuse et ordonnée le nazm.

(3) Comme dans ces vers que les historiens arabes citent d’al-Hakam 1er (180/796-206/822) lui-même :
« j’ai uni les parties divisées de mon pays,
comme celui qui unit les parties d’une broderie avec l’aiguille ;
j’ai assemblé les différentes tribus depuis ma prime jeunesse.
Demande si, à ma frontière, il y a un seul endroit ouvert ;
Je courrai le fermer, dégainant mon épée et revêtu de ma cuirasse.
Penche-toi vers les crânes qui couvrent la terre comme des calices de coloquinte,
Ils te diront que dans les attaques, je ne fus pas de ceux qui s’enfuient lâchement
Au contraire, j’attaquai l’épée à la main. »
Cité par R. Dozy dans Histoire des Musulmans d’Espagne, Leyde, 1937, t.1, p. 307.

(4) Rime âru, traduction de H. Hadjadjî dans Vie et œuvre du poète andalou Ibn Khafadja, Alger, 1982, p. 155.

(5) Que l’on peut traduire ainsi : Le prolixe dans les (œuvres) extraordinaires de l’Occident, pour le premier, et L’étonnant dans les parures de l’Occident pour le second.

(6) À l’époque omeyyade, en Orient, les nouveaux convertis s’affiliaient à une tribu arabe qui leur accordait sa protection et en retour, les considéraient comme ses « clients » (mawâlî). Dans la Péninsule ibérique, les néo-musulmans devinrent très nombreux au point de constituer le masse la plus importante de la population.

(7) Cf. l’analyse de H Pérès dans La poésie and., chap. IV, la poésie et le poète de cour, pp.54-87.

(8) Sur ces deux poètes, voir infra, les passages d’Ibn Sa‘îd n° 280 et XXX.

(9) Les deux monarques furent destitués avant d’êrte assassiné pour le premier et d’être jeté en prison jusqu’à la fin de sa vie pour le second par les Almoravides.

(10) Abû l-Hasan ‘Alî Ibn Bassâm al-Shantarînî quitta sa patrie natale après qu’elle fut conquise en 485/1092-93 par Alphonse V et mourut en 543/1147. Cf. art., Ibn Bassâm, E. I. 2, pp. 756-57.

(11) H. Pérès, idem, pp. 53-54.

(12)Un recueil de ses poèmes existe selon Ibn al-Abbâr, cf. Takmila,, p. 214.

(13) Sur ces hommes de lettres voir infra, n° 278, 272, 270 et 282.

(14) É. Lévi-Provençal, Conférences sur l’Espagne musulmane, prononcées à la Faculté des Lettres d’Alexandrie en 1947 et 1948. Le Caire, 1951.

(15) Mertola es prise en 1238 et Faro tombe en 1249-50 entre les mains d’Alphonse III. Cf. A. Huici Miranda, art. Gharb al-Andalus, E.I. 2.

(16) Mort en 366/976.

(17) Abû Muhammad ‘Abd Allâh b. Ibrâhîm al-Hidjârî est mort en 549/1155.

(18) Il existe bien sûr de nombreuses controverses au sujet du « classement » géographique des hommes de lettres cités dans le Mughrib. Un travail plus approfondi devrait permettre par la suite de confronter les différents points de vue des auteurs d’anthologies et de parvenir à une répartition plus rigoureuse, mais nous nous contenterons pour l’instant d’adopter la position d’al-Hidjârî-Ibn Sa‘îd.








La Littérature arabe classique : devoir de Sylvie Katell, 2002


Je suis très heureux d'afficher dans ce blog le devoir remis par l'une des étudiantes, Sylvie K., qui a suivi mon cours de découverte de la littérature arabe en 2002/2003. Elle a su résumer l'essentiel de ce qui constitue la littérature arabe classique. Bonne lecture! et encore bravo à Sylvie!
Née vers le VI ème s. av. J-C dans la péninsule arabique, la littérature arabe classique n’a cessé de s’enrichir au contact des populations et des cultures étrangères, mais en manifestant un souci constant de la beauté du monde et de la langue arabe qui s’en veut le reflet. C’est pourquoi la littérature arabe classique est dans ses diverses modalités, foncièrement politique, et ceci depuis ses origines les plus reculées. En considérant donc tout particulièrement le rôle du poète ainsi que les thèmes que font apparaître cette littérature, nous étudierons chronologiquement l’évolution de la littérature arabe classique : la poésie pré-islamique qui la fonde, le coran qui en constitue une étape décisive, enfin les formes (contes, poésie) qui manifestent son enrichissement au contact d’autres cultures.

De façon significative, la plus ancienne inscription en langue arabe que nous possédions, datant de 328, fait apparaître le nom d’un poète : Imru’u l-Qays. De fait, la littérature arabe trouve sa source dans la poésie pré-islamique. C’est avant tout une poésie bédouine : elle naît dans la péninsule arabique, territoire désertique où la population est répartie en multiples tribus, souvent en conflit les unes avec les autres. Dans cette société où l’homme est en contact direct avec les forces de la nature , la poésie est conçue sur un mode supra –rationnel : le poète en effet est inspiré par un ğinn, divinité chtonienne créée à partir du feu, que l’on peut assimiler au « daimôn » des Grecs anciens. La vocation poétique est donc surnaturelle et non choisie par le poète , dont tout le talent réside dans l’habileté avec laquelle il sait jouer de schèmes et de thèmes prédéfinis. La forme poétique élue est en effet la qaşīda : longue succession des vers (bayt) constitués de deux hémistiches, et fondés sur les unités du mètre et de la rime. Les plus belles de ces ordres, baptisées Mu`allaqāt, furent suspendues à la Ka`ba de la Mecque.
Si le poète ne choisit pas sa vocation, son rôle n’en est pas moins considérable. Il est en effet l’unificateur de sa tribu, qu’il rassemble et soude par la seule force de sa parole poétique. Parfois son chef, il en est toujours le porte parole et le défenseur : il exalte les hauts faits des guerriers de la tribu et dénigre ceux des tribus adverses. Cette poésie de jactence, véritable joute oratoire, peut aller jusqu’à se substituer aux combats eux mêmes. Ainsi, l’on voit le rôle foncièrement pacifiste et régulateur de la poésie. Umayya ibn Abī Salt est un exemple de ces poètes fortement attachés à leur tribu ; dans ses poèmes, il exalte les vertus et les valeurs de la sienne : gloire, vaillance, solidarité, largesse, clémence… Mais l’importance du rôle du poète a pour corollaire la vulnérabilité : s’il remplit mal les fonctions qui lui sont assignées, il peut devenir un « poète brigand », ou un « poète courtisan », comme Ţarafa.
Les thèmes de cette poésie sont en rapport direct avec la vie réelle : les poètes chantent le désert (ses paysages, ses mystères…), la vie du bédouin (le nomadisme, le contact avec les animaux…), les combats inter-tribaux (en quoi la poésie se rattache aux fameux récits « Ayyām al `arab »), enfin l’amour. car « c’est sous la tente noirâtre de l’arabe bédouin qu’il faut chercher le modèle et la patrie du véritable amour », ainsi que l’écrit Stendhal dans De l’amour. Certains poètes, tels Ţarafa, célèbrent aussi une jouissance toute épicurienne, fondée sur le plaisir trouvé auprès des femmes ou dans une coupe de vin.

Le VIIème siècle constitue un siècle-charnière dans l’histoire de la littérature arabe, où va peu à peu s’imposer le thème de la religion. La révélation du Coran commence en 610, et les poètes qui connaissent à la fois la période pré-islamique et la période révélée sont dits Muĥađramūn. Chez ces poètes, que l’on peut qualifier de hanīf, apparaît déjà le souci d’une quête spirituelle détachée du polythéisme des Arabes de l’ère pré-islamique, et tournés vers une divinité qui n’est pas encore tout à fait Allāh du Coran. On peut citer parmi eux Umayya ibn Abī Şalt et Labīd.
Le Coran fait son apparition proprement dite à la Mecque, en l’an 610. La Mecque est le centre urbain propice aux échanges non seulement commerciaux, mais aussi culturels : elle est en effet située idéalement entre l’Empire Perse et l’Empire Byzantin, et ce n’est peut-être pas indifférent au fait que le Coran présente de nombreux cas d’intertextualité avec d’autres livres saints, en particulier la Bible. Le Coran est lui-même un texte sacré, adressé aux hommes dans la langue des Arabes du Ħiğāz ; il rappelle les messages des prophètes passés, et exhorte les hommes à former une nouvelle alliance avec dieu, fondée sur une éthique communautaire dont bien des valeurs rappellent celles des Arabes bédouins (clémence, générosité, fratérnité…) L’année 622, année de l’Hégire du Prophète Muħammad, marque le début d’une nouvelle ère dans le monde arabe : c’est en effet le début du calendrin musulman, est-ce également une révolution littéraire ?
En effet, le Coran semble moins manifester une révolution qu’une évolution. Le livre sacré, composé de 114 sourates elles-mêmes constituées de versets, peut s’apparenter à un long poème_ ce qu’on lui a repproché, comme signe d’inauthenticité. Le prophète est lui aussi proche des poètes dans la mesure où il se dit inspiré par un être surnaturel : Dieu, qui serait une sorte de « ğinn » tout à fait particulier. De fait, la sourate 26, qui s’intitule « Les poètes », fait apparaître une série de prophètes (Moïse, Abraham, Noé, Houd…), ce qui confirme cette assimilation. Le rôle du poète-prophète est alors d’ouvrir les yeux de ses congénères sur l’existence d’un dieu unique et de les persuader d’adhérer à la foi islamique.

Les thèmes déclinés dans le Coran sont tous au service de ce dessein : la beauté du monde (soleil, nuit, mer, animaux…) se veut la preuve de l’existence d’un dieu créateur et tout-puissant ; les malheurs des peuples impies (les `Ād, les Ŧamūd…) manifestent sa justice ; enfin les peintures du paradis promis doivent engager les auditeurs à rentrer « dans le droit chemin ». Certains poètes de l’ère pré-islamique ont pu suivre Muhammad et chanter à leur tour le dieu de l’Islam, ainsi que défendre la nouvelle communauté musulmane (Umma) Il en fut ainsi de Labīd qui, en se convertissant, a entraîné la conversion de toute sa tribue.

Après l’étape décisive que constitue la Révélation, la littérature arabe continue de s’enrichir grâce aux contacts qu’elle noue avec les cultures étrangères, souvent permis par les aléas de l’Histoire. Les invasions successives des territoires arabes (par les Turcs notamment) permettent en effet la circulation des légendes et des contes, bref de toute une littérature populaire orale à l’origine. Ce phénomène trouve sa plus belle réalisation dans les contes des Mille et une nuits, une œuvre composite tant par ses origines géographiques (Inde, Perse, Iraq, Egypte) que par son étalement dans le temps (du Xème au XVIème s.), mais dont l’unité est assurée par la forme : série de contes imbriqués les uns dans les autres, dérivant tous du compte initial et du personnage de Šahrazād ; et les thèmes qui s’y trouvent déployés : ruse, séduction et savoir de la femme, souffrances de l’hommequi en est la victime, la force de l’amour et de la jeunesse, la fragilité du pouvoir, la beauté enfin qui imprégne autant le fond des contes, tout en prévenant les lecteurs des potentielles perfidies des femmes, en exaltent déjà la supériorité.

Cette supériorité de la femme, et la soumission de l’homme qui en résulte sera en effet le thème principal de la poésie arabo-andalouse, autre aspect de cet enrichissement culturel fondamental. Née dans le sud de l’Espagne au Xème siècle, après que le descendant rescapé de la famille umayyade Abd el-Raħmān eut fondé l’émirat de Cordoue, est remarquable par cette nouvelle vision de l’amour qu’elle propose, proche de l’ « amour courtois » des troubadours français : le poète dit sa totale soumission à sa « Dame », femme désormais idéalisée. Elle est aussi remarquable par sa forme, qui intègre des composantes arabes et espagnoles en renouvelant la forme poétique : usage de plusieurs mètres et de plusieurs rimes, composition strophique, envoi final contenant des mots en espagnol ancien… C’est ce qu’on appelle le muwaššaħ.

Ainsi, de « la tente noirâtre de l’Arabe bédouin », comme le dit Stendhal, aux patios ensoleillés d’Andalousie, l’amour semble demeurer le thème central de la littérature arabe classique, et la poésie la forme par excellence de son expression. Le contact avec les cultures étrangères fut une condition essentielle de son épanouissement qui, bien que marqué par le Coran, n’a pas été entravé par lui. La liberté, inhérente à la poésie, demeure souveraine dans cette littérature.

Le muwashshah: Persistance et évolution d’un genre poétique








Les origines

Le tawshîh est un nouvel art poétique qui est apparu en Espagne musulmane vers la fin du 4e / 9e siècle . Après la rupture politique d’al-Andalus avec le Mashriq et le califat ‘abbaside, dès le milieu du 8ème siècle, le muwashshah allait constituer, une sorte de déclaration d’indépendance sur le plan littéraire. Malgré les réticences des lettrés de l’establishment de l’époque, ce genre de poésie allait connaître un développement important. Il finit par devenir le mode d’expression poétique approprié d’une société qui a réussi, après de longs et difficiles ajustements, à établir une relative harmonie entre ses différentes composantes sociales et ethniques. L’art du tawshîh constitue la signature originale d’une civilisation qui est parvenue, à un moment de son histoire, à réaliser la synthèse heureuse de sensibilités aussi riches que diverses : arabe, ibère et berbère.

Le véritable développement du muwashshah s’est produit sous le règne des Mulûk al-Tawâ’if (1031/ 1091). La dynastie omeyyade perd alors son unité et le royaume sombre en 1027. En 1031, le pays est divisé en une trentaine de provinces plus ou moins indépendantes. Celles-ci, par le biais du système du mécénat, permirent l’éclosion de talents qui donnèrent à l’art poétique en Espagne ses lettres de noblesse, tant dans le domaine de la qasida traditionnelle que dans celui du muwashshah.

Expansion et transmission

Inventé dans la Péninsule ibérique, le muwashshah commença, dès le 12esiècle, à franchir le Détroit pour aller conquérir tant le Maghrib voisin que des contrées plus lointaines au Mashriq. Ceci fut permis par l’amplification du mouvement migratoire qui poussa des lettrés andalous à quitter al-Andalus pour l’Orient à la quête du savoir, de la fortune ou pour accomplir le Pèlerinage rituel à La Mecque.
Le muwashshah fut d’autant plus facilement répandu qu’il arriva, dans ces nouvelles contrées, habillé le plus souvent de mélodies envoûtantes appartenant au répertoire musical andalou, celui des nawbât mises au point par Ziryâb et développées par ses successeurs. Quand il quitta al-Andalus, le muwashshah était accompagné d’un genre très proche : le zadjal . C’est dans cette forme de poésie, plus populaire dans son expression, que s’exprima toute la sensibilité des Andalous de condition modeste : légèreté, joie de vivre et liberté de ton.

Boudé lors de son apparition en Espagne musulmane, le nouveau genre poétique trouva dans ses nouvelles patries d’élection de solides défenseurs . Le plus célèbre d’entre eux fut, sans conteste, Ibn Sanâ’ al-Mulk . C’est grâce à lui que les muwashshahât furent connues et imitées dans toutes les provinces en Orient. Il eut des émules tant en Syrie ou en Irak qu’au Yémen. La tradition se maintient jusqu’à nos jours dans les milieux des poètes arabes. De très nombreuses pièces furent composées de manière régulière au cours des siècles comme en témoignent de nombreuses anthologies . Dans celle d’al-Dulaymî on peut trouver un choix de poèmes appartenant à une trentaine de poètes entre la fin du 18e siècle et le milieu des années soixante-dix. Cependant, il est plus que probable qu’une grande partie de ce patrimoine littéraire a été perdue. D’abord, le muwashshah a souvent été transmis oralement ; ensuite, pour des raisons exposées ci-après, les poèmes de ce genre ont trouvé refuge dans les livrets privés de musiciens très peu enclin à les diffuser en dehors de leurs cercles restreints.


Evolution du genre

Pour ces raisons, l’étude de l’évolution de ce genre ne peut être que partielle. Elle se fonde sur les quelques recueils qui nous sont parvenus. Toutefois, quelques observations importantes peuvent être déjà avancées.

Les poèmes composés depuis la fin du XVIIIe siècle présentent toujours le même aspect formel qui distingua les muwashshahât des qasâ’id traditionnelles. Les poètes continuent à respecter l’alternance des rimes et l’organisation sémantique de la strophe. La structure de ce genre de poésie est un critère fondamental de son identité. Les auteurs d’anthologies classent toujours les muwashshahât dans un chapitre particulier sans mention du registre thématique. Cependant, on ne distingue plus le muwashshah du zadjal comme si leur parenté formelle rendait insignifiant le critère qui les différencie : l’usage de l’arabe littéral ( fusha ) pour le premier et arabe populaire (‘ammiyya ) pour le second.

Le respect des règles formelles de composition n’empêchent pas toutefois les auteurs des deux derniers siècles de s’éloigner de leurs prédécesseurs sur de nombreux points. Des différences importantes avec les modèles médiévaux peuvent être constatés.

Au Maghreb notamment, il apparaît clairement que ce sont des poèmes composés uniquement pour être chantés. Les principales anthologies de muwashshahât sont en réalité des livrets destinés aux musiciens pratiquant la musique arabo-andalouse. Le classement des textes suit une logique musicale. Les poèmes, la plupart du temps anonymes, sont toujours présentés dans le chapitre réservé au mode dans lequel ils sont interprétés.
Ils sont désormais plus courts et comportent rarement plus de trois strophes au lieu de cinq comme ce fut le cas à l’origine. L’espace du poème correspond au besoin du chanteur. Dans la nawba andalouse, chacun des mouvements comporte, dans sa partie vocale, un chant comprenant généralement deux mélodies. Ceci coïncide avec l’organisation de la strophe en deux segments : le ghusn et le qufl.
En Orient, le muwashshah se compose souvent de plus de cinq strophes, certains poèmes en comptent jusqu’à quinze. L’extension de l’espace d’expression permet de supposer que ces pièces ont plus été composées pour être déclamées que pour être chantées, sauf pour celles qui appartiennent au registre sacré. Ce faisant, on renoue ainsi avec la tradition qui veut que les premières muwashshahât ont été composées autant pour être lues que pour être interprétées par des chanteurs.

Sur le plan thématique, la situation est différente selon les régions. Les anthologies marocaines ou algériennes continuent à respecter l’esprit des washshâhûn médiévaux. La quasi-totalité des poèmes appartiennent aux genres amoureux et/ou bachiques. Les panégyriques ne se trouvent que dans les pièces appartenant au registre sacré ( djidd ) : ce sont des louanges (madîh) adressées au Prophète. Quant aux thrènes, (rithâ’) ils sont totalement absents de toutes les compositions tardives. On ne chante que les joies ou les peines d’amour, la mort étant bannie de l’univers musical et festif de la nawba.

En Orient, par contre, le muwashshah sert parfois de support aux sentiments nationalistes et aux considérations religieuses et métaphysiques. De nombreux auteurs, irakiens notamment, n’ont gardé de ce genre de poésie que sa structure strophique. A mille lieues de l’esprit de leurs lointains prédécesseurs, ils font ainsi entrer le muwashshah de plain-pied dans la poésie engagée et philosophique. De ce fait, le style et le registre linguistique s’en ressentent. Les poètes irakiens, par exemple, utilisent un vocabulaire plus recherché bannissant tout recours à la langue populaire même dans la khardja . Le muwashshah, devenu plus « sérieux », perd ainsi son « âme ». Des poètes soufis comme al-Shushtarî ou Ibn ‘Arabî avaient bien utilisé auparavant la poésie strophique pour traiter des sujets spirituels, mais ils étaient restés fidèles à l’esprit des pionniers du genre. Ils ne s’étaient pas contentés d’emprunter « l’enveloppe » muwashshah, mais surtout le style et même le lexique amoureux et bachique auquel ils avaient su imprimer une véritable alchimie.

Mais au Machrek comme au Maghreb, le muwashshah continue toujours de séduire parce qu’il reste un genre vivant grâce à la musique qui le véhicule. Ceci est tellement vrai que le nom du muwashshah désigne en Syrie et au Liban le genre musical qui l’utilise. Poésie et musique se trouvent ainsi plus étroitement liées qu’elles ne l’étaient à l’époque médiévale en Espagne musulmane.

La qasida classique





Permanence d’une forme

La poésie arabe est dominée par la forme qasida née dans le désert d’Arabie au sein de tribus nomades. Devenue citadine, la société musulmane a maintenu cet héritage en l’état pendant de longs siècles.
Si les poètes des cités omeyyade ou abbasside abandonnent assez vite les thèmes liés à l’errance bédouine, c’est d’abord parce que les auteurs du IIIème/IXème siècle vivent dans un nouvel environnement tant géographique que social. Ils n’éprouvent plus la nécessité de recourir à un langage qui a été forgé pour exprimer des relations sociales et une nature qu’ils ne connaissent plus concrètement.
Les contemporains d’Abu Nuwas, à l’époque de Harun al-Rachid ont besoin de commentaires pour comprendre le sens des “Mu’allaqat”. Pour saisir toutes les nuances qui faisaient la richesse et l’originalité des descriptions du désert, des éléments naturels et de la faune qui se trouvent dans les poèmes d’un Labid, Chanfara ou Imru’ al-Qays, il fallait désormais recourir à des “dictionnaires”.
Par contre, sur le plan structural, rien ne changera fondamentalement avant le mouvement de rénovation poétique qu’a connu al-Andalus à la fin du Xème siècle lors de l’émergence de ce qu’on appellera le “muwashshah”.

Les contraintes

Le poète entretient avec le monde invisible un rapport particulier. Il est un réceptacle privilégié de puissances et de pouvoirs magiques. Il en retire des impressions, des sensations et une vision souvent proches du fantastique. C’est en ceci que le poète est un “habitant d’une autre planète. Ses mots empruntent au langage commun une enveloppe qui recouvre désormais de nouvelles significations. Aucun dictionnaire ne donnera le sens d’un poème.
Mais aussi inspiré soit il, le poète est toujours contraint de s’exprimer dans un cadre formel indépendant de son choix. Il doit se plier presque toujours à une structure définie avec rigueur par ses prédécesseurs.
Ainsi la qasida est construite selon une succession de vers (bayt pl. abyat) composés chacun de deux hémistiches (shatr pl. ashtar). Le bayt s’achève par une rime (qafiya pl. qawafi) et il est construit sur un mètre (bahr pl. buhur) qui reste le même tout le long du poème.
Du point de vue rythmique, chaque bayt est une unité respiratoire qui ne peut excéder un certain volume. Son étalement est fonction des capacités respiratoires humaines. A l’origine, le poème est composé en vue d’être déclamé en public par un rhapsode (rawi pl. ruwat) qui seconde souvent le créateur du poème dans cette tâche.
Sur le plan sémantique, la tradition consiste à donner à chaque bayt une autonomie. Chaque vers doit se suffire à lui même et porter un sens complet même s’il participe avec ce qui le précède et/ou le suit à une signification plus large.
Ainsi, le vers apparaît comme étant une entité signifiante tributaire du souffle par son mètre et lié au flux sanguin et au battement du coeur par son rythme (wazn pl. awzan).

Structure de la qasida
La structure de la qasida est binaire. Chaque vers comporte deux hémistiches où s’expriment :
- des idées complémentaires ;
- des idées opposées ou antithétiques ;
- des idées proches ou parallèles.
Quant à la complémentarité, elle permet de lier la cause à la conséquence, le thème au prédicat, l’action au lieu où elle se déroule ou à celui qui l’accomplit.

YA QALBI KHALLI L-LHAL …













LES RIMES

Le poème présente une organisation particulière des rimes. A la différence des poèmes qui appartiennent au genre qasida dont la rime est unique, cette composition comporte un changement de rimes selon le schéma suivant :
---------------------------al ( a ) ---------------------------LU ( A )
---------------------------al ( a ) ---------------------------LU ( A )
---------------------------al ( a ) ---------------------------LU ( A )
----------------------an (b) -------------------LAH ( B )
----------------------an (b) -------------------LAH ( B )
----------------------an (b) -------------------LAH ( B )

---------------------------ya ( c ) ---------------------------UM ( C )
---------------------------ya ( c ) ---------------------------UM ( C )
---------------------------ya ( c ) ---------------------------UM ( C )
----------------------an (b) -------------------LAH ( B )
----------------------an (b) -------------------LAH ( B )
----------------------an (b) -------------------LAH ( B )

En plus des rimes finales – A A A, B B B et C C C -, le poème possède des rimes internes – a a a, b b b et c c c -.
Pour cette raison, le poème appartient à un genre inventé en Espagne musulmane et dénommé muwashshah ou zajal selon la langue utilisée.

LE WAZN
Un découpage syllabique donnerait pour la première ligne (ne l’appelons pas bayt) :ya /qal /bi/ khal /lil /hal/= 6 syllabes + yam/ shi/ ‘a/ la/ ha/ lu = 6 syllabes
On retrouve le même nombre de syllabes dans chacune des lignes suivantes. Cependant, en poésie arabe le poème répond à une autre manière de découper le rythme. On tient compte de la différence entre syllabes brèves et syllabes longues. Ainsi dans la 1ère ligne, la syllabe brève ‘a (dans ‘ala) n’est pas équivalente à la syllabe longue lá.
Le découpage en brèves et longues , pour être obtenu, doit commencer par la décomposition en mutaharrik et sakin, selon le schéma suivant :
يَاْ قَلْبِيْ خَلْلِيْ لْحَاْلْ يَمْشِيْ عَلَىْ حَاْلُوْ
Ce qui donne la suite de syllabes mues et non mues :
° I ° I °I I °I ° I °I °I°I °I ° I °I = 6 syl. longues +5 brèves et une longue.
- 2ème ligne : o l o l o l l l o l o o l o l o o l l o l o l
- 3ème ligne : o l o l o l o l o l o l o l o l o l l o l o l
- 4ème ligne : o o l o l o l l o l o l o o l o l o l l o l o l
- 5ème ligne : o o l o l o l l o l l o l o o l o l o l l o l o l
CHOIX DU LEXIQUE
Le poète met en œuvre plusieurs moyens dans sa création qu’est le poème. Celui-ci se caractérise par un espace limité dans lequel le poète doit exprimer ce qu’il ressent (al-sha’ir est celui qui est capable d’un shu’ur très développé). Il exprime donc ce qu’il ressent à l’aide de mots qu’il organise selon des règles très précises (c’est le sens du mot nazm qui sert à désigner l’activité du poète en arabe).
Le poète est tenu de mettre ensemble des mots dont la proximité provoquera des effets sur l’auditeur ou le lecteur. Son choix va être fixé par la nécessité de dire un maximum de choses dans un minimum d’espace. Aussi les mots doivent –ils sonner ensemble à deux niveaux : phonique et sémantique.
Aspects phoniques
La rime installe une répétition sonore unique –dans la poésie traditionnelle- ou multiple –comme dans le muwashshah et le zajal-. C’est une reprise sonore, la plupart du temps au niveau de syllabes identiques de mots différents Mais cela ne suffit pas et c’est là qu’interviennent les rimes internes et les assonances qui installent un réseau sonore supplémentaire : les mots vont se faire l’écho les uns les autres ailleurs qu’à la fin de chaque vers
Exemples
- al- hal et halu
- laqwal et qalu
- al-faraj et ifarraj
- al-hukma et hukm
Le poète utilise aussi les répétitions soit dans le même vers soit entre deux ou plusieurs vers séparés. C’est le cas du mot al-huzn dans les lignes 5 et8.
Aspects sémantiques
Un réseau de significations va s’installer entre des termes différents mais désignant une réalité voisine (synonymes = muradifat) ou des termes opposés (antinomies = tibaq).
Exemples :
- utruk et asghi, al-huzn et as-silwan, al-amhan et yufarrij, tarfa’ et tudha’. = tibaq
- amhal et la ta’jal = muradifat
On peut également regrouper les termes appartenant au même champ sémantique. Ainsi celui de l’espoir (que tout malheur a une fin) ou de la foi en Dieu (Maître du Destin).
Aspects syntaxiques
Le poète exploite une autre dimension de la langue :la syntaxe ou l’ordre des mots dans la phrase. Il construit des parallélismes d’une ligne à l’autre avec des phrases dont le sens s’étend sur une ligne entière avec une pause à l’hémistiche qui en interrompt le sens le temps de provoquer une attente et de permettre au lecteur ou à l’auditeur de deviner la suite du discours.
Plusieurs structures sont ainsi mises à contribution : deux propositions impératives mises en parallèle : utruk….et asghi…amhal et fa-la ta’jal.
Schéma de communication
Le poète crée une situation, élabore un scénario et crée des personnages dont le plus important est celui qui dit « JE ». C’est le « narrateur » qu’il ne faut pas confondre avec le poète qui en est le créateur.
Dans ce poème, celui qui parle s’adresse à soi-même en utilisant une kianaya (qalbi = l’organe pour la personne). Il s’adresse des conseils de conduite dans les moments difficiles : il faut écouter ceux qui prônent la patience et la foi en Dieu et se détourner de tous les autres propos.
Poème sur la conduite à tenir face aux malheurs, il constitue une véritable profession de foi par l’affirmation dès la 4ème ligne
- de la soumission de l’homme à son Créateur
- de la Toute Puissance de Dieu qui est à l’origine du malheur comme de la joie et dont les décrets sont imparables
- la foi dans la Miséricorde divine
- le peu de crédit qu’il faut accorder aux vicissitudes de la vie.
Les propos du narrateur ne manqueront pas de faire leur effet sur l’auditeur hésitant. Ils lui communiquent ce que le narrateur prône pour lui-même. Ce moyen permet au poète de ne pas affronter directement l’auditeur et de faire parvenir son message.

LA RIME










Le fonctionnement de la rime constitue l’une des caractéristiques fondamentales du muwashshah par rapport à la qasida. Unique dans les poèmes traditionnels, elle est multiple dans la nouvelle poésie andalouse.
Elle aurait connu, selon les sources anciennes, une évolution qui pourrait être ainsi résumée :

- à l’origine : A bbb (ghusn) A (qufl) ccc A ddd A ddd A eee A
- 2ème étape : introduction de rimes internes au qufl
ABAB ccc ABAB ddd ABAB eee ABAB
- 3ème étape : introduction de rimes supplémentaires dans le ghusn :
ABAB cdcdcd ABAB efefef ABAB ghghgh ABAB …

Dans les poèmes étudiés (p. 265) de multiples cas de figure se présentent qui permettent au poète de faire preuve d’originalité et d’éviter la répétition monotone de la rime.
D’autres genres poétiques ont précédé le muwashshah dans la multiplication et la variation des rimes. Ainsi Bashshar Ibn Burd et Abu Nuwas ont pratiqué un genre dénommé « qasida muzdawidja ». Chaque vers est divisé en 2 hémistiches rimant entre eux selon le schéma suivant :

---------------------- A -----------------------A
---------------------- B -----------------------B
---------------------- C -----------------------C

Mais le genre le plus proche du muwashshah reste le « musammat » qui aurait été pratiqué par Imru’ al-Qays et al-Khansa. Sa forme aurait été la suivante :
---------------------A ------------------------A
---------------------A ------------------------A
--------------------------B

---------------------C ------------------------C
---------------------C ------------------------C
--------------------------B

Le muwashshah s’impose des règles de combinaison et apparaît en cela comme un genre inédit même s’il utilise et mène à leur terme des tentatives antérieures de rénovation.

LE THÈME DE L’IVRESSE


















Le Coran et l’ivresse
De mise en garde en mise en garde sur les méfaits de l’alcool, le Coran a fini par interdire purement et simplement toute boisson alcoolisée. Mais Dieu promet aux croyants vertueux une boisson paradisiaque évoquée à maintes reprises dans de nombreux versets coraniques.
• XXXVII,
45. On fera circuler parmi eux une coupe toujours jaillissante
46. blanc délice pour les buveurs
47. qui jamais n’entête ni ne fait déraisonner.
• XLVII,
15. et des ruisseaux de vin, délices des buveurs
• LVI,
17 Entre eux circuleront des échansons éternisés
18 avec des jattes, des aiguières, une coupe de jaillissement
19 qui ne leur cause ni migraine ni déraison .
• LXXVI,
5. Les vertueux boivent d’une coupe au mélange de camphre…
17. Ils y boivent d’une coupe au mélange de gingembre ;
18. une source qu’il y a là et dont le nom est Salsabîl…
• LXXVI,
21. Leur Seigneur les abreuve d’un breuvage de pureté .
• LXXVIII,
34 Des
coupes toujours remplies
35 qui ne feront entendre futilité ni menterie.
• LXXXIII,
25. On leur donne à boire d’un nectar scellé .
Ivresse mystique, ivresse profane
« Les poètes profanes lui feront signifier les plaisirs mondains et les poètes mystiques la grâce divine, l’ivresse de l’amour spirituel et la science ésotérique. »
Le vin est pour les soufis ce qui permet de réaliser l’unification et d’annuler toute pluralité phénoménale. L’égo est détruit et tout est absorbé dans l’unité.
Les soufis ont tiré parti et interprété spirituellement des versets du Coran qui parlent de boissons, de vin, de coupes, de sources et d’échansons :
La taverne peut être le lieu de réunion des soufis, comme elle peut signifier le monde entier, manifestation de l’Absolu.
L’échanson (al-sâqî) peut être Dieu versant Sa Grâce ou le mystique initié capable de la communiquer aux hommes.

Dans la poésie andalouse profane, l’ivresse est un élément fondamental dans le thème du carpe diem. Les poètes se sont chargés d’installer les assemblées promises sur terre avant la mort. Les amants partagent leurs coupes au moment des retrouvailles après la longue et dure séparation comme le feront les bienheureux unis à leur Créateur. La douceur du vin et l’ivresse qui en découle est un avant-goût de la volupté sensuelle qui suivra le moment des retrouvailles. C’est un moment de partage lors d’une fête en l’honneur du bien-aimé. Ce dernier convie parfois des commensaux de qualité pour des libations au sein d’une nature complice. Les coupes tournent à la ronde, elles chassent les ennuis et redonnent vie aux amants qui languissaient l’un de l’autre.
Dieu n’est pas toujours oublié car certains textes sont consacrés au thème du Pardon adressé au Miséricordieux. L’andalou épicurien est généreux, ilt n’hésite pas à dépenser sa fortune pour ces moments d’ivresse :

Écoute les rossignols en fête,Ne chantent-ils pas à tue-tête :Qu’il n’y a que les êtres doués de raisonNe dilapident leur fortune dans la boisson ?
Comme pour les soufis sur le plan spirituel, le vin et l’ivresse sont pour les poètes profanes, le moyen de réunir ce qui était séparé. Il est d’ailleurs très difficile de distinguer le profane du sacré dans certains poèmes comme celui qui est chanté dans le mouvement final de la nawba raml al-maya.
Ce texte célèbre la fin de la séparation des amants avec des expressions sans équivoque : le bien-aimé accepte l’union et participe au madjlis de l’amant.
(...) Le feu du vin embrase nos sens.

Dans l’assurance de la paix du Seigneur.Echanson, verse moi à boire dessous les frondaisons ;Verse moi à boire ainsi qu’à mes amis.Il n’est doux de boire qu’au milieu de ses frères.(...)Seigneur réunis moi à ceux que j’aime,Rétablis notre unité perdue !La vie n’a de sens que dans la présence de l’amour.(...)
Qu’il est doux de se retrouver dans l’unité de l’amour(...)Réunis moi, Seigneur à ce que j’aime,Reforme, Seigneur, le monde de mon amour.La vie ne mérite d’être vécue qu’au son du luth et des chants.L’absence est enfer et la présence paradis.

On retrouve dans ce poème le thème de la réunion spirituelle où les disciples sont ensemble pour recueillir le savoir que le shaykh va leur dispenser. La coupe symbolise l’esprit du maître et le vin son savoir. L’union s’établit entre Dieu, le shaykh et les murîd-ûn.
L’interdiction de consommer le vin et de rechercher l’ivresse n’est pas toujours clairement formulée. Elle apparaît liée à l’acharnement des ennemis de l’amour à poursuivre de leurs blâmes et de leurs reproches les amants. Mais ceux-ci ne renoncent ni à l’amour, ni à l’ivresse comme on peut le constater dans ce zadjal :

Yuqâl lî tub (maya)
On me dit : Repens-toi ! Repens-toi !En vérité, je suis victime d’un déni de justice.Dites-moi comment me repentir,Quand boire et aimer m’occupent tout entier.Pourquoi, bonnes gens, me reprochez-vous ma conduite ?Je ne connais rien de mieux, rien de plus agréable qu’une coupe pleine,Avec des convives choisis, au milieu d’échansons et de musiciens.Le vin est mon mal, ma servitude, le sommeil de ma raison.Dites-moi comment me repentir,Quand boire et aimer m’occupent tout entier.

Résumé de l’article Muwashshah de G. Schoeler, in Encyclopédie de l' Islam


















1. Nom

Muwashshah ou muwashshaha, pl. –at, est le nom d’un genre de poésie strophique qui, selon la tradition locale, a pris naissance dans al-Andalus vers la fin du 3ème /9ème siècle et figure parmi les sept genres post-classiques de la poésie en arabe.

2. Structure
Le muwashshah possède un schéma de rimes particulier et une partie finale spéciale, la khardja. Le corps du poème est toujours composé en arabe classique, tandis que la partie finale est en majorité non-classique (arabe dialectal ou roman mêlé plus ou moins au dialectal ; très rarement roman pur).
Les strophes sont construites sur le même modèle et présentent une alternance régulière de deux éléments. Le nombre de strophes est de cinq la plupart du temps. La première strophe est parfois précédée d’un matla’ .

3. Terminologie
Le nom viendrait de wishah « ornement porté par les femmes et consistant en deux séries de perles ou de pierres enfilées ou réunies dans un ordre régulier, les deux séries étant disposées en sens opposé, l’une d’elles retournée sur l’autre » (cf. Lane).
Selon I. Abbas, le muwashshah serait ce qui est caractérisé par une couleur différente de sa couleur normale (ou par des rayures), ou un vêtement brodé ou ornementé » ;
L’auteur de ce genre de poésie est appelé washshah et la composition de poèmes de ce genre est du tawshih.
Un poème avec matla’ est dit tamm et celui qui en est dépourvu aqra’.
La terminologie concernant les diverses parties d’un poème n’est pas homogène, elle diffère d’un auteur à un autre (cf. tableau Thèse de S. Benbabaali).

4. Thèmes
On doit distinguer entre le thème du corps du poème et celui de la khardja.
Pour le premier, les muwashshahat. sont surtout des poèmes d’amour et des panégyriques.
Les poèmes bachiques sont aussi très fréquents (la scène du banquet est souvent placée sur un fond de description de la nature).
Parmi les poèmes d’amour, ceux qui traitent d’un amour non partagé et de l’éloignement de la bien-aimée commencent, comme les qasidas, par un prologue amoureux (nasib).
L’existence de muwashshahat sur le thème de l’ascétisme et de la renonciation au monde (dites mukaffirat) est attestée par Ibn Sanaa al-Mulk. Ces poèmes auraient toujours été des mu’aradat de modèles profanes.
Certains thèmes (plutôt genres, n.d.R.) de la poésie traditionnelle tels que la satire (hidja’), la déploration (ritha’) et la chasse (tard) ne se trouvent pas dans les poèmes des premiers temps.
A partir du 7ème /12ème siècle, le muwashshah a été utilisé par des poètes sufis (Ibn Arabi et Shushtari entre autres).

5. La khardja
La khardja est une citation – réelle ou fictive – mise dans la bouche soit d’une personne (le personnage célébré, la bien-aimée, une jeune fille amoureuse, le narrateur lui-même), soit d’un animal (ex. une palombe), ou enfin d’une chose ou d’un concept personnifié (l’amour, une bataille).
Verbes de transition vers la khardja ;
Contenu de la khardja.

6. Recherches sur la khardja
Intérêt exagéré pour les khardjas romanes.
Découvertes de S. M. Stern. Et de E. G. Gomez : les khardjas seraient la plus ancienne poésie profane qui existe en roman.
Composées par les poètes arabes eux-mêmes ? Écrites dans une langue mêlée, elles reflèteraient le milieu et l’univers de motifs caractéristiques de la culture andalouse mixte.
Livre de Gomez critiqué pour le caractère souvent insoutenable du déchiffrement et/ou de la reconstruction des khardjas.

7. Métrique
Aussi controversée que la nature des khardjas romanes. Selon savants espagnols et américains: métrique portait à l’origine sur la syllabe et l’accent, alors que d’autres savants européens et arabophones sont convaincus que nous avons affaire à des mètres quantitatifs.
On rencontre des mètres khaliliens modifiés et des combinaisons de pieds qui n’existent pas dans la poésie classique, ce que l’on a donc appelé ‘arud étendu ou élargi. D’après F. Corriente (dans JAL, XII(1982), 76-82 et XVII (1986), 34-49), les mètres du muwashshah représentent une adaptation andalouse du ‘arud, en ce sens que la quantité longue des syllabes dans la métrique arabe est remplacée par leur accent.

8. Musique
Le muwashshah est destiné à être récité en musique, bien que nombreuses pièces peuvent très bien ne jamais avoir été chantées.
Cf. sur le sujet le document : « La nawba andalouse ».

9. Origine
Ibn Bassam et le passage sur le muwashshah dans la Dakhira(I, 468-470).
Ibn Saïd-Ibn Khaldoun (Muqaddima, III, 390).
Cf. Chapitre : « sources anciennes ».

10. Les grands poètes andalous
Le premier dont subsistent des poèmes de ce type est ‘Ubada Ibn Maa al-Samaa (m. après 421/1030).
Tawa’if: Ibn al-Labbana (m. 507/1113), Muhammad Ibn ‘Ubada al-Qazzaz.
Sommet de ce développement durant la période almoravide : Ibn Baqi (m. 545/1150) ; Al-A’ma al-Tutili (m. 525/1130) ; Ibn Badjdja (m. 533/1139).
Almohade : le représentant le plus important est Ibn Zuhr (m. 595/1198).
Pour la période postérieure : Ibn Sahl (649/1251), Lisan al-Din Ibn al-Khatib (m. 776/1375) et Ibn Zamrak (m. après 795/1393).
Parmi les sufis : Ibn Arabi, Ibn al-Sabbagh et surtout Al-Shushtari (m. 668/1269).

Le thème de l’amour dans le poèmes andalous chantés















Tombeau du poète Hafiz en Iran



L’homme, la femme et le cosmos

Les hommes (en tant qu’amants) sont appelés à participer à l’élan vital de la nature et à la symphonie du cosmos par les créatures animées et inanimées appartenant à tous les niveaux de la création. Dans leur aspiration au bonheur, ils doivent affronter en permanence les ennemis de l’amour (raqîb, wâshî, ‘âdhil, lâ’im etc…) qui tentent de les empêcher de répondre à l’appel de la vie, de l’amour et de l’ivresse.
Le Créateur est évoqué en tant que Maître du destin des amants. C’est à Lui que l’amant adresse sa plainte. Face aux épreuves qu’il subit, il recherche Son secours à la fois contre les intrigues des jaloux et des envieux, mais aussi contre l’indifférence et la tyrannie de la bien-aimée. Enfin, il lui arrive aussi de Lui exprimer ses regrets tardifs après une vie passée dans l’inconscience.
La lecture des muwashshahât et azdjâl qui constituent le répertoire actuel de la nawba maghrébine permet d’établir une « échelle cosmologique » des principaux éléments qui participent à l’univers amoureux et bachique.

Au plan terrestre :
Les parterres de fleurs,
Les canaux et cours d’eau : ruisseaux, rivières
Les animaux,
Les arbres : branches, fleurs, frondaisons ;
Les collines, les montagnes.

Au plan intermédiaire
Les oiseaux ;
La brise, le vent ;
Les nuages, la pluie.

Au plan céleste
Le soleil ;
La lune ;
Les étoiles.

Mais c’est la femme qui apparaît comme la créature réunissant en elle toute la nature, tout le cosmos et même les créatures du Paradis :

Yaqûlûna fî l-bustâni husnun wa bahdjatun…wa in shi’ta an talqâ al-mahâsina kulla-hâfa-fî wadjhi man tahwâ djamî‘u l-mahâsini
On dit que charme, beauté et joie de vivreSe trouvent dans le jardin...Si tu désires toutes ces merveilles,C’est dans le visage de celui que tu aimes,Que tu les rencontreras.

• Les astres (soleil, lune et étoiles) resplendissent sur son front ou son visage ;
• La délicatesse de sa démarche et la beauté de ses yeux évoquent celle des gazelles et des faons ;
• Sa taille élancée, fine et souple évoque les rameaux du saule ;
• On admire la couleur des roses sur ses joues ou ses lèvres ;
• Son haleine exhale les parfums les plus exquis et les plus délicats ;
• L’amant déguste dans sa salive les boissons paradisiaques ;
• Les perles les plus rares sont dans sa bouche,
• Les fruits aux formes parfaites poussent sur sa poitrine ;
• Ses yeux ont la noirceur envoûtante de ceux des houris.

Les poètes andalous et leurs successeurs ont ainsi concentré dans le corps de la femme un univers miniature avec ses minéraux, végétaux et animaux. Ils y ont uni aussi les plaisirs du monde terrestre aux délices du Paradis promis aux bienheureux dans l’au-delà. Par leur poésie, les washshâhûn tentent de réintégrer, avant l’heure, le Paradis d’où l’homme a été chassé à l’aube de la Création. L’expérience de l’amour est celle qui permet aussi à l’amant de saisir la multiplicité des apparences dans la réalité unique de l’Aimé. Un seul poète serait trop impuissant à donner à voir et à savourer toute cette beauté et ce bonheur. Cette poésie parvenue jusqu’à nous de manière anonyme est avant tout une oeuvre collective. Chaque individu y a apporté sa contribution dans la quête humaine d’absolu.
L’Amour : union et séparation
L’amour se décline sous ses deux aspects : il est dans l’union comme il est dans la séparation. C’est ainsi en tout cas que les poètes andalous et leurs successeurs nous l’ont présenté dans leurs compositions. Le narrateur principal dans ce genre de poésie est très souvent un amant qui goûte la douceur comme l’amertume de l’amour comme le proclame al-Kumayt ibn Zayd.

Al-hubbu fî-hi halâwat-un wa marârat-unw-al-hubbu fî-hi shaqâwat-un wa na‘îmun.

L’amour est douceur et amertumeL’amour est infortune et félicité.

• Les thèmes de l’union et de la séparation sont traités selon des combinaisons diverses :
• L'amant qui a connu le bonheur de l'union est ensuite séparé de sa bien-aimée ;
• L’amant qui a longtemps souffert de l’absence de l’être aimé, est finalement gratifié de la visite de celle qu’il désire;
• L’amant souffre de l’indifférence de celle qui l’a envoûté et qui ne daigne pas répondre à ses avances.
• L’amant, qui goûte aux délices de l’union, redoute au coeur même de son bonheur les risques d’une séparation.
Variations sur un thème
L’ingéniosité des poètes andalous réside dans leur capacité à présenter des variations infinies de situations à partir de ces canevas très simples.
Pour commencer, la séparation comme l’union ne se présente jamais sous le même aspect dans la bouche de l’amant qui en fait part. Elles sont aussi originales que peuvent l’être des expériences individuelles, toujours inédites, parfois presque indicibles. C’est la raison pour laquelle le poète a parfois recours à des métaphores excessives:

Al-bu‘du Djahîm wal-qurbu Djanna( L’éloignement est un enfer et l’union un paradis).
Au lecteur ou à l’auditeur de mobiliser ce qu’il possède des innombrables descriptions inimitables que le Coran a données de ces deux pôles de récompense et de chatîment.
La souffrance morale et physique
La souffrance due à la séparation mine totalement l’être de l’amant éperdu. Il perd le goût de la nourriture et le sommeil le fuit. Il dépérit, devient pâle et chétif. Véritable moribond, il veille, esseulé, avec les étoiles pour uniques compagnes. Son état révèle alors la passion que les régles de la courtoisie imposent pourtant de cacher. Et ce qui accroît sa peine, c’est la satisfaction des espions envieux, des cancaniers malveillants et des censeurs hypocrites. Ils se délectent de son malheur et ont le beau rôle de lui signifier qu’il mérite les tortures qu’il subit.
Quel que soit l’aspect sous lequel la séparation est décrite par le poète, elle est toujours une épreuve nécessaire qui permet de vérifier si l’amant mérite l’union à laquelle il aspire ou non. « Il n’y a pas d’amour heureux » proclame Aragon. En effet, les poèmes où les amants donnent à voir leur souffrance constituent la majorité du corpus des poèmes strophiques chantés au Maghreb.
Les alliés de l’amour
Heureusement l’amant n’est pas toujours seul. L’amour a aussi ses alliés et défenseurs. C’est à eux que s’adresse la plainte de l’amoureux éploré. Commensaux, amis compréhensifs et personnes à l’esprit tolérant sont interpelés afin d’apaiser la douleur ou de juger du bon droit des amants persécutés par les ennemis de l'amour. Ils interviennent rarement dans le drame que vit celui qui les apostrophe. Mais ils semblent lui prêter une oreille compréhensive. Ils lui permettent ainsi de se soulager en exprimant sa peine.
L’espoir fait vivre
L’amant souffre, certes, mais n’est pas désespéré. Bien au contraire. Malgré les obstacles qu’il rencontre sur son chemin et qui le séparent encore de sa bien-aimée, il garde le ferme espoir de voir sa belle lui revenir ou céder à ses avances. Les atouts du « martyr » de l’amour sont une fidélité sans faille et une soumission totale aux caprices de la bien-aimée. Il a sa sincérité pour lui et sa dulcinée ne peut pas le nier. Il est prêt à reconnaître ses erreurs : parfois trop impatient, trop ambitieux ou pas assez discret. Il avoue même s’être engagé dans la voie de l’amour sans avoir évalué tous les risques que comporte une telle aventure. Mais décide t-on vraiment quand il s’agit d’aimer ? :

Al-djamal fattân wa-l-‘ishqu baliyya( La beauté est cause de troubles et la passion est une calamité! )

Dieu au secours des amants
Quand ses propres forces lui semblent en-deçà de l’épreuve à laquelle il est soumis, il s’en remet à Dieu Tout-Puissant qui est - bien entendu - toujours du côté des amants. Il Le rend témoin de sa fidélité, de son endurance et de la pureté de ses sentiments et lui demande d’amadouer sa belle et de neutraliser les ennemis de l'amour. Il lui arrive parfois, mais très rarement d’avouer son échec :

Ya Allâh tawba !( mon Dieu, je veux me repentir.)
Mais on devine qu’il ne s’agit là que d’une ruse pour s’attirer la protection divine et repartir de plus belle à la conquÍte de son amour perdu.
Man qalli tub wa anâ na‘shaq wa nashrabQui donc m’invite au repentir à l’heure d’aimer et de s’enivrer.

L’union réalisée
L’amant fidèle et soumis est souvent récompensé par le retour de la bien-aimée. Elle répond enfin à ses avances ou le comble d’une visite souvent nocturne. La rencontre des amants aprés la longue absence est alors l’occasion de fêtes sublimes dont les poètes nous gratifient dans de nombreux poèmes andalous. Seuls ou en compagnie de convives de choix, les amants trinquent à leurs retrouvailles. Le vin est partagé et l’ivresse vient révéler à l’amant des aspects insoupçonnés de la beauté de sa bien-aimée. Le front est plus éclatant de clarté, les yeux plus envoûtants que celles des houris et la salive de l’aimée surpasse en douceur le nectar que l’on sert à la ronde.
La vengeance
C’est l’occasion de rendre la pareille aux ennemis d’hier. Et ce genre poétique qui ignore la satire fait alors une exception quand il s’agit de se gausser des ennemis de l'amour. Au grand dam des jaloux et des censeurs, les amants tirent les rideaux de leur demeure pour une nuit d’étreintes. Quant au raqîb, il passera sa nuit dehors à ronger son frein.
La langue de l’amour
La langue arabe dispose pour nommer l’amour de dizaines de mots forgés depuis l’époque préislamique et qui ont servi pour rendre compte de la diversité et de la complexité des états amoureux.
‘Ishq, hawâ, wadd, sabb, hiyâm,shaghaf bien sûr, mais aussi djunûn, walah, tatayyum, law‘a, wajd, kalaf etc. À chaque terme est sensé correspondre un état amoureux particulier. Dans la poésie arabe, l’ignorance d’un terme n’a pas que des conséquences littéraires mais une incidence plus profonde, car ignorer le mot c’est être amputé d’une couleur ou d’un parfum de l’amour. À l’inverse, l’être amoureux à qui l’expérience révèle une émotion inédite est en devoir de chercher le mot qui nomme exactement ce qu’il ressent. Pour ce faire, il dispose de racines à partir desquels il peut forger le terme qui se rapproche le plus de la réalité vécue.
Selon ce principe, on pourrait penser que le vocabulaire amoureux ne cesse de s’enrichir avec chaque nouvelle génération de poètes qui a pour tâche de « réinventer l’amour » et les mots qui le disent. Or c’est le contraire que l’on constate malheureusement. Que faut-il en penser ? Il n’y a que deux hypothèses.
- Ou bien les poètes anciens parlaient d’une réalité qu’ils ignoraient. Ils confirmeraient alors le verset qui affirme « qu’ils divaguent dans chaque vallée et disent ce qu’ils ne font pas » .
- Ou bien les hommes savent de moins en moins aimer et leur vocabulaire pour exprimer ce qu’ils ressentent diminue comme une peau de chagrin.
En tout cas le constat est sans équivoque, les chansons andalouses ont vu se réduire leur vocabulaire amoureux de façon dramatique. À moins que l’expression de ces états passe depuis une certaine époque par d’autres voies rhétoriques que celles qu’empruntaient les Anciens : paraphrases, métaphores, etc. plutôt que celle de l’accumulation de substantifs.