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dimanche 16 septembre 2012

Carpe Diem andalou (4e partie): Mu'allaqât

LE CARPE DIEM DANS LA CULTURE ARABE

 

Temps et existence chez les Anciens Arabes

Le Dahr ou « l’implacable destin »


En dehors des célèbres mu’allaqât[1] et de rares allusions dans Le Coran, nous ne disposons pas de documents fiables sur la conception du temps chez les Anciens Arabes. En effet, il n’existe que deux mentions de la notion de dahr (temps/ destin) dans le Coran. Le verset 24 de la Sourate 45 (al-Djathiya/ l’Agenouillée) rappelle qu’avant la Révélation, les Arabes ne croyaient aucunement à la Résurrection et que, pour eux, l’existence humaine s’achevait définitivement avec la mort:
"Il n'y a pour nous que la vie d'ici-bas (hayâtunâ al-dunyâ) : nous mourons et nous vivons et seul le temps (al-Dahr) nous fait périr".
 
Le verset 1 de la Sourate 76 (al-Insân/ l’Homme) est une interpellation et un rappel adressés à ceux qui auraient oublié que la vie humaine est une création de Dieu à partir du néant :

En ce qui concerne la Tradition prophétique, on rapporte que Muhammad aurait répondu aux païens, qui insultaient le Dahr  comme étant la source des malheurs qui leur arrivaient, que Dieu commande aux hommes de ne pas blâmer le dahr “car Il est Lui-même le Dahr

C’est surtout dans les odes préislamiques (mu’allaqât) que nous trouvons l’évocation du temps qui passe et de ses effets sur la vie des hommes et principalement sur celle des amants. Le temps revêt souvent le sens du destin mais sans qu’un culte lui soit rendu. Le Dahr, mais aussi des termes comme zamân et al-ayyâm ( jours) signifient d’abord le temps qui abolit de manière irréversible les moments de bonheur que les humains ont connus.
 
C’est d’abord Imru’ al-Qays[2], le prince-poète, qui se lamente devant l’emplacement où demeura naguère celle qui fut l’objet de son amour  :
“Arrêtons-nous et pleurons au souvenir d’un amour et d’une maison
Près du banc de sable entre Dakhoul et Harmal.

Toudiha et Miqrat, les vents du Nord et du Midi
Leur étoffe ont tissée mais n’ont point effacé sa trace.

Mes compagnons, près de moi ont arrêté leurs montures,
Disant:”maîtrise-toi et fuis cette affliction mortelle.”

Ma guérison, amis, c’est de laisser couler mes larmes;
Mais doit-on s’affliger d’une trace effacée?”[3]

L’évocation des vestiges du campement abandonné par la tribu de la bien-aimée en transhumance constitue à la fois un thème et un élément constitutif fondamental de l’ode antique. Cette « déploration d’une absence sur la vacuité du site (atlâl) » fournit, selon l’expression de Jacques Berque[4], l’attaque ou le premier tableau de ce genre de poème.
 
Le poème s’ouvre en effet sur le spectacle désolant d’un lieu de vie devenu désert et rendu à la nature. Le malheur est d’ailleurs plus grand quand le souvenir des temps heureux est ravivé par des vestiges dérisoires, demeurés visibles malgré les ravages du dahr. C’est alors que « l’affliction est mortelle » et « la maîtrise de soi » impossible. Le seul « remède » réside désormais dans les larmes abondamment déversées sans crainte de donner de soi une image de faiblesse ou de manque de virilité.

Pleurs sur les vestiges (bukâ’ ‘alâ al-atlâl ) a t-on pris l’habitude de dire, lamentations plutôt sur la mort de l’amour fauché par l’impitoyable dahr qui n’épargne ni le gueux, ni le prince. Imru’ al-Qays devient ainsi le symbole de l’impuissance humaine face au temps qui passe réduisant à néant toute chose autrefois vivante. Mais ce qui caractérise ces odes antiques, c’est l’absence d’abattement de l’amant meurtri. Au lieu de s’effondrer, soutenu par les encouragements de ses compagnons, le voyageur va poursuivre son chemin. Ils lui rappellent qu’il faut surmonter sa peine en se détachant du passé et en  vivant l’instant présent :

« Ne meurs pas de chagrin, supporte bellement
Laisse aller de toi chose passé sa route
Affronte plutôt l’épreuve du jour…

Qu’attendre d’une empreinte évanouie ?(…)
Avec d’autres, que de jours t’avaient été favorables »

Aussitôt, l’amant éploré se reprend, évoquant les délices des amours heureuses au cours d’autres ayyâm mémorables. Non pas ces « journées de bataille »[5] qui font la fierté des tribus et de leurs valeureux guerriers mais des jours vécus à séduire les belles et à leur offrir tout ce qu’il possédait. Le poème devient alors le moyen de ranimer des souvenirs heureux et d’installer au cœur du présent  le bonheur vécu autrefois:
Oui, ce jour-là surtout dans le rond de Djuldjul/
Et ce jour-là aussi quand, pour les jeunes filles, j’égorgeai ma chamelle (…)
Et ce jour où je pénetrai dans la cache, le palanquin de ‘Unayza (…)
Ô bouche rayonnante comme la marguerite
Aux contours nets et purs et bien rangés…

Et toi l’enceinte, l’allaitante, je te visitai, je t’ai distraite du nourrisson aux amulettes…

Un autre jour sur le dos de la dune, elle s’interdisait à moi…
Je la fais sortir…
Je l’attire par les deux tempes,
Elle sur moi se laisse aller
grêle de taille, pulpeuse à ses bracelets/ …
gorge polie comme un miroir…[6]

Ce rappel à la mémoire du bonheur vécu intensément permet à l’amant de l’emporter sur la tentation de céder à la mélancolie causée par la conscience douloureuse de la fuite du temps. Curieux remède que cette manière de surmonter les chagrins générés par le souvenir d’un amour évanoui dans l’immensité du désert par la réactualisation d’aventures érotiques passées. Face au temps qui efface les traces des moments heureux vécus par l’amant, le poète dispose des mots qui ressuscitent des tranches de vie dans tout leur éclat et leur fraîcheur. La description du corps des belles et les mots rappelant le souvenir intense des étreintes permettent d’éterniser des instants que le Dahr se charge habituellement d’éparpiller dans les sables du désert de l’oubli. Comme le montrera plus tard l’expérience proustienne dans sa «  recherche du temps perdu », seule la conscience du temps passé donne son unité au quotidien fragmenté. La poésie, même orale, et par extension toute forme d’écriture ont toujours été les armes les plus efficaces des hommes contre l’effacement de la vie passée.

Antara Ibn Shaddad[7] apostrophe lui aussi « les objets inanimés » pour redonner vie à Abla, l’objet de son amour :

-« Ô demeure d'Abla
à Djawâ’
parle !
bonjour, ô demeure et salut ! »
J'y avais arrêté ma chamelle, ce fortin, pour contenter ma tarderie…[8]
 
Hélas, il ne reste plus rien dans ce lieu où il avait nourri pour sa belle cousine une passion dévorante qui le tiraille encore. « Dans l’espace où se dressaient jadis des tentes, où bouillonnait le chaudron, où broutaient paisiblement des chamelles laitières, fierté de la tribu, où l’amour s’est épanoui, la nature sauvage a repris le dessus. »[9] :

Mais ne me rendirent le bonjour
Que de des vestiges hors d’âge
Assauvagis et désertés…[10]

Qu’à cela ne tienne, car ce dont le temps a fait son butin peut lui être arraché non par le preux guerrier, mais par le poète dont les mots sont capables de redonner vie aux souvenirs passés. L’évocation de la place privilégiée que sa bien-aimée occupe dans son cœur remédie à son absence momentanée :
Te quérir, fille de Makhram , devient pour moi bien difficile
À elle m’avait suspendu la rencontre
(je guerroyais contre sa tribu)
…- « Pur roman ! – Par la vie de ton père, ce n’est pas du roman
En moi tu occupais (…) la place d’honneur de l’amie.

Le guerrier privé de sa bien-aimée fait appel au poète dont la mémoire va rendre vivante la « femme-jardin » qui a embaumé son existence. L’image présente du désert uniforme et rocailleux va laisser place aux parfums enivrants de ‘Abla, à la fraîcheur de sa beauté et à son intense sensualité :
Abla te rend captif
D’une blancheur affutée
Douce au baiser
Au goût délicieuse/
Telle l’émanation d’un vase de parfumeur
Son haleine vers toi précède ses incisives/
Elle est comme un jardin neuf et sans marques
Aux plantes embuées
Par une pluie qui dispense d’engrais
Chaque ondée avant-courrière lui est généreuse
Et laisse dans tous ses creux des pièces d’argent/
Tout cela flue et ruisselle
Et l’eau court inlassablement sur les soirs…

Vaincue l’absence, oubliée la sécheresse du désert, effacées les peines de la séparation par la magie des mots qui reconstituent, pour l’amant, chaque parcelle du paradis perdu. Triomphe dérisoire ? Pure illusion ? Vaine incantation ? Le poète n’ignore pas ces questions et il y a répondu :
Za‘man, la-‘amru abî-ka laysa bi-maz‘ami
« Prétention de ma part ? Par la vie de ton père, ce n’est pas une prétention »

Les mots choisis par le poète pour ressusciter les moments heureux sont pleins de saveur et de fraîcheur. Tout est intact :
-       la saveur des baisers échangés :‘adhbun muqabbalu-hu ladhîdhi al-ma‘dami (une bouche douce à embrasser et au goût délicieux) ;
-       son haleine parfumée : sabaqat ‘awârida-hâ ilay-ka min al-fami (sa bouce diffuse une haleine parfumée );
-       la fraîcheur de son corps semblable à un jardin généreusement arrosé.

Tous droits réservés: Saadane BENBABAALI.

[1] « La tradition littéraire arabe regroupe sous ce nom un ensemble de sept à dix pièces (qasida) attribuées à d'illustres poètes qui auraient vécu entre le VIe et le VIIe siècle. L'authenticité de leur poésie, voire, pour certains d'entre eux, l'historicité d'une existence, il est vrai fortement teintée de légende, est encore contestée. De là des controverses, dont la plus célèbre fut déclenchée par le livre de Taha Husayn, Fi al-shi'r al-Djâhilî (1926). » Larousse, Art. mu’allaqât.
[2] Imru’ al-Qays Ibn Hudjr al-Kindi, poète arabe préislamique, né vers 500, mort probablement en 525. Sa mu'allaqa représente encore le poème le plus célèbre et sans doute le plus étudié du patrimoine arabe.
[3] Imru’ al-Qays, Mu’allaqa, traduction René Khawam, in La poésie arabe, Marabout, Paris, 1967, pp. 43-44.
[4] Jacques Berque, Les dix grandes odes arabes de l’Anté-Islam, Sindbad, Paris, 1979, p. 16.
[5] Cf. Ayyam al-‘Arab, les "jours des arabes", sont une compilation de récits concernant les dix guerres qui ont opposées les tribus arabes pré-islamiques entre elles.
[6] Jacques Berque, Les dix grandes odes,op. cité,  pp.68-70
[7] Antara ibn Shaddâd ou Antara al-Absî (525-615?), fils d'un noble de la tribu des 'Abs et d'une captive noire. Célèbre pour sa bravoure chevaleresque et ses aventures, Antara dont le nom signifie “preux”, est un poète  et guerrier. Amoureux de sa cousine ‘Abla, il lui attribua la plupart de ses poèmes même si elle ne lui témoigna que du mépris.
[8] Jacques Berque, Les dix grandes odes,op. cité,  p. 109.
[9] Les Suspendues (al-Mu’allaqât), traduction et présentation de Heidi Toelle, Paris, 2009, p. 39.
[10] Les dix grandes odes,op. cité,  p. 109

samedi 15 septembre 2012

Carpe Diem andalou: 2e partie/ Philosophes grecs et latins


Épicure, Lucrèce, Ovide, Sénèque 



La notion de carpe diem, comme invitation à profiter de la vie, se trouve déjà chez les philosophes épicuriens. Leur doctrine qui doit son nom à Épicure[1] est souvent mal comprise. On l’assimile vite à une école de ce que nous appelons « les bons vivants » pour qui tous les plaisirs doivent être vécus sans entraves. S’il est effectivement une quête du bonheur, l’épicurisme n’est pas une recherche effrénée des plaisirs. Épicure menait une vie simple et il proclamait : « Mon coeur est saturé de plaisir quand j’ai du pain et de l’eau”. Pour vivre heureux, il faut vivre de peu, se contenter de l'indispensable et mépriser le reste.
Le bonheur est le but suprême que tout disciple de son École philosophique devait acquérir et conserver  et c’est ainsi qu’Épicure définit les règles à suivre pour y accéder:
-       Avoir confiance dans la nature ;
-       Ne pas craindre la mort parce qu’elle est absence, néant,
-       Supporter la douleur car elle est limitée dans le temps
-       Le plaisir est accessible pourvu que l’on distingue  la jouissance désordonnée de l’ataraxie (tranquillité de l’âme).

La doctrine épicurienne eut de nombreux disciples dont le plus célèbre est Lucrèce.[2] Il donne dans son ouvrage De la Nature (De natura rerum) la synthèse la plus complète de l’épicurisme. Il expose, en six Chants, les principes de la physique et de la morale d’Épicure. En fidèle disciple, Lucrèce défend « le projet d’apporter la sérénité à une humanité à l’égard de laquelle il ressent une immense pitié ». Il veut réveiller l’homme qui n’est pas à l’écoute de la nature:
« Misérables humains! cœurs aveugles!.... dans quelles ténèbres et dans quels périls se passe ce peu de vie que nous avons! Vous êtes donc sourds au cri de la nature, qui ne veut pas seulement que vous écartiez la douleur du corps, mais aussi que les âmes, libres de soucis et de terreurs aient leurs jouissances, leur bien-être? »[3]


Cette interpellation indignée du philosophe latin sera entendue par des générations de poètes et de penseurs qui perpétueront la tradition épicurienne en y apportant leur touche originale. Avant d’examiner la manière dont les poètes andalous et maghrébins ont traité ce thème du carpe diem et ont présenté leur vision de leur quête de la vie bienheureuse, passons en revue le devenir de l’héritage épicurien après Lucrèce.



C’est avec Ovide[4], autre poète latin que la recherche du bonheur renoue fidèlement avec l’esprit épicurien. Dans son œuvre célèbre, L’Art d’aimer, il interpelle dans un passage remarquable des jeunes filles afin de les exhorter à prendre conscience de la fuite du temps.  Il leur recommande de profiter de chaque instant qui s’offre avant que ne se fanent les fleurs de la jeunesse :

« Songez dès à présent à la vieillesse qui viendra trop tôt, et vous ne perdrez pas un instant. Tandis que vous le pouvez, et que vous en êtes encore à vos années printanières, donnez-vous du bon temps; comme l'eau s'écoulent les années. Le flot qui fuit ne reviendra plus à sa source; l'heure une fois passée est passée sans retour. Profitez du bel âge : il s'envole si vite !(...) Cueillez donc une fleur qui, si vous ne la cueillez, tombera d'elle-même honteusement flétrie. ».[5]

Avec Ovide, s’aiguise la conscience tragique de la brièveté de la vie et de la fuite irrémédiable du temps. Cet appel sera entendu et répété inlassablement dans la poésie chantée andalouse. L’incertitude du lendemain dicte à chacun un “devoir de jouissance” de tout ce que peut offrir le jour présent. Chaque minute étant précieuse, chaque instant étant unique, le manque de vigilance ou “l’absence à soi” ne seront plus permis. Depuis les Chants de Gilgamesh[6], l’homme sait que l’éternité n’est pas son lot:

« Dois-je aussi mourir ? Gilgamesh doit-il être de la sorte ? » Siduri, voilé, répondit alors à Gilgamesh : ‘Quel est le mortel qui peut vivre éternellement ? La vie de l’homme est courte. Seuls les dieux peuvent vivre éternellement. »

Ne pouvant pas arrêter le cours du temps, les hommes sont réduits à trouver le bonheur et l’éternité dans l’instant : « Sois heureux un instant. Cet instant c'est ta vie”, dira plus tard Omar Khayyâm.

Un autre auteur latin, Catulle (87-54 av. JC), dédie un de ses poèmes à Lesbie qui symbolise la femme aimée en général, inspiratrice du poète. Dans ces quelques vers, le sentiment tragique de l’existence individuelle vouée au néant dicte l’urgence de satisfaire ses désirs à tous les humains. Les amoureux doivent rester sourds à tous les obstacles qui les empêchent de s’aimer. Les ennemis de l’amour sont raillés comme ils le seront plus tard sous le nom de ‘adhûl ( censeur) ou raqîb (espion, guêteur) dans les poèmes andalous:

« Vivons pour nous aimer, ô ma Lesbie ! et moquons-nous des vains murmures de la vieillesse morose. Le jour peut finir et renaître ; mais lorsqu'une fois s'est éteinte la flamme éphémère de notre vie, il nous faut tous dormir d'un sommeil éternel. Donne-moi donc mille baisers, ensuite cent, puis mille autres, puis cent autres, encore mille, encore cent ; alors, après des milliers de baisers pris et rendus, brouillons-en bien le compte, qu'ignoré des jaloux comme de nous-mêmes un si grand nombre de baisers ne puisse exciter leur envie. »[7]

Chez Sénèque[8], philosophe de l’école stoïcienne, la conscience aigüe de la fuite du temps atteint son apogée. Le sage constate à quel point la négligence de cette réalité est répandue parmi les hommes. «Peux-tu me nommer, demande t-il dans la fameuse Lettre qu’il adresse à Lucilius , un seul homme qui sache que le temps a un prix, qui fasse l'estimation de la valeur de la journée et qui réalise qu'il meurt un peu chaque jour?”. Point de sagesse sans une juste appréciation de la valeur du temps et la compréhension que ce qui meurt ce ne sont pas les jours mais nous-mêmes. On ne peut mieux que Sénèque exprimer cette réalité :

« Nous ne voyons la mort que devant nous, alors qu'une grosse partie de la mort est déjà dans notre dos; tout ce que nous laissons derrière nous de notre existence appartient à la mort. »[9]

C’est ce constat terrible de l’impuissance humaine devant l’inéluctabilté de la mort qui donne à la vie sa valeur inestimable. C’est alors que l’invitation au carpe diem devient impérative. Privé d’éternité, l’homme n’a d’autre choix que d’habiter pleinement le laps de temps qui lui est imparti, aussi court soit-il, sans souci de l’incertitude du lendemain. C’est ce que recommande Sénèque au destinataire de sa missive:

« Fais donc, cher Lucilius, comme tu me l'écris: saisis-toi de toutes les heures. Ainsi, tu dépendras moins du lendemain, pour avoir opéré une saisie sur le jour présent. La vie court pendant qu'on la remet à plus tard.»[10]

Cet appel à profiter de chaque instant de sa vie, présent chez tous les philosophes grecs et latins que nous venons de voir, va se perpétuer, ou réapparaître aussi bien dans la tradition occidentale qu’orientale. À partir souvent du même constat, celui du caractère éphémère de l’existence humaine et de l’impuissance à arrêter le cours du temps, sages, philosophes et poètes vont proposer leur vision du carpe diem. En effet, il ne suffit pas de proclamer qu’il faut “se saisir de toutes les heures”, mais de savoir quoi en faire.

Pour Épicure, il faut apprendre d’abord à distinguer les vrais plaisirs de ceux qui ne le sont guère. Dans sa fameuse Lettre à Ménecée il établit une distinction entre les plaisirs réels et les plaisirs factices qui ne provoquent que la souffrance:
« Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs des voluptueux inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées, ainsi que l’écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. »[11]
  1. Les désirs "naturels et nécessaires", sont ceux dont la satisfaction est indispensable à la vie, comme manger, boire, dormir;
  2. les désirs "naturels mais non nécessaires", sont ceux dont on peut se passer sans porter atteinte à la vie, par exemple manger un repas raffiné, donner libre cours à ses appétits sexuels;
  3. les désirs "non naturels et non nécessaires", comme l'ambition, le désir du pouvoir, de la richesse, la passion de l'amour, en un mot, toutes les passions.
Le plaisir épicurien apparaît ainsi comme le résultat d’une absence d’inconvénients plutôt que celui de la possession de quoi que ce soit. Ainsi, le plaisir du corps est tributaire de l'absence de douleur (aponie) et celui de l'esprit dépend de l'absence de trouble et de crainte. Dans ce cas seulement « l’épicurien »  accède au calme, la tranquillité et la sérénité que résume la notion d’ataraxie.[12]
L’épicurime n’a rien à voir avec un sensualisme grossier et le véritable épicurien se caractérise par une moralité élevée ; il est avant tout maître de lui et de ses passions. Il sait tempérer ses désirs et éviter les excès qui ne mènent qu’à la souffrance. Il a une haute idée de l'amitié dont le rôle est fondamental pour l’accession au bonheur. Juste dans ses actes, en paix avec les hommes et profondément détaché de tout ce qui excite la convoitise de la majorité des hommes richesse, pouvoir, femmes- l’épicurien est, contrairement à l’image répandue de lui, un ascète préoccupé autant du bien-être de son corps que celui de son esprit et qui sait se contenter de peu.

L’exhortation épicurienne est donc avant tout un appel impératif qui s’adresse à celui qui est absent à son « être au monde ». Distraits, sourds, aveugles et inconscients du trésor qui va leur échapper, ainsi sont les hommes qui ne ne comprennent pas la valeur inestimable de chaque instant qui, une fois écoulé, ne reviendra plus jamais. Cet appel à l’éveil de l’être est une invitation à “réanimer” tous ses sens. Nous verrons comment, dans les poèmes que nous étudierons, leurs auteurs invitent à goûter à la beauté de l’existence par tous les sens:
  • par la vue: lumière du jour qui se lève, du soleil à l’heure du couchant, les couleurs des fleurs, des arbres, des reflets de l’eau, des charmes des belles…
  • par l’ouïe: les chants des oiseaux, la musique et les chants des commensaux, le murmure de l’eau, le chuchotement des branches au passage de la brise…
  • par le goût: en dégustant les boissons qui passent de main en main;
  • par l’odorat: en humant les parfums que la brise apporte dans les jardins fleuris du printemps.


L’ambiance dans laquelle se déroulent les assemblées de plaisir évoquées dans les poèmes andalous n’est pas sans rappeler celle qui prévaut dans le Paradis qui est décrit dans le Coran.
Mais avant de parler de ce qui est promis au ciel, qu’en est-il de l’homme sur terre selon la conception monothéiste ?

Doté d’une compagne, comblé de bienfaits l’homme est invité, durant son court séjour sur terre, à jouir de tous les délices que Dieu lui a offerts. Cependant il lui est demandé de manifester, par son adoration, la reconnaissance envers Le Suprême Donateur. Il reste que dans les religions comme dans la conception épicurienne, une distinction sera faite entre les différentes sortes de plaisirs. Les Livres révélés établissent alors une frontière non pas entre le “nécessaire” et ce qui ne l’est pas, mais entre le licite et l’illicite.

Les plaisirs principaux dans la vie comme ceux évoqués dans la littérature étant l’amour,  la nourriture et l’ivresse, chaque communauté religieuse se distinguera des autres notamment par ce qu’elle autorise et ce qu’elle interdit. Si les religions monothéistes dans leur ensemble condamnent toute relation amoureuse extra-conjugale, l’Islam proscrit, en plus, les boissons alcoolisées. Nous verrons cependant comment les auteurs de poèmes andalous “s’arrangent” avec ces interdits.

Mais il y a un domaine de jouissance que toutes les conceptions philosophiques ou religieuses recommandent : la contemplation de la beauté de la nature. Cela serait dû à la place particulière de l’homme dans l’univers. Pour Ovide, la création aurait été incomplète sans l’existence de l’homme. De tous les animaux, il est celui dont la présence sur terre donne tout son sens à la création :
« Un animal plus noble, doué d’une raison plus élevée, et fait pour commander aux autres, manquait encore. L’homme naquit (…) Tandis que les autres animaux courbent la tête et regardent la terre, l’homme éleva un front noble et porta ses regards vers les cieux. »[13]

Comme le proclameront toutes les religions, l’homme a été créé pour contempler l’oeuvre divine. L’homme est pour les soufis le témoin de la beauté divine à travers la beauté de Sa création. Dans la tradition chrétienne, Saint Bonaventure[14], quant à lui, s’étonne de ceux que la création n’émerveille pas. Il les invite à ouvrir les yeux sur ce qui constitue la preuve de la grandeur et de la générosité divine qu’il doivent reconnaître et louer:

« Celui que tant de splendeurs créées n’illuminent pas est un aveugle. Celui que tant de cris ne réveillent pas est un sourd. Celui que toutes ces œuvres ne conduisent pas à louer Dieu est un muet. Celui que tant de signes ne forcent pas à reconnaître le Premier Principe est un sot. Ouvre les yeux, prête l’oreille de ton âme, délie tes lèvres, applique ton cœur : toutes les créatures te feront voir, entendre, louer, aimer, servir, glorifier et adorer Dieu... »[15]

Tous droits réservés: Saadane Benbabaali




[1] Epicure (341- 270 avant J.C). On ne connait de lui que trois Lettres ( Lettres à Hérodote, à Pythoclès et à Ménécée) et quelques maximes conservées par Diogène Laërce. Il a d’abord reçu l'enseignement du platonicien Pamphyle, qu’il rejette puis,a découvert la théorie atomique du matérialiste Démocrite, par l’intermédiaire de Nausiphane. Il fonda, en 306, sa propre école. Le Jardin d'Epicure visait avant tout à atteindre la Sagesse, à vivre en accord avec la nature, et cela à l'écart de toute vie publique et de la politique, de la cité grecque dont les fondements étaient alors en crise.
[2] Poète et philosophe latin (98-55 av. JC).
[3] Lucrèce, De natura rerum, Livre II.
[4] Ovide, en latin Publius Ovidius Naso, né le 20 mars 43 av. J.-C. à Sulmona, dans le centre de l'Italie et mort en 17 ap. J.-C., en exil à Tomis (l'actuelle Constanţa en Roumanie), est un poète latin qui vécut durant la période qui vit la naissance de l'Empire romain.

[5] Ovide, l’Art d’aimer, Livre III.
[6] L’Épopée de Gilgamesh est un récit légendaire de l’ancienne Mésopotamie. C’est l’une des œuvres littéraires les plus anciennes de l’humanité.  La première version complète connue a été rédigée près de 1800 ans av. JC. Cf. L’Épopée de Gilgamesh, par R. J. Tournay et A. Shaffer, Éditions du Cerf, 2004.
[7] Catulle, poème V, à Lesbie.
[8] Sénèque (en latin Lucius Annaeus Seneca), né dans l'actuelle Cordoue au sud de l'Espagne vers 4 av. J.-C. et mort le 12 avril 65 ap. J.-C., est un philosophe de l'école stoïcienne, un dramaturge et un homme d'État romain du Ier siècle de l'ère chrétienne.
[9] Sénèque, Lettres à Lucilius.
[10] Idem.
[11] Épicure, Lettre à Ménécée.
[12] Du grec ataraxia : absence de troubles. Notion introduite par Démocrite et reprise par les épicuriens et les stoïciens, elle signifie la tranquillité de l’âme. Désignant l’idéal du sage pour la plupart des philosophes de l’Antiquité, l’ataraxie est identifiée par les stoïciens à l’apathie,c’est-à-dire à l’état de l’âme devenue étrangère aux désordres de la passion et insensible à la douleur. Cf. G. Durozoi et A. Roussel, Dictionnaire de Philosophie, Nathan, 1990, p. 31.
[13] Ovide, Les Métamorphoses
[14] Saint Bonaventure ( de son vrai nomJean de Fidanza1217-1274) , Itinéraire de l’âme vers Dieu (c.1, n.15) (trad. H. Duméry).


vendredi 14 septembre 2012

Le Carpe diem andalou: 1ère partie

Dans cette première partie du Livre " La Magie du chant et l'éternité de l'instant", Saadane Benbabaali revient sur les origines de la notion de "Carpe diem" chez les penseurs grecs et latins. Il commence aussi à montrer les liens entre cette notion et l'art de vivre andalou qui sera développé ultérieurement.

En guise d'ouverture



Abreuve à coups redoublés ton coeur,
Car maint malade s’est ainsi guéri,
Et jette-toi sur la vie comme sur une proie,
Car sa durée est éphémère.
Al-Mu’tamid Ibn 'Abbâd, roi de Séville (m. en 1091)
Tombeau d'Al-Mu'tamid Ibn Abbad, à Aghmat, près de Marrakech (Maroc)

 
« Ne tracasse point ton esprit avec les histoires du passé
ni par ce qui doit advenir demain avant l'heure
saisis-toi du butin de plaisirs que t'offre le présent
Il n'est pas dans la nature des nuits d'inspirer la confiance »
Omar Khayyam (m. 1131), Quatrains


Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain :
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.”
Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, 1587


 
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Prologue




“ J’espère que votre livre apportera un beau message à l’humanité qui a tendance à vivre souvent soit dans le passé soit dans le futur, mais si peu dans le présent. “ C’est par ces mots que, lors d’une visite à la Chapelle Sainte-Croix à Forbach, soeur Marie-Angélique m’a parlé de ce livre qu’elle savait en cours d’écriture. Ces paroles m’ont à la fois encouragé à poursuivre mon projet et à lui donner le meilleur de moi-même tout en me faisant ressentir tout le poids de ma responsabilité. Chaque mot devra être donc pesé pour que cet ouvrage puisse contribuer, de la manière la plus juste, à délivrer un message d’amour et de lumière. Placé sous la grâce et la bénédiction de cette soeur dont le visage rayonne de compassion pour tous ceux qui souffrent, ce livre est destiné fraternellement à mes lecteurs habituels, amoureux de musique et de poésie, donc d’harmonie et de partage.

Écrire un livre sur l’art de vivre andalou et sa philosophie particulière du carpe diem impose à son auteur de faire l’expérience consciente de ce dont il veut parler. Les grands livres sont toujours les livres issus de l’expérience personnelle, ceux qui expriment le vécu d’une personnalité singulière. Cependant, ma singularité n’est aucunement en rupture avec ce qui m’entoure, me précède et continuera après mon existence. Aussi unique soit-elle, l’expérience de chacun se nourrit d’un socle commun et de racines collectives partagées depuis l’aube de l’humanité. C’est ce qui nous rend solidaires malgré nos différences.

Nos frères “andalous” et maghrébins qui ont  exprimé dans leurs poèmes un art de vivre exhortant au carpe diem ont redit à leur manière ce que les Grecs, les Persans, les Mésopotamiens et les Égyptiens de l’époque antique avaient déjà exprimé chacun de façon originale selon leur propre culture. Tous avaient senti le besoin d’appeler à cueillir, sans nostalgie du passé ni crainte du futur, le fruit que chaque instant présent offre aux hommes. Tous ont compris comme Omar Khayyam que:
« Demain appartient à l'inconnu mais aujourd'hui est mien
Combien sont déçus ceux qui espèrent dans les lendemains
Je ne suis point dupe au point de voir
sous mes yeux, s'étaler la beauté de la vie et de ne point la cueillir. »[1]





Carpe Diem: origines d’un art de vivre




L’expression “Carpe diem” provient d’une ode[2] du poète latin Horace[3] où se trouvent ces vers contenant la formule devenue célèbre:
“Dum loquimur, fugerit inuida
Aetas : carpe diem, quam minimum credula postero.”[4]
Les deux mots qui forment cette formule, au succès inégalé dans la production poétique en Occident, constituent une association dynamique et inattendue du verbe carpere et du nom diem. Le premier terme est habituellement utilisé pour exprime le geste de celui qui cueille les fruits afin de les savourer et le second terme désigne “le jour” sans autre connotation particulière. Mais c’est le voisinage des deux mots qui crée chez le lecteur une image vivante: celle de voir dans chaque jour un fruit savoureux qu’il doit cueillir afin de le déguster.


Le passage qui contient cette fameuse invitation à jouir de l’instant présent est dédié à une jeune fille au nom évocateur: Leuconoë (littéralement: “blanche pensée”) qui pourrait signifier autant esprit “brillant” qu’esprit “naïf”. À celle qui voudrait vivre longtemps et serait tentée de vouloir connaître son avenir, le sage Horace recommande de ne pas se préoccuper du lendemain qui est du domaine des Dieux et de l’inconnu. La seule possibilité qui est offerte aux humains consistant à profiter du temps présent qui ne dure guère, parce qu’il est irrémédiablement voué à disparaître. Face à l’angoisse de sa mort, l’homme n’a d’autre alternative que celle qui consiste à être attentif à chaque instant qui s’offre à lui et de savoir en apprécier la saveur comme ce serait le cas pour un fruit de son jardin.

Carpe Diem! Cette formule est  donc avant tout une belle métaphore qui assimile le jour à une fleur devant être cueillie par tout être vivant dans l’instant même où elle est éclose ou à un fruit devant être savouré dès qu’il arrive à maturité. Comme le fait remarquer Elsa Marpeau, “l’image rappelle donc que la vie, comme la rose, fane si rapidement qu’il faut en jouir quand il en est temps.”[5] Ne pas laisser passer le moment présent sans profiter de tout ce qu’il apporte, savoir vivre pleinement chaque instant, voilà une attitude qui a été recommandée à tous les disciples des différentes voies de la sagesse depuis la plus haute Antiquité. Sénèque, comme nous le verons plus loin, affirme dans La Brièveté de la vie  que « le plus grand gaspillage de la vie, c’est l’ajournement : car il nous fait refuser les jours qui s’offrent maintenant et nous dérobe le présent en nous promettant l’avenir. »[6]
 


 Photo: Blaise Pascal (1623-1662)

Longtemps après le philosophe latin, Pascal fustigera l’homme, « prisonnier » du passé et de l’avenir, qui ne sait pas profiter de l’instant présent, soit parce qu’il se lamente et se consume dans des regrets stériles, soit parce qu’il nourrit son âme d’anxiété en anticipant sur l’avenir.
« Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé, pour l'arrêter comme trop prompt : si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient : et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste(…)Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre lumière pour disposer de l'avenir. (…) Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais ».[7]
Benbabaali Saadane
À suivre...

[1] Omar Khayyam, Quatrains (trad. B.S)

[2] Horace, Odes, I, 11, 8 « À Leuconoé ». Cf. Odes, Epodes Chant séculaire : Edition bilingue français-latin, éd. De la Différence, 2006, trad. Jean Mayer.
[3] Son nom latin est latin Quintus Horatius Flaccus. C’est un poète romain né à Vénose dans le sud de l'actuelle Italie, le 8 décembre -65 et mort à Tibur le 27 novembre -8.
[4] Voici littéralement la traduction de ces vers célèbres :
Tandis que nous parlons,
le temps jaloux aura fui.
Cueille le jour présent (jouis-en),
croyant le moins possible
à celui du lendemain.
[5] Elsa Marpeau, Carpe diem, l’art du bonheur selon les poètes de la Renaissance, Librio., 2009
[6] (p. 112).
[7] Pascal, Pensées, p.