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lundi 12 janvier 2009

LES HOMMES DE LETTRES DU GHARB: ROYAUME DE BADAJOZ (BATALYAWS)

Nous commençons à présent la publication de la traduction des biographies et des citations données par Ibn Sa'id dans son ouvrage ("Al-Mughrib"). Les hommes de lettres seront cités d'après les royaumes des Taifas où ils ont vécu et/ou exercé leur art poétique.


I. ROYAUME DE BADAJOZ (BATALYAWS) (1)

1. MERIDA

255- Abû al-Rabî‘ Sulaymân b. Muhammad b. Asbagh IBN WÂNSÛS. (2)
• Prosateur et poète d’origine berbère, sa famille a gouverné à Mérida. Il a lui-même exercé des fonctions politiques dans la région de Cordoue. Il fut nommé ministre et acquit une grande réputation.
• Parmi ses compositions, les vers suivants :
«
Kayfa lî an a‘îsha… »
« Ô mon astre, comment puis-je vivre sans toi,
alors que tu t’es éloigné de moi ?
Le jour où je te vois est à mettre sur mon compte,
c’est un jour de bonheur qui ne s’efface jamais ;
Mon désir est que tu n’approches nul autre que moi ;
Mais à cela tu ne veux point consentir ».

• De lui également :
« L’amour a appris l’insomnie à mes yeux
et a décrété que je dois me soumettre et patienter.
Toi qui es semblable au soleil et à la lune, pourquoi me fuis-tu
alors que devant toi je suis toujours ébloui ? »

(1) Voir
Al-Mughrib, pp.360-378.

(2) « Lettré, penseur et savant, homme de caractère, il vivait à l’époque de l’émir Abd Allâh b.Muhammad souverain omeyyade d’al-Andalus chez qui il était très honoré », ad-Dabbî, Bughyat al-multamis, p. 287 ; « Ministre de l’émir ‘Abd Allâh auprès de qui il jouissait d’une grande considération, homme de lettres, poète original doué dans l’expression argumentative et rhétorique et doté d’un jugement solide », Ibn al-Abbâr, al-Hulla al-siyarâ’, p.88 ; al-Humaydî, al-Djudhwa, p. 209

LES HOMMES DE LETTRES DU GHARB DANS AL-MUGHRIB D’IBN SA‘ÎD


Silvès, Portugal, vue de la forteresse des Abbadides

L'article qui suit a été présenté par Saadane BENBABAALI à un Colloque international
à l'Université de l'Algarve (Faro, Portugal) organisé par la regrettée Teresa JUDICE, professeur d'archéologie musulmane. Il est dédié à la mémoire de cette collègue qui a oeuvré jusqu'à son dernier souffle au développement des études arabo-andalouses au Portugal.
INTRODUCTION
1. Brève esquisse de la vie littéraire dans l’Occident d’al-Andalus.
Le Gharb al-Andalus a partagé avec le reste de la Péninsule ibérique sous domination musulmane une histoire commune jusqu’au milieu du XIIIe siècle. Cette communauté de destin sur les plans économique, politique ou social eut lieu également sur le plan artistique et plus particulièrement littéraire. Une histoire de la littérature arabe spécifique à la partie du territoire andalou, devenue le Portugal par la suite, reste à faire. Le présent travail se veut une modeste contribution à un tel projet. Une recherche approfondie doit être menée afin de mettre en lumière les particularités du patrimoine littéraire légué par les hommes de lettres nés ou ayant vécu à un moment ou à autre à Badajoz, Mertola, Silves ou Shantamariyya-t-al-Gharb.
Il s’agirait, tout en reconnaissant les traits communs perceptibles dans la poésie ou la prose élaborée à Cordoue ou à Silves de prendre en considération l’ambiance sociale et culturelle particulière dans laquelle ont baigné les auteurs du Gharb. Par ailleurs, les poètes puisent leurs thèmes tout autant dans l’héritage légué par leurs prédécesseurs(1) qu’en leur sensibilité personnelle(2) tributaire d’un environnement humain et naturel spécifique. Le type de paysage, la couleur de la terre, la variété de la flore, le débit et la sinuosité des cours d’eau des environs de Silves ou de Mertola ont donc certainement laissé des empreintes et des nuances que nous devons déceler dans les descriptions de la nature par Ibn ‘Ammâr ou Ibn Hârûn.
L’art poétique andalou a connu, comme toute forme artistique, une évolution dans ses techniques d’expression ainsi que dans ses objectifs. Il serait donc très utile de préciser, dans la mesure du possible, les raisons qui lui ont permis de se développer dans telle ou telle direction, de déterminer les causes qui ont favorisé la prédominance de tel ou tel thème et d’analyser les conditions qui ont pu présider à l’émergence de tel ou tel poète. On ne peut pas affirmer, bien sûr, que chaque panégyrique, par exemple, est totalement déterminé dans son contenu comme dans sa forme, par le contexte historique dans lequel il a été produit. Mais il est évident que même lorsqu’il tisse les mailles de son poème selon son génie propre, le poète puise ses matériaux linguistiques et thématiques dans un fonds commun né avec les premiers bardes du désert d’Arabie et progressivement enrichi par les générations successives de shu‘arâ’ . Si les querelles entre « Anciens » et « Modernes », « Orientaux » et Andalous ne doivent pas masquer les traits communs entre les uns et les autres, la négation d’une spécificité de la production poétique du Gharb serait une grossière erreur.
Il est vrai, comme on ne l’a que trop répété, que toutes les régions d’al-Andalus connurent d’abord une période de fidélité voire de fascination pour les productions littéraires orientales notamment en poésie. Abû Nuwâs, al-Buhturî et surtout al-Mutanabbî étaient alors tenus pour des modèles indépassables. On considéra longtemps qu’il ne pouvait y avoir de création poétique (nazm) en dehors des règles de la qasîda antique élaborées et codifiées en Orient. Quant aux thèmes abordés au début de la conquête, nous pouvons facilement admettre qu’ils étaient imposés par la situation dans laquelle se trouvaient les premiers poètes arabes de l’époque. Ils célébraient les exploits militaires, pleuraient les héros morts au combat, exaltaient le courage des membres de la tribu engagés dans la bataille et exprimaient la nostalgie de la patrie lointaine.(3) Mais n’est-ce pas là justement que réside la première manifestation de l’âme andalouse ? D’abord « conquérants » et « exilés », les poètes découvriront et s’enracineront ensuite dans une contrée qu’Ibn Khafâdja déclare préférer même au Paradis Éternel :« Ô, habitants d’al-Andalus, quel bonheur pour vous d’avoir eaux, ombrages, fleuves et arbres ; le Jardin de la Félicité éternelle n’est pas ailleurs que dans votre territoire ; s’il m’était possible de choisir, c’est ce dernier que je choisirais » .(4)

Séville, Jardin de l'Alcazar
On conviendra donc que, malgré leurs efforts pour imiter leurs pairs du Mashriq, les hommes de lettres andalous exprimèrent une vision du monde unique en son genre qu’il nous appartient de découvrir et d’apprécier à sa juste valeur. C’est ce qu’ont fait al-Hidjârî ou Ibn Sa‘îd qui donnèrent à leurs anthologies des titres aussi évocateurs que al-Mushib fî gharâ’ib al-Maghrib et al-Mughrib fî hulâ al-Maghrib. (5)
Ces deux ouvrages constituent les meilleurs exemples de l’émergence dans la péninsule ibérique d’un « particularisme andalou » sur le plan littéraire. Mais un tel phénomène dans le domaine de la culture n’a pu apparaître et s’imposer que sur les bases d’une lente transformation sociale. Celle-ci a été rendue possible par la nature de la composante ethnique du « peuple andalou ». Quelle que fut leur importance, les Berbères venus des régions du Maghreb et les Arabes arrivés à l’occasion de la conquête, renforcés par l’afflux des djund syriens et des émigrés venus d’Asie au moment de l’émirat omeyyade de Cordoue, ne constituaient qu’une minorité. Ils étaient numériquement peu nombreux, non seulement par rapport aux autochtones « chrétiens », mais surtout -et ceci est d’une importance primordiale- par rapport aux néo-musulmans que l’on désignait sous le nom de muwalladûn. Ces derniers s’étaient convertis à l’Islam afin de jouir d’un statut personnel plus avantageux que celui de dhimmî. D’autre part, les mariages avec les femmes indigènes et le jeu du walâ’ (6) donnèrent naissance à une masse importante d’Andalous qui revendiquaient une origine arabe. Les muwalladûn s’arabisèrent complètement et s’intégrèrent à la société musulmane par un attachement souvent sincère à l’Islam.
Parallèlement à la constitution d’une population de plus en plus homogène, les souverains omeyyades s’entourèrent de cours littéraires où des hommes de lettres et des poètes commencèrent peu à peu à se dégager de l’emprise culturelle orientale. Encouragés par des pensions que leur octroyaient les monarques, de nombreux poètes trouvèrent un climat favorable à la création littéraire .(7) Une sensibilité andalouse commence à se manifester dans la poésie culminant avec les productions d’al-Ramâdî ou d’al-Kumayt (8) dont les poèmes se distinguaient par une expression délicate et raffinée de l’amour.

Silvès, Portugal, Murailles de la forteresse des Abbadides
C’est sous les Mulûk al-tawâ’if que la poésie va connaître un développement exceptionnel. De nombreux roitelets vont accorder une place de choix à l’art du nazm. Dans un souci de propagande, tout prince qui se respecte va s’entourer de poètes chargés de faire l’éloge de ses qualités dans des assemblées mondaines (madjâlis al-uns) où se côtoient poètes, chanteuses savants et fuqahâ’. Cette vie de cour, extrêmement raffinée, fut particulièrement développée par les Banû al-Aftas à Badajoz (414/1022-488/1094) et les Banû ‘Abbâd à Silves puis à Séville (414/1023-484/1091) pour ne citer que ces deux cas. Ces dynasties donnèrent à al-Andalus deux princes-poètes au destin tragiquement similaire : al-Mutawakkil et al-Mu‘tamid (9). C’est durant cette période également, qu’ un homme de lettres originaire de la ville de Santarem marqua de son empreinte l’histoire littéraire arabe médiévale. Il s’agit d’Ibn Bassâm (10) , l’auteur de la célèbre Dhakhîra fî mahâsin ahl al-Djazîra « qui constitue pour l’époque de la fitna et des reyes de taifas le document littéraire et historique le plus précieux. Non content de donner une notice et de citer des vers pour chacun des écrivains qu’il étudie, il enregistre, à propos des évènements historiques, de longs fragments d’une œuvre perdue d’Ibn Hayyân, al-Matîn. (…) Dans le cours de son ouvrage, (il) ne manque pas une occasion de marquer la supériorité des Andalous sur les Orientaux. » (11)
L’encouragement matériel et moral que les poètes trouvèrent auprès des princes de taifas suscita de très nombreuses vocations. Le métier de poète devint très prisé et des compétences se manifestèrent non seulement parmi les membres des classes aisées, mais aussi parmi les Andalous les plus humbles. Il est évident que ces poètes issus des couches sociales les plus modestes, enrichirent cet art du « ressentir » qu’est le fann al-shi‘r d’images neuves, de comparaisons inspirées de la réalité sociale et de termes nouveaux. La poésie du « peuple » valorisée par des monarques fiers de leur origine andalouse franchit ainsi les portes des palais où de fins connaisseurs lui donnèrent l’occasion de s’épanouir.
Après un peu plus de soixante ans, la période des reyes de taifas (423/1031-488/1095) s’achève sous les coups à la fois des armées chrétiennes et des conquérants almoravides. Les rivalités entre les nombreux princes qui cherchaient à s’attacher les poètes et les hommes de lettres les plus prestigieux étaient l’expression, sur le plan littéraire, des ambitions hégémoniques de certains mulûk comme les Banû ‘Abbâd ou les Banû al-Aftas sur le plan politique. En effet, si la multiplication des cours princières a eu un effet bénéfique sur le développement littéraire tant à Badajoz, qu’à Béja Lisbonne ou Silves, l’émiettement du pouvoir politique a facilité l’offensive des monarques catholiques. On assiste alors à un jeu d’alliances permettant aux rois chrétiens d’intervenir de plus en plus en territoire musulman.

Séville, Giralda
Les princes musulmans, incapables de s’opposer à la Reconquista « catholique », se tournèrent alors vers les Berbères du Maghreb. Ces derniers, sous la direction de Yûsuf Ibn Tashfîn, rallièrent à eux les armées des princes musulmans et remportèrent la bataille de Sacralias en 479/1086 qui donna un coup d’arrêt aux incursions chrétiennes. Mais les Almoravides, profitant de leur avantage militaire et politique auprès de la population musulmane, détrônèrent un à un les princes des taifas devenant ainsi les nouveaux maîtres du pays.Mais, conquise par les armes, la terre d’al-Andalus triompha de ses conquérants par sa douceur de vivre. Les descendants directs de Yûsuf Ibn Tashfîn se laissèrent vite gagner par le mode de vie des anciennes cours andalouses et reformèrent autour d’eux des cénacles de lettrés et de poètes. Aussi, l’idée d’après laquelle la vie littéraire et particulièrement poétique, aurait connu un déclin sous les Almoravides est démentie par l’importance de la production poétique durant les règnes de ’Alî b. Yûsuf (500/1106-537/1143) et de Tashfîn b. ‘Alî (537/1143-539/1145). Ainsi verra t-on le flambeau de la poésie rallumé par les Banû al-Qabturna, mais aussi par Ibn al-Rûh qui faisait partie des convives d’Ibrâhîm b. Yûsuf b. Tashfîn.
Plus tard, comme dans le reste du pays, lorsque le pouvoir des Almoravides commença à péricliter, de nouvelles dissensions apparurent dans l’Algarve. Ibn Qâsî reforma à Mertola une ta’ifa que reconnurent Ibn Wâzir à Evora et Beja, Muhammad al-Mundhir à Silves et Yûsuf al-Bitrûdjî à Niebla. Mais l’indépendance de la principauté ne dura pas longtemps et Ibn Qâsî, à la suite de trahisons de ses anciens alliés, appela les Almohades à son secours. Ces derniers envoyèrent une armée dans l’Algarve et soumirent tous les roitelets de la région. Jusqu’au milieu du 13e siècle, les villes du Gharb changèrent de mains plusieurs fois sans que le pouvoir des Musulmans soit sérieusement menacé. Mais entre 1232, date de la prise de Mora et de Serpa, et 1250, date de la chute de Faro entre les mains d’Alphonse III, le Gharb vit ses dernières années d’histoire commune avec le reste du territoire musulman.
Sous les Almohades, après une période assez brève marquée par le zèle religieux et l’austérité, le luxe et la vie de plaisirs d’al-Andalus finirent par avoir le dessus sur le puritanisme des nouveaux conquérants. Le successeur d’Abd al-mu’min, Abû Ya‘qûb (mort en 581/1184) s’entoura de lettrés et de savants. Prince cultivé, il commanda de nombreux livres pour la bibliothèque de Cordoue. À Séville, sa ville préférée, où il séjournait souvent, il s’imprégna de la civilisation andalouse au contact des deux plus grands penseurs arabes de l’époque : Ibn Tufayl (m. en 579/1185) et Ibn Rushd (m. en 595/1198).
La preuve de la richesse de la vie littéraire à cette époque est attestée par les auteurs du Mughrib. En effet, le Gharb eut des hommes de lettres au talent incontestable comme Ibn Munakhkhil (12), Ibn Abî Habîb et Ibn Wazîr de Silves sans oublier Ibn al-A‘lam qui fut qâdî à Shantamarriyyat al-Gharb (13). Tous ces lettrés, issus pour la plupart de familles de notables pratiquèrent l’art poétique dans tous les domaines et léguèrent à leurs successeurs des pièces exquises sur l’amour, la satire, la guerre ou le métier de kâtib.
Faro, Portugal, Porte dans la ville ancienne
2. Le problème des sources : du Mushib au Mughrib
Pour rendre au Portugal son patrimoine littéraire arabe médiéval, il faudra interroger tous les témoignages écrits disponibles. Or, comme le signalait Lévi-Provençal dans l’une de ses conférences : « Une bonne partie de la poésie arabe andalouse ne nous est parvenue que sous forme de citations, dans de grandes anthologies compilées en Espagne même : la Dhakhîra d’Ibn Bassâm ou les Qalâ’id al-‘iqyân d’al-Fath Ibn Khâqân, ou le Mughrib d’Ibn Sa‘îd, ou bien encore dans le Nafh al-tîb d’al-Maqqarî, qui date de sensiblement plus tard. Bon nombre de vers nous ont été de leur côté, conservés par les chroniqueurs et les biographes. Quant aux dîwâns proprement dits, c’est-à-dire les collections poétiques ordonnées et élaborées par les poètes eux-mêmes ou leurs commentateurs, leur nombre n’est pas considérable. » (14)
Le territoire qui est devenu le Portugal actuel s’étant détaché du reste d’al-Andalus à la fin de la première moitié du 13ème siècle (15) , les sources concernant le patrimoine littéraire du Gharb sont naturellement moins nombreuses et peu fournies en textes et en biographies. Il faut ajouter à cela la disparition de nombreux témoignages écrits comme le Kitâb al-Hadi’iq d’Ibn Faradj al-Djayyânî (16) ou le Mushib d’al-Hidjârî même si des passages de ces ouvrages ont pu être sauvés. C’est dire toute l’importance que revêt un ouvrage comme le Mughrib d’Ibn Sa‘îd.
Cet ouvrage est la suite de celui d’al-Hidjârî (17) commencé plus d’un siècle plus tôt sous le nom d’al-Mushib fî gharâ’ib al-Maghrib. C’est ‘Abd al-Malik Ibn Sa‘îd, aïeul du fameux historien et anthologue, qui était gouverneur de la Qal‘a des Banû Sa‘îd, dans les environs de Grenade, qui le commanda à son auteur. En effet, al-Hidjârî ayant fait l’éloge d’ Ibn Sa‘îd dans un poème qui enthousiasma ce dernier, le gouverneur le récompensa et se lia d’amitié avec lui. Impressionné par les connaissances d’al-Hidjârî concernant les hommes de lettres andalous et leurs productions en vers et en prose, il lui demanda de lui écrire un livre sur le patrimoine littéraire andalou.
Al-Hidjârî entama la rédaction d’al-Mushib vers 530/1135. L’ouvrage comprenait des informations sur les évènements survenus entre la conquête de l’Espagne et cette date. Quand il le remit à son commanditaire, celui-ci entreprit de le compléter par ses propres connaissances dans le domaine. L’ouvrage échut ensuite aux deux fils de ‘Abd al-Malik, Ahmad (m. en 558/1163) et Muhammad (m. en 591/1225) et enfin à ‘Alî b. Mûsâ qui l’enrichirent de données nouvelles. L’ouvrage fut achevé en Égypte en 641/1243 et fut connu sous le titre de Kitâb al-Mughrib fî hulâ al-Maghrib.
L’histoire de ce document inestimable qu’est al-Mushib est ainsi étroitement liée à la vie du dernier des protagonistes qui lui ont donné le jour. Après une jeunesse passée à Séville, partagée entre la vie de plaisirs et les études traditionnelles celui qui sera connu sous le nom d’Ibn Sa‘îd al-Maghribî quitta l’Espagne en 638/1241 pour accomplir le pèlerinage en compagnie de son père. Homme d’une grande curiosité, il passa de longues journées dans les bibliothèques des villes où il séjournait, complétant ses connaissances dans des domaines aussi variés que la géographie, l’histoire et la littérature. À son arrivée à Alexandrie, en 640/1242, son père mourut. Il fut accueilli par les hommes de lettres égyptiens qui n’ignoraient rien de sa renommée ni de celle de sa famille. Ibn Sa‘îd détenait alors un précieux ouvrage , le Kitâb al-Mughrib.

La partie réservée à al-Andalus dans le Mughrib comporte trois « livres » (kutub). Chaque « livre » se subdivise à son tour en cinq parties comportant successivement les noms suivants :• « Al-minassa » : la tribune ;• « al-tâdj » : la couronne ;• « al-silk » : le corps administratif ou diplomatique ;• « al-hulla » : la robe ;• et enfin « al-ahdâb » : les pans de la robe.
Le Mughrib offre l’avantage sur d’autres anthologies d’avoir été construit selon une structure géographique. Les hommes de lettres évoqués dans l’ouvrage sont présentés d’après la localité où ils ont vécu. Il était donc très pratique de repérer les personnes qui « appartiennent » au Gharb (18). Le nom de chaque personne citée est précédé d’un numéro que nous avons conservé dans notre traduction. À ce propos, nous tenons à signaler que nous avons essayé de rester le plus fidèle possible aux textes littéraires, ce qui confère à leur traduction beaucoup moins d’élégance que celle qui existait au départ. Mais le choix a été fait de présenter aux lecteurs non arabisants un essai de traduction mettant à leur disposition un texte fondamental pour l’histoire littéraire du Gharb.

Porte d'entrée de la forteresse des Abbadides
ÉTUDE QUANTITATIVE.

L’étude quantitative du contenu du Mughrib d’Ibn Sa‘îd ne peut suffire à elle seule pour donner une idée exacte de ce que fut l’importance de la littérature arabe dans le Gharb. Mais elle permet d’avoir des indications utiles sur certaines dominantes ou tendances. Il serait intéressant de comparer les informations présentées dans cet ouvrage avec celles que l’on peut trouver dans d’autres anthologies importantes comme la Dhakhîra ou surtout le Nafh al-Tîb et Azhâr al-Riyâd d’al-Maqqarî. On pourrait alors mieux saisir ce qui fut l’univers poétique des régions occidentales d’al-Andalus. Un tel travail constitue l’un de nos projets les plus urgents à l’avenir, mais en attendant, que révèlent les tableaux ci-dessus, établis selon les renseignements contenus dans l’ouvrage d’al-Hidjârî/Ibn Sa‘îd ?

1. Répartition par époque des poètes du Gharb cités dans le Mughrib

• Époque omeyyade : 2
• Époque des Taïfas : 27
• Époque almoravide : 6
• Époque almohade : 5
• Époque post-almohade : 4

Ce qui surprend tout d’abord, c’est le nombre très faible de lettrés de la période omeyyade, sachant qu’al-Hidjârî avait eu pour tâche de recenser les plus éminents d’entre eux depuis la période du début de la conquête d’al-Andalus. Est-ce que cela signifie qu’il y en eut très peu à cette époque ? ou alors est-ce que le Mughrib n’aurait conservé des noms cités dans le Mushib que ceux qui étaient encore vivants dans la mémoire des contemporains d’Ibn Sa‘îd après la période almohade ?
Par contre, la majeure partie des hommes de lettres et poètes cités ont vécu durant la période des Mulûk al-Tawâ’if. Nous avons évoqué plus haut le rôle éminemment important joué par les roitelets andalous dans le développement de la poésie. Cette réalité est corroborée par le choix fait par les auteurs du Mughrib. Cette adéquation entre ce que nous connaissons de la période en question et les résultats constatés ci-dessus demande à être confirmée par d’autres sources avant de pouvoir tirer des conclusions définitives. Cependant, on peut, sans risque de se tromper totalement, émettre l’hypothèse que les cours des reyes de taifas du Gharb n’avaient rien à envier à celles de leurs homologues du reste d’al-Andalus. Les Aftasîdes sont connus pour avoir rivalisé de faste et de puissance avec les ‘Abbâdîdes de Séville ou les Nûnîdes de Tolède. Quant au petit royaume de Shantamariyya-t-al-Gharb, avant de tomber sous le pouvoir des maîtres de Séville, il fut sous la conduite des Banû Hârûn un État très prospère qui attira de nombreux poètes de cour. Mais curieusement le Mughrib a retenu surtout les noms des hommes de lettres issus de l’élite (al-khâssa).

Séville, Jardin de l'Alcazar, stelle dédiée au roi-poète Al-Mu'tamid
2. Répartition selon le rang social

• Princes ou fils de princes……………. 2
• Ministres ……………………………. 5
• Hommes politiques, fonctionnaires … 5
• Notables, médecins, fuqahâ’………... 9
• Savants, hommes de lettres ………….7
• Poètes de cour ……………………… 14

La catégorie sociale de loin la plus représentée est celle des poètes de cour. Leur importance numérique est due au fait que le Gharb, comme le reste d’al-Andalus d’ailleurs, a encouragé le métier de poète. Le goût prononcé de ses habitants pour l’art du nazm mais aussi la richesse des monarques qui permettait d’attribuer aux poètes des pensions conséquentes ont joué un rôle important dans la constitution d’un corps de métier aussi large. Ce phénomène n’est pas propre à la péninsule ibérique, mais de nombreux témoignages attestent des conditions plus favorables dont bénéficiaient les Andalous par rapport à leurs homologues d’Orient.
Après les poètes de cour, le Mughrib accorde une place non négligeable aux hommes de lettres relevant du tâdj, la couronne et du silk, le corps administratif et de la hulla, la robe. Médecins, savants, hommes de loi et jusqu’aux princes eux-mêmes, s’exerçaient à l’art poétique. Ils mettaient ainsi en pratique, dans leurs compositions, les connaissances acquises dans la formation de tout honnête homme de l’époque et ceci dans les domaines les plus variés comme le montre le tableau qui suit.

Séville, Palais de l'Alcazar, Détail
3. Répartition par genre des extraits cités.

• Poèmes amoureux et bachiques …….. 16
• Panégyriques ……………………….. 13
• Poèmes du carpe diem ……………… 9
• Poèmes satiriques …………………… 8
• Poésie sapientiale …………………… 7
• Poèmes descriptifs ………………….. 6
• Poésie florale ……………………….. 5
• Thrènes ……………………………... 3
• Fakhr ……………………………….. 2

La répartition des extraits poétiques cités dans le Mughrib en fonction des genres traditionnels tels qu’ils ont été définis depuis Tha‘lab (Abû al-‘Abbâs Ahmad, m. en 291/903) permet de faire un certain nombre d’observations. D’abord, ce sont les poèmes amoureux et bachiques qui dominent. Mais il faut préciser que la frontière qui sépare un genre d’un autre est souvent artificielle. En effet, les poètes de cour dont le genre le plus pratiqué est le panégyrique pour des raisons de subsistance, doivent aussi montrer leurs compétences dans les autres genres liés aux « assemblées de plaisir ». Le courtisan doit, bien sûr, encenser son bienfaiteur, mais il doit également être un convive capable d’émouvoir et d’étonner par des images neuves et insolites son auditoire. Aussi voit-on de nombreux poètes passer de l’éloge des qualités du prince et de sa famille à la description d’un jardin au lever du jour ou d’une fontaine qui fait la fierté d’un prince. C’est Ibn ‘Ammâr, homme du peuple devenu ministre qui marie avec bonheur la beauté de la nature et la joie de vivre au prestige de son mécène et ami al-Mu‘tamid Ibn ‘Abbâd dans son fameux panégyrique où il dit :
« 1. Fais circuler la coupe, car le zéphyr commence à se faire sentir
et les étoiles tirent sur leurs brides pour arrêter leurs chevauchées nocturnes; (…)
5. Le cours d’eau qui circule dans ce jardin ressemble à un bracelet
(d’un blanc) pur qui surmonterait un manteau vert.
6. Quand la brise d’Est l’agite, tu l’imaginerais
Que c’est le sabre d’Ibn ‘Abbâd qui met en pièces une armée…»
‘Abbâd le généreux dont les mains dispensent sans compter,
Alors que la poussière enveloppait l’atmosphère;
plus rafraîchissant pour l’âme que ne l’est la rosée,
et plus doux pour les paupières que ne l’est le sommeil,
il allume les feux de la gloire et ne quitte les brasiers des combats
que pour aller offrir le feu de l’hospitalité à ses hôtes. »
Séville, Palais de l'Alcazar, Cour des Demoiselles
Nous remarquerons que malgré la place qui a été faite dans le recueil aux poèmes d’amour, la poésie plus « sérieuse » et moins gaie qui exprime la sagesse ou la profonde tristesse n’a pas été ignorée. Les extraits choisis par les auteurs du Mughrib constituent un bouquet harmonieux offrant aux lecteurs un résumé des préoccupations humaines et artistiques des poètes du Gharb. Malgré les siècles qui nous séparent d’eux, comment rester insensible au cri sincère d’Ibn Khalaf de Béja pleurant ses enfants morts loin de la patrie avec des mots aussi déchirants ?

“ Que Dieu m’apporte le réconfort et que je puisse aller sur leurs tombes
afin de mettre en terre [les souffrances] cachées dans ma poitrine ;
que je puisse verser mes larmes sur les tombes
et faire pleurer ceux qui y habitent […].
La grise colombe n’a jamais pu secourir un désespéré,
ni le vent d’Est [réjouir] celui qui connaît la détresse.”

Dans le genre descriptif, les poètes du Gharb ont excellé autant dans la peinture d’une orange (19) que dans l’évocation de la taille des belles femmes comme le fait Ibn al-Bayn de Badajoz. (20) Mais l’âme andalouse se distingue avant tout par une soif insatiable de vie et par le désir de profiter de chaque instant de bonheur qui se présente. C’est ce qu’on peut lire dans cet extrait que le Mushib/Mughrib a inscrit dans la mémoire humaine en le cueillant pour le sauver à jamais du néant de l’oubli et qui sera la conclusion à cette présentation de l’ouvrage d’al-Hidjarî/Ibn Sa‘îd :

« Frère, lève-toi et sens les parfums que la brise apporte ;
profite, en ce matin, du jardin et déguste ce vin frais.
Garde-toi de dormir et profite de ce bonheur matinal,
car, sous la terre, un long sommeil nous attend. »
NOTES:
(1) Le «‘ilm al-shi‘r », ou art poétique comporte en effet non seulement un ensemble de règles de versification –définies par le ‘arûd- mais également de traditions rhétoriques -relevant de la balâgha- que les générations de poètes sont tenus de respecter. Cependant le talent d’un poète réside dans sa capacité à rester fidèle à l’héritage reçu sans être servile et à innover sans marquer de rupture complète avec ses aînés.
(2) Le poète, sha‘ir en arabe, est étymologiquement une personne qui se distingue par une « sensibilité » exceptionnelle et une capacité particulière à rendre ce qu’il ressent dans une expression harmonieuse et ordonnée le nazm.
(3) Comme dans ces vers que les historiens arabes citent d’al-Hakam 1er (180/796-206/822) lui-même :« j’ai uni les parties divisées de mon pays,comme celui qui unit les parties d’une broderie avec l’aiguille ;j’ai assemblé les différentes tribus depuis ma prime jeunesse.Demande si, à ma frontière, il y a un seul endroit ouvert ;Je courrai le fermer, dégainant mon épée et revêtu de ma cuirasse.Penche-toi vers les crânes qui couvrent la terre comme des calices de coloquinte,Ils te diront que dans les attaques, je ne fus pas de ceux qui s’enfuient lâchementAu contraire, j’attaquai l’épée à la main. »Cité par R. Dozy dans Histoire des Musulmans d’Espagne, Leyde, 1937, t.1, p. 307.
(4) Rime âru, traduction de H. Hadjadjî dans Vie et œuvre du poète andalou Ibn Khafadja, Alger, 1982, p. 155.
(5) Que l’on peut traduire ainsi : Le prolixe dans les (œuvres) extraordinaires de l’Occident, pour le premier, et L’étonnant dans les parures de l’Occident pour le second.
(6) À l’époque omeyyade, en Orient, les nouveaux convertis s’affiliaient à une tribu arabe qui leur accordait sa protection et en retour, les considéraient comme ses « clients » (mawâlî). Dans la Péninsule ibérique, les néo-musulmans devinrent très nombreux au point de constituer le masse la plus importante de la population.
(7) Cf. l’analyse de H Pérès dans La poésie and., chap. IV, la poésie et le poète de cour, pp.54-87.
(8) Sur ces deux poètes, voir infra, les passages d’Ibn Sa‘îd n° 280 et XXX.
(9) Les deux monarques furent destitués avant d’êrte assassiné pour le premier et d’être jeté en prison jusqu’à la fin de sa vie pour le second par les Almoravides.
(10) Abû l-Hasan ‘Alî Ibn Bassâm al-Shantarînî quitta sa patrie natale après qu’elle fut conquise en 485/1092-93 par Alphonse V et mourut en 543/1147. Cf. art., Ibn Bassâm, E. I. 2, pp. 756-57.
(11) H. Pérès, idem, pp. 53-54.
(12)Un recueil de ses poèmes existe selon Ibn al-Abbâr, cf. Takmila,, p. 214.
(13) Sur ces hommes de lettres voir infra, n° 278, 272, 270 et 282.
(14) É. Lévi-Provençal, Conférences sur l’Espagne musulmane, prononcées à la Faculté des Lettres d’Alexandrie en 1947 et 1948. Le Caire, 1951.
(15) Mertola es prise en 1238 et Faro tombe en 1249-50 entre les mains d’Alphonse III. Cf. A. Huici Miranda, art. Gharb al-Andalus, E.I. 2.
(16) Mort en 366/976.
(17) Abû Muhammad ‘Abd Allâh b. Ibrâhîm al-Hidjârî est mort en 549/1155.
(18) Il existe bien sûr de nombreuses controverses au sujet du « classement » géographique des hommes de lettres cités dans le Mughrib. Un travail plus approfondi devrait permettre par la suite de confronter les différents points de vue des auteurs d’anthologies et de parvenir à une répartition plus rigoureuse, mais nous nous contenterons pour l’instant d’adopter la position d’al-Hidjârî-Ibn Sa‘îd.

19. Cf. les poèmes d’Ibn Sâra, n° 295.

20. Cf. le poème n° 264.







jeudi 23 octobre 2008

THE MEN OF LETTERS OF THE GHARB AL-ANDALUS IN IBN SA‘ÎD’S MUGHRIB


Translation: Fatiha ZAÏCH

INTRODUCTION


1. A short outline of literary life in the West of al-Andalus

The Gharb al-Andalus shared a common history with the rest of the Iberian Peninsula under Muslim domination until the mid-13th century. This common destiny in the economic, political and social field existed in the artistic, and more particularly the literary, domain as well. A history of Arabic literature specific to this part of the Andalusian territory which later became Portugal is still to be written. This essay aims to be a modest contribution to such a project. A thorough research work must be undertaken in order to highlight the distinctive features of the literary heritage left by the men of letters born or having lived at some time or other in Badajoz, Mertola, Silves or Shantamariyyat al-Gharb .

Whilst acknowledging the features they had in common with the poetry and prose written in Cordoba or Seville, such a work would lead us to take into account the particular social and cultural background in which the writers of Al-Gharb evolved. On the other hand, poets choose their subject matter in the heritage left by their predecessors as well as from their own sensibility which is reliant on their specific human and natural environment. Thus, the landscapes, the colour of the soil, the types of flora, the flow and meandering of the streams and rivers around Silves or Mertola have certainly left imprints and nuances we have to detect in the descriptions of nature written by Ibn ‘Ammâr or Ibn Hârûn.

Like any other art, Andalusian poetics has evolved in its techniques of expression as well as in its objectives. Therefore, it would be useful to make as clear as possible the reasons which allowed it to develop in one direction or other, to determine the causes which favoured the predominance of one theme or other, and to analyse the conditions which could have enabled the emergence of one poet or other. Of course, we cannot assert that each panegyric, for instance, is totally determined in its contents or its form by the historical context in which it was produced. But it is obvious that even when he weaves the threads of his poem according to his own genius, the poet draws his linguistic and thematic matter from a common fund born with the first bards of the desert of Arabia and gradually enriched by successive generations of Shu‘arâ’. In spite of the quarrels between “Ancients” and “Moderns” or between “Orientals” and “Andalusians”, we must not be induced into ignoring the common features shared by all these parties. We would also be mistaken if we denied the specificity of the poetical production of the Gharb.

It is true, as it has too often been said, that all the poets of al-Andalus were at first faithful to, or even fascinated by, the Oriental literary productions, especially in poetry. Abû Nuwâs, al-Buhturî, and above all al-Mutanabbî were then regarded as unsurpassable models. For a long time, it was believed that there could be no poetical creation (nazm) outside the rules of the ancient qasîda, elaborated and codified in the Orient. As for the themes dealt with at the beginning of the Muslim settlement, we can assume that they were imposed by the situation in which the first Arab poets of the time lived. They celebrated military exploits, lamented the heroes dead in combat, exalted the courage of tribe members engaged in battle and expressed their nostalgia for their fatherland . Aren’t we allowed to say that this is precisely the first manifestation of the Andalusian soul ? At first « conquerors », then « exiles », these poets discovered, and took root in, a country which Ibn Khafâdja declares to prefer to Eternal Paradise itself :

« O dwellers of al-Andalus, how blessed you are to have waters, shade, rivers and trees ;
the Garden of eternal Bliss is nowhere else than on your territory ;
If I were allowed to do so, I would rather choose the latter . »

Thus, we can assert that in spite of their efforts to imitate their peers in the Mashriq, the Andalusian men of letters conveyed a view of the world which was quite specific to them. This is what I intend to demonstrate in this work. It is also what al-Hidjârî and Ibn Sa‘îd did by giving their anthologies so evocative titles as al-Mushib fî gharâ’ib al-Maghrib and al-Mughrib fî hulâ al-Maghrib.

These two works are the best examples of the emergence of an Andalusian particularism in the literary field in the Iberian Peninsula. But such a cultural phenomenon could only occur after a slow social transformation which was made possible by the nature of the ethnic composition of the « Andalusian people ». Whatever their importance, the Berbers who came from the Maghreb, and the Arabs who arrived with the conquest, reinforced by the influx of the Syrian djund and by immigrants from Asia during the Umayyad emirate of Cordoba, were a minority. They were not numerous, not only compared to the « Christian » natives, but above all –and this is of the utmost importance- compared to the new Muslims who were called muwalladûn . The latter had converted to Islam in order to enjoy a personal status which was more profitable than that of dhimmî .On the other hand, marriages with indigenous women, and the play of walâ’ gave birth to an important number of Andalusians who claimed an Arab origin. The muwalladûn became perfect Arabic-speakers and integrated in the Muslim society out of an often sincere attachment to Islam.

As the population grew more and more homogeneous, the Umayyad sovereigns held literary courts where men of letters and poets gradually started to free themselves from the Oriental cultural influence. Encouraged by the pensions they received from the monarchs, many poets found an atmosphere which was favourable to literary creation . A typically Andalusian sensibility began to appear in poetry and would reach its peak with the works of al-Ramâdî or al-Kumayt whose poems were remarkable for their exquisite and refined descriptions of love.

Under the Mulûk al-tawâ’if , poetry achieved an exceptional development. Many party-princes granted a choice position to the art of nazm . With a view to propaganda, any self-respecting prince would surround himself with poets whose function is to extol his qualities in fashionable gatherings (madjâlis al-uns) where poets, women singers, scientists and fuqahâ’ assembled. This court life, which was extremely refined, was particularly developed by the Banû al-Aftas in Badajoz (414/1022-488/1094) and the Banû ‘Abbâd in Silves, then in Seville (414/1023-484/1091), to mention only these two cases. These dynasties gave al-Andalus two prince-poets whose destiny was tragically similar : al-Mutawakkil and al-Mu‘tamid . This period produced a man of letters from the town of Santarem who left his mark in medieval Arab history : Ibn Bassâm , the author of the famous Dhakhîra fî mahâsin ahl al-Djazîra « which is the most valuable literary and historical document for the period of the fitna and of the reyes de taifas. He is not content with giving a biographical note and quoting lines for each writer he studies, but he records, about historical events, long extracts from a lost work by Ibn Hayyân, al-Matîn . (...)Throughout his work, he does not miss an opportunity to insist on the superiority of Andalusians over Orientals. »

The material and moral incentives poets received from the taifas princes gave birth to many vocations. Poetry writing became a highly valued position and many skilled poets came forward, not only from the upper classes but from the working classes as well. It is obvious that these poets, originating from the lower classes, enriched this art of « feeling », or fann al-shi‘r with new words, new images, and comparisons taken from everyday life. Thus, the poetry of the « people », valued by monarchs who were proud of their Andalusian origin, was admitted into palaces where refined connoisseurs gave it an opportunity to blossom.

About sixty years later, the period of the reyes de taifas (423/1031-488/1095) is brought to an end by the attacks of the Christian armies and the Almoravids’conquest. The rivalry which existed between many princes, who sought to attract the most prestigious poets and men of letters, was the reflection in the literary field of the hegemonic ambitions of some mulûk, such as the Banû ‘Abbâd or the Banû al-Aftas, in the political field. Indeed, although the increase in the number of princely courts had a beneficial effect on literary development in Badajoz, Beja, Lisbon or Silves, the fragmentation of political power facilitated the Catholic monarchs’offensive. The consequence will be a play of alliances which will allow the Christian kings to intervene more and more in Muslim territory.

The Muslim princes, unable to oppose the « Catholic » Reconquista, then turned to the Berbers of the Maghreb. The latter, led by Yûsuf Ibn Tashfîn, formed an alliance with the armies of the Muslim princes and won the battle of Sacralias in 479/1086, which put an end to Christian forays. But, taking advantage of their military and political superiority, the Almoravids deposed the taifas princes one by one, thus becoming the new masters of the country.
But, conquered with arms, al-Andalus triumphed over its conquerors thanks to the gentle pleasures of its life. The direct descendants of Yûsuf Ibn Tashfîn quickly adopted the way of life of the late Andalusian courts and organized again literary cénacles of men of letters and poets. Therefore, the idea according to which literary, and particularly poetical, life underwent a decline under the Almoravids, is belied by the importance of the poetical production during the reigns of ‘Alî b. Yûsuf (500/1106-537/1143) and Tashfîn b. ‘Alî (537/1143-539/1145). Thus, the torch of poetry will be taken over by the Banû al-Qabturna, but also by Ibn al-Rûh ,
who belonged to the inner circle of Ibrâhîm b. Yûsuf b. Tashfîn.

Later, when the power of the Almoravids began to decrease, new disagreements appeared in Algarve, as well as in the rest of the country. Ibn Qâsî reorganized a taifa in Mertola, which was recognized by Ibn Wâzîr in Evora and Beja, Muhammad al-Mundhir in Silves and Yûsuf al-Bitrûdjî in Niebla. But the independence of this principality did not last and Ibn Qâsî, being betrayed by his former allies, called for the Almoravids’ help. The latter sent an army to Algarve and subjugated all the kinglets of the area. Until the mid-13th century, the cities of Al-Gharb changed hands many times but the Muslim power was never seriously threatened. However, in 1232, with the conquest of Mora and Serpa, and in 1250, with the fall of Faro into the hands of Alphonso III, al-Gharb lived the last years of its common history with the rest of the Muslim territory.

Under the Almohads, after a short period of religious zeal and austerity, the life of luxury and pleasures of al-Andalus finally had the upper hand over the puritanism of the new conquerors. The successor of ‘Abd al-Mu’min, Abû Ya‘qûb (who died in 581/1184),surrounded himself with scientists and men of letters. He was a cultivated prince who ordered many books for the library of Cordoba. In Seville, his favourite city where he often sojourned, he immersed himself in Andalusian culture by associating with the greatest Arab thinkers of the time : Ibn Tufayl (who died in 579/1185) and Ibn Rushd (who died in 595/1198).
The richness of literary life at that time is testified by the authors of the Mughrib. Indeed, the Gharb had many men of letters with undeniable talent, such as Ibn Munakhkhil1, Ibn Abî Habîb and Ibn Wâzîr of Silves, or Ibn al-A‘lam who was a qâdî at Shantamariyyat al-Gharb . All these men of letters, coming mostly from families of notables, wrote poetry on all subjects, and left their followers exquisite pieces on love, satire, war or on the profession of kâtib.



2. The problem of sources : from the Mushib to the Mughrib

To help Portugal get its medieval Arabic literary heritage back, it is necessary to examine all the written accounts available. But then, as Lévi-Provençal noted in one of his lectures : « An important part of Andalusian Arabic poetry reached us only in the form of quotations, in great anthologies assembled in Spain : the Dhakhîra of Ibn Bassâm, or the Qalâ’id al-‘iqyân of Ibn Khâqân, or the Mughrib of Ibn Sa‘îd, or the Nafh al-tîb of al-Maqqarî, which was written a little later. On the other hand, a good many lines were passed on to us by chroniclers or biographers. As for the dîwâns proper, that is the poetical collections elaborated and ordered by the poets themselves or by their commentators, their number is not important. »

The Gharb, which has become known as Portugal, having separated from the rest of al-Andalus by the mid-13th century , the sources concerning its literary heritage are naturally fewer and less rich in texts and biographies. In addition to this, many written accounts have disappeared, such as the Kitâb al-Hada’iq by Ibn Faradj al-Djayyânî , or the Mushib by al-Hidjârî, even though some passages from these works have been saved. This explains the importance of Ibn Sa‘îd’s Mughrib.

This work is the continuation of al-Hidjârî’s , which was started more than a century earlier under the title of al-Mushib fî gharâ’ib al-Maghrib. It was ordered by ‘Abd al-Malik Ibn Sa‘îd, an ancestor of the famous historian and anthologist, who was the governor of the Qal‘a of the Banû Sa‘id, in the suburbs of Granada. Indeed, al-Hidjârî, having eulogized Ibn Sa‘îd in a poem which filled the latter with enthusiasm, the governor rewarded him and became his friend. Impressed by al-Hidjârî’s knowledge about Andalusian men of letters and their productions in prose and verse, he asked him to write a book on the Andalusian literary heritage.

Al-Hidjârî started writing al-Mushib toward 530/1135. The book contained information on the events that took place between the conquest of Spain and that date. When he gave it to his sponsor, the latter completed it with his own knowledge in that field. The book then became ‘Abd al-Malik’s two sons’ property, Ahmad (who died in 558/1163), and Muhammad (who died in 591/1225), and finally ‘Alî b. Mûsâ’s, who enriched it with new information. The book was completed in Egypt in 641/1243 and became known under the title of Kitâb al-Mughrib fî hulâ al-Maghrib .

The history of this invaluable document is closely related to its last author’s life. After spending his youth in Seville, sharing his time between a life of pleasures and traditional studies, the man who was to become known as Ibn Sa‘îd al-Maghribî left Spain with his father in 638/1241 for the pilgrimage. Being a man of great intellectual curiosity, he spent long hours in the libraries of the towns where he stayed, completing his knowledge in various fields, such as geography, history, and literature. When they arrived at Alexandria in 640/1242, his father died. Ibn Sa‘îd was welcomed by Egyptian men of letters who were well aware of his reknown and his family’s. At that time, he already had the precious Kitâb al-Mughrib fî in his possession.

The part devoted to al-Andalus in the Mughrib fî is composed of three « books » (kutub). Each book is subdivided into five parts entitled as follows :
- « Al-minassa » : the tribune ;
- « al-tâdj » : the crown ;
- « al-silk » : the administrative or diplomatic body ;
- « al-hulla » : the robe ;`
- and finally « al-ahdâb » : the tails of the robe.

The Mughrib’s advantage over other anthologies is its being organized according to a geographical structure. The men of letters mentioned in it are presented according to the area
where they lived. It was thus very easy to find those who « belonged « to the Gharb . The name of each person mentioned is preceded with a number that I have kept in my translation. In this connection, it is important to note that I have tried to be as faithful as possible to the literary texts, which inevitably makes the translation less elegant than the original. But I thought it important to provide non-Arabist readers with a translation of a book which is fundamental for the literary history of the Gharb.

IBN SA'ÎD: traduction des cours 1,2 et 3


ROYAUME DE BADAJOZ (BATALYAWS) (1)


MERIDA


255- Abû al-Rabî‘ Sulaymân b. Muhammad b. Asbagh IBN WÂNSÛS(2).
• Prosateur et poète d’origine berbère, sa famille a gouverné à Mérida. Il a lui-même exercé des fonctions politiques dans la région de Cordoue. Il fut nommé ministre et acquit une grande réputation.
• Parmi ses compositions, les vers suivants :
« Kayfa lî an a‘îsha… » (3)
« Ô mon astre, comment puis-je vivre sans toi, alors que tu t’es éloigné de moi ? Le jour où je te vois est à mettre sur mon compte, c’est un jour de bonheur qui ne s’efface jamais ; Mon désir est que tu n’approches nul autre que moi ; Mais à cela tu ne veux point consentir ».

• De lui également :
« L’amour a appris l’insomnie à mes yeux et a décrété que je dois me soumettre et patienter. Toi qui es semblable au soleil et à la lune, pourquoi me fuis-tu alors que devant toi je suis toujours ébloui ? »


BADAJOZ

256 – AL-MUTAWAKKIL b. al-Muzaffar(4).
• Prince aftaside de Badajoz et poète ; il était à Badajoz ce qu’était al-Mu‘tamid à Séville : un mécène généreux vers qui on accourait de partout.
• Parmi ses compositions, cet extrait dans lequel il invite son ministre Abû Ghânim à venir partager la boisson avec lui :
« Abû Ghânim, lève-toi et rejoins-nous, et, comme la rosée, répands tes bienfaits sur nous ; Sans toi, nous sommes un collier auquel manque son joyau ».

257 - Abû -l-Walîd IBN AL-HADRAMÎ (dhû l-wizâratayn). (5)
• Poète et ministre d’al-Mutawakkil, son comportement suscita une telle hostilité de la part des membres de la cour que le souverain s’en sépara.
• Parmi ses compositions :
« Comment ne pas aimer les belles si leur amour redonne de la joie ? Dans les jardins, j’incite à boire et réclame les cordes du luth. »
258 - Abû ‘Abd-Allâh Muhammad IBN AYMAN (dhû l-wizâratayn) :(6)
• Homme de lettres et ministre d’al-Mutawakkil .
• Parmi ses écrits, cet extrait en prose où il fait l’éloge de son mécène :
« Il n’est venu vers toi que pour la qualité de tes actes, il ne s’est déplacé qu’entre ta main droite et ta main gauche ; jamais il n’oubliera l’excellence du pacte, il n’a pas cessé d’exprimer ses remerciements pour tes bienfaits d’antan et de répandre partout les louanges au sujet de tes nobles buts et de tes desseins ».
258 bis - Abû l-Husayn Muhammad IBN AYMAN.
• Fils du précédent.
• Parmi ses poèmes cet extrait [où il raconte une aventure amoureuse où l’amant affronte tous les dangers pour aller partager avec sa bien-aimée une nuit d’étreinte où s’exprime sans retenue un érotisme torride] :
« Une nuit, abandonnant la plume, je me suis ceint de mon sabre ;
et affrontais les profondeurs de l’obscurité ;

je suis allé rendre visite à celle dont les yeux ont déchiré mon cœur

au point que le secret de mon mal a été divulgué par son regard ;

Quand je parvins chez elle, elle me demanda, effrayée :

- Ne craignais-tu pas la forêt et ses fourrés obscurs ?
-Bienvenue aux décrets du Destin, lui répondis-je ;

pour obtenir ton amour, je suis prêt à offrir mon sang.
J’ai alors passé toute la nuit à boire et à manger
ce que son corps m’offrait,
à mordre ses seins et à m’abreuver du nectar de sa bouche fraîche.
Jamais je n’ai vécu de nuit plus délicieuse
où je ne connus point le sommeil alors que mes ennemis dormaient. »

Notes

(1)
Al-Mughrib, pp.360-378.

(2) « Lettré, penseur et savant, homme de caractère, il vivait à l’époque de l’émir Abd Allâh b.Muhammad souverain omeyyade d’al-Andalus chez qui il était très honoré », ad-Dabbî, Bughyat al-multamis, p. 287 ; « Ministre de l’émir ‘Abd Allâh auprès de qui il jouissait d’une grande considération, homme de lettres, poète original doué dans l’expression argumentative et rhétorique et doté d’un jugement solide », Ibn al-Abbâr,
al-Hulla al-siyarâ’, p.88 ; al-Humaydî, al-Djudhwa, p. 209

(3) Rime îdu.

(4) Ibn al-Khatîb,
A‘mâl al-a‘lâm, p. 214 ; al-Fath Ibn Khâqân, al-Qalâ’id, p.36 ; Ibn Bassâm, 2/129 ; Ibn Sa‘îd, Râyât al-mubarrizîn wa ghâyât al-mumayyizîn, p. 29 ; ‘Imâd al-Dîn al Isfahânî, Kharîdat al-Qasr wa djarîdat ahl al-‘asr, 12/94 ; al-Safadî, al-Wâfî.

(5)
Nafh, 2/305.

(6)
Al-Dhakhîra, 2/130.

mardi 21 octobre 2008

Étude quantitative du contenu du Mughrib



L’étude quantitative du contenu du Mughrib d’Ibn Sa‘îd ne peut suffire à elle seule pour donner une idée exacte de ce que fut l’importance de la littérature arabe dans le Gharb. Mais elle permet d’avoir des indications utiles sur certaines dominantes ou tendances. Il serait intéressant de comparer les informations présentées dans cet ouvrage avec celles que l’on peut trouver dans d’autres anthologies importantes comme la Dhakhîra ou surtout le Nafh al-Tîb et Azhâr al-Riyâd d’al-Maqqarî. On pourrait alors mieux saisir ce qui fut l’univers poétique des régions occidentales d’al-Andalus. Un tel travail constitue l’un de nos projets les plus urgents à l’avenir, mais en attendant, que révèlent les tableaux ci-dessus, établis selon les renseignements contenus dans l’ouvrage d’al-Hidjârî/Ibn Sa‘îd ?


Répartition des poètes par époque

Époque historique Nombre de poètes du Gharb cités dans le Mughrib

• Époque omeyyade:2
• Époque des Taïfas: 27
• Époque almoravide: 6
• Époque almohade: 5
• Époque post-almohade : 4

Ce qui surprend tout d’abord, c’est le nombre très faible de lettrés de la période omeyyade, sachant qu’al-Hidjârî avait eu pour tâche de recenser les plus éminents d’entre eux depuis la période du début de la conquête d’al-Andalus. Est-ce que cela signifie qu’il y en eut très peu à cette époque ? ou alors est-ce que le Mughrib n’aurait conservé des noms cités dans le Mushib que ceux qui étaient encore vivants dans la mémoire des contemporains d’Ibn Sa‘îd après la période almohade ?
Par contre, la majeure partie des hommes de lettres et poètes cités ont vécu durant la période des Mulûk al-Tawâ’if. Nous avons évoqué plus haut le rôle éminemment important joué par les roitelets andalous dans le développement de la poésie. Cette réalité est corroborée par le choix fait par les auteurs du Mughrib. Cette adéquation entre ce que nous connaissons de la période en question et les résultats constatés ci-dessus demande à être confirmée par d’autres sources avant de pouvoir tirer des conclusions définitives. Cependant, on peut, sans risque de se tromper totalement, émettre l’hypothèse que les cours des reyes de taifas du Gharb n’avaient rien à envier à celles de leurs homologues du reste d’al-Andalus. Les Aftasîdes sont connus pour avoir rivalisé de faste et de puissance avec les ‘Abbâdîdes de Séville ou les Nûnîdes de Tolède. Quant au petit royaume de Shantamariyya-t-al-Gharb, avant de tomber sous le pouvoir des maîtres de Séville, il fut sous la conduite des Banû Hârûn un État très prospère qui attira de nombreux poètes de cour. Mais curieusement le Mughrib a retenu surtout les noms des hommes de lettres issus de l’élite (al-khâssa).


Répartition selon le rang social


• Princes ou fils de princes……………. 2
• Ministres ……………………………. 5
• Hommes politiques, fonctionnaires … 5
• Notables, médecins, fuqahâ’………... 9
• Savants, hommes de lettres ………….7
• Poètes de cour ……………………… 14

La catégorie sociale de loin la plus représentée est celle des poètes de cour. Leur importance numérique est due au fait que le Gharb, comme le reste d’al-Andalus d’ailleurs, a encouragé le métier de poète. Le goût prononcé de ses habitants pour l’art du nazm mais aussi la richesse des monarques qui permettait d’attribuer aux poètes des pensions conséquentes ont joué un rôle important dans la constitution d’un corps de métier aussi large. Ce phénomène n’est pas propre à la péninsule ibérique, mais de nombreux témoignages attestent des conditions plus favorables dont bénéficiaient les Andalous par rapport à leurs homologues d’Orient.
Après les poètes de cour, le Mughrib accorde une place non négligeable aux hommes de lettres relevant du tâdj, la couronne et du silk, le corps administratif et de la hulla, la robe. Médecins, savants, hommes de loi et jusqu’aux princes eux-mêmes, s’exerçaient à l’art poétique. Ils mettaient ainsi en pratique, dans leurs compositions, les connaissances acquises dans la formation de tout honnête homme de l’époque et ceci dans les domaines les plus variés comme le montre le tableau qui suit.


Répartition des extraits cités par genre.


• Poèmes amoureux et bachiques …….. 16
• Panégyriques ……………………….. 13
• Poèmes du carpe diem ……………… 9
• Poèmes satiriques …………………… 8
• Poésie sapientiale …………………… 7
• Poèmes descriptifs ………………….. 6
• Poésie florale ……………………….. 5
• Thrènes ……………………………... 3
• Fakhr ……………………………….. 2

La répartition des extraits poétiques cités dans le Mughrib en fonction des genres traditionnels tels qu’ils ont été définis depuis Tha‘lab (Abû al-‘Abbâs Ahmad, m. en 291/903) permet de faire un certain nombre d’observations. D’abord, ce sont les poèmes amoureux et bachiques qui dominent. Mais il faut préciser que la frontière qui sépare un genre d’un autre est souvent artificielle. En effet, les poètes de cour dont le genre le plus pratiqué est le panégyrique pour des raisons de subsistance, doivent aussi montrer leurs compétences dans les autres genres liés aux « assemblées de plaisir ». Le courtisan doit, bien sûr, encenser son bienfaiteur, mais il doit également être un convive capable d’émouvoir et d’étonner par des images neuves et insolites son auditoire. Aussi voit-on de nombreux poètes passer de l’éloge des qualités du prince et de sa famille à la description d’un jardin au lever du jour ou d’une fontaine qui fait la fierté d’un prince. C’est Ibn ‘Ammâr, homme du peuple devenu ministre qui marie avec bonheur la beauté de la nature et la joie de vivre au prestige de son mécène et ami al-Mu‘tamid Ibn ‘Abbâd dans son fameux panégyrique où il dit :
« 1. Fais circuler la coupe, car le zéphyr commence à se faire sentir
et les étoiles tirent sur leurs brides pour arrêter leurs chevauchées nocturnes; (…)
5. Le cours d’eau qui circule dans ce jardin ressemble à un bracelet
(d’un blanc) pur qui surmonterait un manteau vert.
6. Quand la brise d’Est l’agite, tu l’imaginerais
Que c’est le sabre d’Ibn ‘Abbâd qui met en pièces une armée… »
‘Abbâd le généreux dont les mains dispensent sans compter,
Alors que la poussière enveloppait l’atmosphère ;
plus rafraîchissant pour l’âme que ne l’est la rosée,
et plus doux pour les paupières que ne l’est le sommeil,
il allume les feux de la gloire et ne quitte les brasiers des combats
que pour aller offrir le feu de l’hospitalité à ses hôtes. »

Nous remarquerons que malgré la place qui a été faite dans le recueil aux poèmes d’amour, la poésie plus « sérieuse » et moins gaie qui exprime la sagesse ou la profonde tristesse n’a pas été ignorée. Les extraits choisis par les auteurs du Mughrib constituent un bouquet harmonieux offrant aux lecteurs un résumé des préoccupations humaines et artistiques des poètes du Gharb. Malgré les siècles qui nous séparent d’eux, comment rester insensible au cri sincère d’Ibn Khalaf de Béja pleurant ses enfants morts loin de la patrie avec des mots aussi déchirants ?
“ Que Dieu m’apporte le réconfort et que je puisse aller sur leurs tombes
afin de mettre en terre [les souffrances] cachées dans ma poitrine ;
que je puisse verser mes larmes sur les tombes
et faire pleurer ceux qui y habitent […].
La grise colombe n’a jamais pu secourir un désespéré,
ni le vent d’Est [réjouir] celui qui connaît la détresse.”

Dans le genre descriptif, les poètes du Gharb ont excellé autant dans la peinture d’une orange que dans l’évocation de la taille des belles femmes comme le fait Ibn al-Bayn de Badajoz. Mais l’âme andalouse se distingue avant tout par une soif insatiable de vie et par le désir de profiter de chaque instant de bonheur qui se présente. C’est ce qu’on peut lire dans cet extrait que le Mushib/Mughrib a inscrit dans la mémoire humaine en le cueillant pour le sauver à jamais du néant de l’oubli et qui sera la conclusion à cette présentation de l’ouvrage d’al-Hidjarî/Ibn Sa‘îd :
« Frère, lève-toi et sens les parfums que la brise apporte ;
profite, en ce matin, du jardin et déguste ce vin frais.
Garde-toi de dormir et profite de ce bonheur matinal,
car, sous la terre, un long sommeil nous attend. »

LES HOMMES DE LETTRES DU GHARB AL-ANDALUS DANS AL-MUGHRIB D’IBN SA‘ÎD


(COURS POUR LA 2ème ANNÉE)


INTRODUCTION

1. Brève esquisse de la vie littéraire dans l’Occident d’al-Andalus.

Le Gharb al-Andalus a partagé avec le reste de la Péninsule ibérique sous domination musulmane une histoire commune jusqu’au milieu du XIIIe siècle. Cette communauté de destin sur les plans économique, politique ou social eut lieu également sur le plan artistique et plus particulièrement littéraire. Une histoire de la littérature arabe spécifique à la partie du territoire andalou, devenue le Portugal par la suite, reste à faire. Le présent travail se veut une modeste contribution à un tel projet. Une recherche approfondie doit être menée afin de mettre en lumière les particularités du patrimoine littéraire légué par les hommes de lettres nés ou ayant vécu à un moment ou à autre à Badajoz, Mertola, Silves ou Shantamariyya-t-al-Gharb.

Il s’agirait, tout en reconnaissant les traits communs perceptibles dans la poésie ou la prose élaborée à Cordoue ou à Silves de prendre en considération l’ambiance sociale et culturelle particulière dans laquelle ont baigné les auteurs du Gharb. Par ailleurs, les poètes puisent leurs thèmes tout autant dans l’héritage légué par leurs prédécesseurs(1) qu’en leur sensibilité personnelle(2) tributaire d’un environnement humain et naturel spécifique. Le type de paysage, la couleur de la terre, la variété de la flore, le débit et la sinuosité des cours d’eau des environs de Silves ou de Mertola ont donc certainement laissé des empreintes et des nuances que nous devons déceler dans les descriptions de la nature par Ibn ‘Ammâr ou Ibn Hârûn.

L’art poétique andalou a connu, comme toute forme artistique, une évolution dans ses techniques d’expression ainsi que dans ses objectifs. Il serait donc très utile de préciser, dans la mesure du possible, les raisons qui lui ont permis de se développer dans telle ou telle direction, de déterminer les causes qui ont favorisé la prédominance de tel ou tel thème et d’analyser les conditions qui ont pu présider à l’émergence de tel ou tel poète. On ne peut pas affirmer, bien sûr, que chaque panégyrique, par exemple, est totalement déterminé dans son contenu comme dans sa forme, par le contexte historique dans lequel il a été produit. Mais il est évident que même lorsqu’il tisse les mailles de son poème selon son génie propre, le poète puise ses matériaux linguistiques et thématiques dans un fonds commun né avec les premiers bardes du désert d’Arabie et progressivement enrichi par les générations successives de shu‘arâ’ . Si les querelles entre « Anciens » et « Modernes », « Orientaux » et Andalous ne doivent pas masquer les traits communs entre les uns et les autres, la négation d’une spécificité de la production poétique du Gharb serait une grossière erreur.

Il est vrai, comme on ne l’a que trop répété, que toutes les régions d’al-Andalus connurent d’abord une période de fidélité voire de fascination pour les productions littéraires orientales notamment en poésie. Abû Nuwâs, al-Buhturî et surtout al-Mutanabbî étaient alors tenus pour des modèles indépassables. On considéra longtemps qu’il ne pouvait y avoir de création poétique (nazm) en dehors des règles de la qasîda antique élaborées et codifiées en Orient. Quant aux thèmes abordés au début de la conquête, nous pouvons facilement admettre qu’ils étaient imposés par la situation dans laquelle se trouvaient les premiers poètes arabes de l’époque. Ils célébraient les exploits militaires, pleuraient les héros morts au combat, exaltaient le courage des membres de la tribu engagés dans la bataille et exprimaient la nostalgie de la patrie lointaine.(3) Mais n’est-ce pas là justement que réside la première manifestation de l’âme andalouse ? D’abord « conquérants » et « exilés », les poètes découvriront et s’enracineront ensuite dans une contrée qu’Ibn Khafâdja déclare préférer même au Paradis Éternel :
« Ô, habitants d’al-Andalus, quel bonheur pour vous d’avoir eaux, ombrages, fleuves et arbres ; le Jardin de la Félicité éternelle n’est pas ailleurs que dans votre territoire ; s’il m’était possible de choisir, c’est ce dernier que je choisirais » .(4)

On conviendra donc que, malgré leurs efforts pour imiter leurs pairs du Mashriq, les hommes de lettres andalous exprimèrent une vision du monde unique en son genre qu’il nous appartient de découvrir et d’apprécier à sa juste valeur. C’est ce qu’ont fait al-Hidjârî ou Ibn Sa‘îd qui donnèrent à leurs anthologies des titres aussi évocateurs que al-Mushib fî gharâ’ib al-Maghrib et al-Mughrib fî hulâ al-Maghrib. (5)

Ces deux ouvrages constituent les meilleurs exemples de l’émergence dans la péninsule ibérique d’un « particularisme andalou » sur le plan littéraire. Mais un tel phénomène dans le domaine de la culture n’a pu apparaître et s’imposer que sur les bases d’une lente transformation sociale. Celle-ci a été rendue possible par la nature de la composante ethnique du « peuple andalou ». Quelle que fut leur importance, les Berbères venus des régions du Maghreb et les Arabes arrivés à l’occasion de la conquête, renforcés par l’afflux des djund syriens et des émigrés venus d’Asie au moment de l’émirat omeyyade de Cordoue, ne constituaient qu’une minorité. Ils étaient numériquement peu nombreux, non seulement par rapport aux autochtones « chrétiens », mais surtout -et ceci est d’une importance primordiale- par rapport aux néo-musulmans que l’on désignait sous le nom de muwalladûn. Ces derniers s’étaient convertis à l’Islam afin de jouir d’un statut personnel plus avantageux que celui de dhimmî. D’autre part, les mariages avec les femmes indigènes et le jeu du walâ’ (6) donnèrent naissance à une masse importante d’Andalous qui revendiquaient une origine arabe. Les muwalladûn s’arabisèrent complètement et s’intégrèrent à la société musulmane par un attachement souvent sincère à l’Islam.

Parallèlement à la constitution d’une population de plus en plus homogène, les souverains omeyyades s’entourèrent de cours littéraires où des hommes de lettres et des poètes commencèrent peu à peu à se dégager de l’emprise culturelle orientale. Encouragés par des pensions que leur octroyaient les monarques, de nombreux poètes trouvèrent un climat favorable à la création littéraire .(7) Une sensibilité andalouse commence à se manifester dans la poésie culminant avec les productions d’al-Ramâdî ou d’al-Kumayt (8) dont les poèmes se distinguaient par une expression délicate et raffinée de l’amour.

C’est sous les Mulûk al-tawâ’if que la poésie va connaître un développement exceptionnel. De nombreux roitelets vont accorder une place de choix à l’art du nazm. Dans un souci de propagande, tout prince qui se respecte va s’entourer de poètes chargés de faire l’éloge de ses qualités dans des assemblées mondaines (madjâlis al-uns) où se côtoient poètes, chanteuses savants et fuqahâ’. Cette vie de cour, extrêmement raffinée, fut particulièrement développée par les Banû al-Aftas à Badajoz (414/1022-488/1094) et les Banû ‘Abbâd à Silves puis à Séville (414/1023-484/1091) pour ne citer que ces deux cas. Ces dynasties donnèrent à al-Andalus deux princes-poètes au destin tragiquement similaire : al-Mutawakkil et al-Mu‘tamid (9). C’est durant cette période également, qu’ un homme de lettres originaire de la ville de Santarem marqua de son empreinte l’histoire littéraire arabe médiévale. Il s’agit d’Ibn Bassâm (10) , l’auteur de la célèbre Dhakhîra fî mahâsin ahl al-Djazîra « qui constitue pour l’époque de la fitna et des reyes de taifas le document littéraire et historique le plus précieux. Non content de donner une notice et de citer des vers pour chacun des écrivains qu’il étudie, il enregistre, à propos des évènements historiques, de longs fragments d’une œuvre perdue d’Ibn Hayyân, al-Matîn. (…) Dans le cours de son ouvrage, (il) ne manque pas une occasion de marquer la supériorité des Andalous sur les Orientaux. » (11)

L’encouragement matériel et moral que les poètes trouvèrent auprès des princes de taifas suscita de très nombreuses vocations. Le métier de poète devint très prisé et des compétences se manifestèrent non seulement parmi les membres des classes aisées, mais aussi parmi les Andalous les plus humbles. Il est évident que ces poètes issus des couches sociales les plus modestes, enrichirent cet art du « ressentir » qu’est le fann al-shi‘r d’images neuves, de comparaisons inspirées de la réalité sociale et de termes nouveaux. La poésie du « peuple » valorisée par des monarques fiers de leur origine andalouse franchit ainsi les portes des palais où de fins connaisseurs lui donnèrent l’occasion de s’épanouir.

Après un peu plus de soixante ans, la période des reyes de taifas (423/1031-488/1095) s’achève sous les coups à la fois des armées chrétiennes et des conquérants almoravides. Les rivalités entre les nombreux princes qui cherchaient à s’attacher les poètes et les hommes de lettres les plus prestigieux étaient l’expression, sur le plan littéraire, des ambitions hégémoniques de certains mulûk comme les Banû ‘Abbâd ou les Banû al-Aftas sur le plan politique. En effet, si la multiplication des cours princières a eu un effet bénéfique sur le développement littéraire tant à Badajoz, qu’à Béja Lisbonne ou Silves, l’émiettement du pouvoir politique a facilité l’offensive des monarques catholiques. On assiste alors à un jeu d’alliances permettant aux rois chrétiens d’intervenir de plus en plus en territoire musulman.

Les princes musulmans, incapables de s’opposer à la Reconquista « catholique », se tournèrent alors vers les Berbères du Maghreb. Ces derniers, sous la direction de Yûsuf Ibn Tashfîn, rallièrent à eux les armées des princes musulmans et remportèrent la bataille de Sacralias en 479/1086 qui donna un coup d’arrêt aux incursions chrétiennes. Mais les Almoravides, profitant de leur avantage militaire et politique auprès de la population musulmane, détrônèrent un à un les princes des taifas devenant ainsi les nouveaux maîtres du pays.
Mais, conquise par les armes, la terre d’al-Andalus triompha de ses conquérants par sa douceur de vivre. Les descendants directs de Yûsuf Ibn Tashfîn se laissèrent vite gagner par le mode de vie des anciennes cours andalouses et reformèrent autour d’eux des cénacles de lettrés et de poètes. Aussi, l’idée d’après laquelle la vie littéraire et particulièrement poétique, aurait connu un déclin sous les Almoravides est démentie par l’importance de la production poétique durant les règnes de ’Alî b. Yûsuf (500/1106-537/1143) et de Tashfîn b. ‘Alî (537/1143-539/1145). Ainsi verra t-on le flambeau de la poésie rallumé par les Banû al-Qabturna, mais aussi par Ibn al-Rûh qui faisait partie des convives d’Ibrâhîm b. Yûsuf b. Tashfîn.

Plus tard, comme dans le reste du pays, lorsque le pouvoir des Almoravides commença à péricliter, de nouvelles dissensions apparurent dans l’Algarve. Ibn Qâsî reforma à Mertola une ta’ifa que reconnurent Ibn Wâzir à Evora et Beja, Muhammad al-Mundhir à Silves et Yûsuf al-Bitrûdjî à Niebla. Mais l’indépendance de la principauté ne dura pas longtemps et Ibn Qâsî, à la suite de trahisons de ses anciens alliés, appela les Almohades à son secours. Ces derniers envoyèrent une armée dans l’Algarve et soumirent tous les roitelets de la région. Jusqu’au milieu du 13e siècle, les villes du Gharb changèrent de mains plusieurs fois sans que le pouvoir des Musulmans soit sérieusement menacé. Mais entre 1232, date de la prise de Mora et de Serpa, et 1250, date de la chute de Faro entre les mains d’Alphonse III, le Gharb vit ses dernières années d’histoire commune avec le reste du territoire musulman.

Sous les Almohades, après une période assez brève marquée par le zèle religieux et l’austérité, le luxe et la vie de plaisirs d’al-Andalus finirent par avoir le dessus sur le puritanisme des nouveaux conquérants. Le successeur d’Abd al-mu’min, Abû Ya‘qûb (mort en 581/1184) s’entoura de lettrés et de savants. Prince cultivé, il commanda de nombreux livres pour la bibliothèque de Cordoue. À Séville, sa ville préférée, où il séjournait souvent, il s’imprégna de la civilisation andalouse au contact des deux plus grands penseurs arabes de l’époque : Ibn Tufayl (m. en 579/1185) et Ibn Rushd (m. en 595/1198).


La preuve de la richesse de la vie littéraire à cette époque est attestée par les auteurs du Mughrib. En effet, le Gharb eut des hommes de lettres au talent incontestable comme Ibn Munakhkhil (12), Ibn Abî Habîb et Ibn Wazîr de Silves sans oublier Ibn al-A‘lam qui fut qâdî à Shantamarriyyat al-Gharb (13). Tous ces lettrés, issus pour la plupart de familles de notables pratiquèrent l’art poétique dans tous les domaines et léguèrent à leurs successeurs des pièces exquises sur l’amour, la satire, la guerre ou le métier de kâtib.



2. Le problème des sources : du Mushib au Mughrib

Pour rendre au Portugal son patrimoine littéraire arabe médiéval, il faudra interroger tous les témoignages écrits disponibles. Or, comme le signalait Lévi-Provençal dans l’une de ses conférences : « Une bonne partie de la poésie arabe andalouse ne nous est parvenue que sous forme de citations, dans de grandes anthologies compilées en Espagne même : la Dhakhîra d’Ibn Bassâm ou les Qalâ’id al-‘iqyân d’al-Fath Ibn Khâqân, ou le Mughrib d’Ibn Sa‘îd, ou bien encore dans le Nafh al-tîb d’al-Maqqarî, qui date de sensiblement plus tard. Bon nombre de vers nous ont été de leur côté, conservés par les chroniqueurs et les biographes. Quant aux dîwâns proprement dits, c’est-à-dire les collections poétiques ordonnées et élaborées par les poètes eux-mêmes ou leurs commentateurs, leur nombre n’est pas considérable. » (14)

Le territoire qui est devenu le Portugal actuel s’étant détaché du reste d’al-Andalus à la fin de la première moitié du 13ème siècle (15) , les sources concernant le patrimoine littéraire du Gharb sont naturellement moins nombreuses et peu fournies en textes et en biographies. Il faut ajouter à cela la disparition de nombreux témoignages écrits comme le Kitâb al-Hadi’iq d’Ibn Faradj al-Djayyânî (16) ou le Mushib d’al-Hidjârî même si des passages de ces ouvrages ont pu être sauvés. C’est dire toute l’importance que revêt un ouvrage comme le Mughrib d’Ibn Sa‘îd.

Cet ouvrage est la suite de celui d’al-Hidjârî (17) commencé plus d’un siècle plus tôt sous le nom d’al-Mushib fî gharâ’ib al-Maghrib. C’est ‘Abd al-Malik Ibn Sa‘îd, aïeul du fameux historien et anthologue, qui était gouverneur de la Qal‘a des Banû Sa‘îd, dans les environs de Grenade, qui le commanda à son auteur. En effet, al-Hidjârî ayant fait l’éloge d’ Ibn Sa‘îd dans un poème qui enthousiasma ce dernier, le gouverneur le récompensa et se lia d’amitié avec lui. Impressionné par les connaissances d’al-Hidjârî concernant les hommes de lettres andalous et leurs productions en vers et en prose, il lui demanda de lui écrire un livre sur le patrimoine littéraire andalou.

Al-Hidjârî entama la rédaction d’al-Mushib vers 530/1135. L’ouvrage comprenait des informations sur les évènements survenus entre la conquête de l’Espagne et cette date. Quand il le remit à son commanditaire, celui-ci entreprit de le compléter par ses propres connaissances dans le domaine. L’ouvrage échut ensuite aux deux fils de ‘Abd al-Malik, Ahmad (m. en 558/1163) et Muhammad (m. en 591/1225) et enfin à ‘Alî b. Mûsâ qui l’enrichirent de données nouvelles. L’ouvrage fut achevé en Égypte en 641/1243 et fut connu sous le titre de Kitâb al-Mughrib fî hulâ al-Maghrib.

L’histoire de ce document inestimable qu’est al-Mushib est ainsi étroitement liée à la vie du dernier des protagonistes qui lui ont donné le jour. Après une jeunesse passée à Séville, partagée entre la vie de plaisirs et les études traditionnelles celui qui sera connu sous le nom d’Ibn Sa‘îd al-Maghribî quitta l’Espagne en 638/1241 pour accomplir le pèlerinage en compagnie de son père. Homme d’une grande curiosité, il passa de longues journées dans les bibliothèques des villes où il séjournait, complétant ses connaissances dans des domaines aussi variés que la géographie, l’histoire et la littérature. À son arrivée à Alexandrie, en 640/1242, son père mourut. Il fut accueilli par les hommes de lettres égyptiens qui n’ignoraient rien de sa renommée ni de celle de sa famille. Ibn Sa‘îd détenait alors un précieux ouvrage , le Kitâb al-Mughrib.

La partie réservée à al-Andalus dans le Mughrib comporte trois « livres » (kutub). Chaque « livre » se subdivise à son tour en cinq parties comportant successivement les noms suivants :
• « Al-minassa » : la tribune ;
• « al-tâdj » : la couronne ;
• « al-silk » : le corps administratif ou diplomatique ;
• « al-hulla » : la robe ;
• et enfin « al-ahdâb » : les pans de la robe.

Le Mughrib offre l’avantage sur d’autres anthologies d’avoir été construit selon une structure géographique. Les hommes de lettres évoqués dans l’ouvrage sont présentés d’après la localité où ils ont vécu. Il était donc très pratique de repérer les personnes qui « appartiennent » au Gharb (18). Le nom de chaque personne citée est précédé d’un numéro que nous avons conservé dans notre traduction. À ce propos, nous tenons à signaler que nous avons essayé de rester le plus fidèle possible aux textes littéraires, ce qui confère à leur traduction beaucoup moins d’élégance que celle qui existait au départ. Mais le choix a été fait de présenter aux lecteurs non arabisants un essai de traduction mettant à leur disposition un texte fondamental pour l’histoire littéraire du Gharb.

NOTES:
(1) Le «‘ilm al-shi‘r », ou art poétique comporte en effet non seulement un ensemble de règles de versification –définies par le ‘arûd- mais également de traditions rhétoriques -relevant de la balâgha- que les générations de poètes sont tenus de respecter. Cependant le talent d’un poète réside dans sa capacité à rester fidèle à l’héritage reçu sans être servile et à innover sans marquer de rupture complète avec ses aînés.

(2) Le poète, sha‘ir en arabe, est étymologiquement une personne qui se distingue par une « sensibilité » exceptionnelle et une capacité particulière à rendre ce qu’il ressent dans une expression harmonieuse et ordonnée le nazm.

(3) Comme dans ces vers que les historiens arabes citent d’al-Hakam 1er (180/796-206/822) lui-même :
« j’ai uni les parties divisées de mon pays,
comme celui qui unit les parties d’une broderie avec l’aiguille ;
j’ai assemblé les différentes tribus depuis ma prime jeunesse.
Demande si, à ma frontière, il y a un seul endroit ouvert ;
Je courrai le fermer, dégainant mon épée et revêtu de ma cuirasse.
Penche-toi vers les crânes qui couvrent la terre comme des calices de coloquinte,
Ils te diront que dans les attaques, je ne fus pas de ceux qui s’enfuient lâchement
Au contraire, j’attaquai l’épée à la main. »
Cité par R. Dozy dans Histoire des Musulmans d’Espagne, Leyde, 1937, t.1, p. 307.

(4) Rime âru, traduction de H. Hadjadjî dans Vie et œuvre du poète andalou Ibn Khafadja, Alger, 1982, p. 155.

(5) Que l’on peut traduire ainsi : Le prolixe dans les (œuvres) extraordinaires de l’Occident, pour le premier, et L’étonnant dans les parures de l’Occident pour le second.

(6) À l’époque omeyyade, en Orient, les nouveaux convertis s’affiliaient à une tribu arabe qui leur accordait sa protection et en retour, les considéraient comme ses « clients » (mawâlî). Dans la Péninsule ibérique, les néo-musulmans devinrent très nombreux au point de constituer le masse la plus importante de la population.

(7) Cf. l’analyse de H Pérès dans La poésie and., chap. IV, la poésie et le poète de cour, pp.54-87.

(8) Sur ces deux poètes, voir infra, les passages d’Ibn Sa‘îd n° 280 et XXX.

(9) Les deux monarques furent destitués avant d’êrte assassiné pour le premier et d’être jeté en prison jusqu’à la fin de sa vie pour le second par les Almoravides.

(10) Abû l-Hasan ‘Alî Ibn Bassâm al-Shantarînî quitta sa patrie natale après qu’elle fut conquise en 485/1092-93 par Alphonse V et mourut en 543/1147. Cf. art., Ibn Bassâm, E. I. 2, pp. 756-57.

(11) H. Pérès, idem, pp. 53-54.

(12)Un recueil de ses poèmes existe selon Ibn al-Abbâr, cf. Takmila,, p. 214.

(13) Sur ces hommes de lettres voir infra, n° 278, 272, 270 et 282.

(14) É. Lévi-Provençal, Conférences sur l’Espagne musulmane, prononcées à la Faculté des Lettres d’Alexandrie en 1947 et 1948. Le Caire, 1951.

(15) Mertola es prise en 1238 et Faro tombe en 1249-50 entre les mains d’Alphonse III. Cf. A. Huici Miranda, art. Gharb al-Andalus, E.I. 2.

(16) Mort en 366/976.

(17) Abû Muhammad ‘Abd Allâh b. Ibrâhîm al-Hidjârî est mort en 549/1155.

(18) Il existe bien sûr de nombreuses controverses au sujet du « classement » géographique des hommes de lettres cités dans le Mughrib. Un travail plus approfondi devrait permettre par la suite de confronter les différents points de vue des auteurs d’anthologies et de parvenir à une répartition plus rigoureuse, mais nous nous contenterons pour l’instant d’adopter la position d’al-Hidjârî-Ibn Sa‘îd.