Épicure, Lucrèce, Ovide, Sénèque
La notion de carpe diem, comme invitation à profiter de la vie, se trouve déjà chez les philosophes épicuriens. Leur doctrine qui doit son nom à Épicure[1] est souvent mal comprise. On l’assimile vite à une école de ce que nous appelons « les bons vivants » pour qui tous les plaisirs doivent être vécus sans entraves. S’il est effectivement une quête du bonheur, l’épicurisme n’est pas une recherche effrénée des plaisirs. Épicure menait une vie simple et il proclamait : « Mon coeur est saturé de plaisir quand j’ai du pain et de l’eau”. Pour vivre heureux, il faut vivre de peu, se contenter de l'indispensable et mépriser le reste.
Le bonheur est
le but suprême que tout disciple de son École philosophique devait acquérir et
conserver et c’est ainsi qu’Épicure définit les règles à
suivre pour y accéder:
-
Avoir confiance dans
la nature ;
-
Ne pas craindre la mort
parce qu’elle est absence, néant,
-
Supporter la douleur
car elle est limitée dans le temps
-
Le plaisir est
accessible pourvu que l’on distingue
la jouissance désordonnée de l’ataraxie (tranquillité de l’âme).
La doctrine épicurienne eut de nombreux disciples dont le plus célèbre est
Lucrèce.[2]
Il donne dans son ouvrage De la Nature (De natura rerum) la synthèse la
plus complète de l’épicurisme. Il expose, en six Chants, les principes de la physique et de la morale d’Épicure. En fidèle
disciple, Lucrèce défend « le projet d’apporter la sérénité à une humanité
à l’égard de laquelle il ressent une immense pitié ». Il veut réveiller
l’homme qui n’est pas à l’écoute de la nature:
« Misérables humains! cœurs aveugles!.... dans quelles
ténèbres et dans quels périls se passe ce peu de vie que nous avons! Vous êtes
donc sourds au cri de la nature, qui ne veut pas seulement que vous écartiez la
douleur du corps, mais aussi que les âmes, libres de soucis et de terreurs
aient leurs jouissances, leur bien-être? »[3]
Cette
interpellation indignée du philosophe latin sera entendue par des générations
de poètes et de penseurs qui perpétueront la tradition épicurienne en y
apportant leur touche originale. Avant d’examiner la manière dont les poètes
andalous et maghrébins ont traité ce thème du carpe diem et ont présenté leur vision de leur quête de la vie bienheureuse,
passons en revue le devenir de l’héritage épicurien après Lucrèce.
C’est avec Ovide[4],
autre poète latin que la recherche du bonheur renoue fidèlement avec l’esprit
épicurien. Dans son œuvre célèbre, L’Art d’aimer, il interpelle dans un passage remarquable des
jeunes filles afin de les exhorter à prendre conscience de la fuite du
temps. Il leur recommande de
profiter de chaque instant qui s’offre avant que ne se fanent les fleurs de la
jeunesse :
« Songez dès à présent à la vieillesse qui viendra trop
tôt, et vous ne perdrez pas un instant. Tandis que vous le pouvez, et que vous
en êtes encore à vos années printanières, donnez-vous du bon temps; comme l'eau
s'écoulent les années. Le flot qui fuit ne reviendra plus à sa source; l'heure
une fois passée est passée sans retour. Profitez du bel âge : il s'envole
si vite !(...) Cueillez donc une fleur qui, si vous ne la cueillez,
tombera d'elle-même honteusement flétrie. ».[5]
Avec Ovide,
s’aiguise la conscience tragique de la brièveté de la vie et de la fuite
irrémédiable du temps. Cet appel sera entendu et répété inlassablement dans la
poésie chantée andalouse. L’incertitude du lendemain dicte à chacun un “devoir
de jouissance” de tout ce que peut offrir le jour présent. Chaque minute étant
précieuse, chaque instant étant unique, le manque de vigilance ou “l’absence à
soi” ne seront plus permis. Depuis les Chants de
Gilgamesh[6],
l’homme sait que l’éternité n’est pas son lot:
« Dois-je aussi mourir ? Gilgamesh
doit-il être de la sorte ? » Siduri, voilé, répondit alors à
Gilgamesh : ‘Quel est le mortel qui peut vivre éternellement ? La vie
de l’homme est courte. Seuls les dieux peuvent vivre éternellement. »
Ne pouvant pas arrêter le cours du temps, les hommes sont réduits à trouver
le bonheur et l’éternité dans l’instant : « Sois
heureux un instant. Cet instant c'est ta vie”, dira
plus tard Omar Khayyâm.
Un autre auteur
latin, Catulle (87-54 av. JC), dédie un de ses poèmes à Lesbie qui symbolise la
femme aimée en général, inspiratrice du poète. Dans ces quelques vers, le
sentiment tragique de l’existence individuelle vouée au néant dicte l’urgence
de satisfaire ses désirs à tous les humains. Les amoureux doivent rester sourds
à tous les obstacles qui les empêchent de s’aimer. Les ennemis de l’amour sont
raillés comme ils le seront plus tard sous le nom de ‘adhûl ( censeur) ou raqîb (espion, guêteur) dans les poèmes andalous:
« Vivons pour nous aimer, ô ma Lesbie ! et moquons-nous
des vains murmures de la vieillesse morose. Le jour peut finir et renaître ;
mais lorsqu'une fois s'est éteinte la flamme éphémère de notre vie, il nous
faut tous dormir d'un sommeil éternel. Donne-moi donc mille baisers, ensuite
cent, puis mille autres, puis cent autres, encore mille, encore cent ; alors,
après des milliers de baisers pris et rendus, brouillons-en bien le compte,
qu'ignoré des jaloux comme de nous-mêmes un si grand nombre de baisers ne
puisse exciter leur envie. »[7]
Chez Sénèque[8],
philosophe de l’école stoïcienne, la conscience aigüe de la fuite du temps
atteint son apogée. Le sage constate à quel point la négligence de cette
réalité est répandue parmi les hommes. «Peux-tu me nommer, demande t-il dans la fameuse Lettre
qu’il adresse à Lucilius , un seul homme qui sache que le temps a un prix,
qui fasse l'estimation de la valeur de la journée et qui réalise qu'il meurt un
peu chaque jour?”. Point de sagesse sans une juste
appréciation de la valeur du temps et la compréhension que ce qui meurt ce ne
sont pas les jours mais nous-mêmes. On ne peut mieux que Sénèque exprimer cette
réalité :
« Nous ne voyons la mort que devant nous, alors qu'une
grosse partie de la mort est déjà dans notre dos; tout ce que nous laissons
derrière nous de notre existence appartient à la mort. »[9]
C’est ce constat
terrible de l’impuissance humaine devant l’inéluctabilté de la mort qui donne à
la vie sa valeur inestimable. C’est alors que l’invitation au carpe diem devient impérative. Privé d’éternité, l’homme n’a d’autre choix que
d’habiter pleinement le laps de temps qui lui est imparti, aussi court soit-il,
sans souci de l’incertitude du lendemain. C’est ce que recommande Sénèque au
destinataire de sa missive:
« Fais donc, cher Lucilius, comme tu me l'écris:
saisis-toi de toutes les heures. Ainsi, tu dépendras moins du lendemain, pour
avoir opéré une saisie sur le jour présent. La vie court pendant qu'on la remet
à plus tard.»[10]
Cet appel à
profiter de chaque instant de sa vie, présent chez tous les philosophes grecs
et latins que nous venons de voir, va se perpétuer, ou réapparaître aussi bien
dans la tradition occidentale qu’orientale. À partir souvent du même constat,
celui du caractère éphémère de l’existence humaine et de l’impuissance à
arrêter le cours du temps, sages, philosophes et poètes vont proposer leur
vision du carpe diem. En effet, il ne suffit pas
de proclamer qu’il faut “se saisir de toutes les heures”, mais de savoir quoi
en faire.
Pour Épicure, il
faut apprendre d’abord à distinguer les vrais plaisirs de ceux qui ne le sont
guère. Dans sa fameuse Lettre à Ménecée il
établit une distinction entre les plaisirs réels et les plaisirs factices qui
ne provoquent que la souffrance:
« Quand
donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des
plaisirs des voluptueux inquiets, ni de ceux qui consistent dans les
jouissances déréglées, ainsi que l’écrivent des gens qui ignorent notre
doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir
dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et,
pour l’âme, à être sans trouble. »[11]
- Les désirs "naturels et nécessaires", sont ceux dont la satisfaction est indispensable à la vie, comme manger, boire, dormir;
- les désirs "naturels mais non nécessaires", sont ceux dont on peut se passer sans porter atteinte à la vie, par exemple manger un repas raffiné, donner libre cours à ses appétits sexuels;
- les désirs "non naturels et non nécessaires", comme l'ambition, le désir du pouvoir, de la richesse, la passion de l'amour, en un mot, toutes les passions.
Le plaisir épicurien apparaît ainsi comme le résultat
d’une absence d’inconvénients plutôt que celui de la possession de quoi que ce
soit. Ainsi, le plaisir du corps est tributaire de l'absence de douleur (aponie) et celui de l'esprit dépend de
l'absence de trouble et de crainte. Dans ce cas seulement
« l’épicurien » accède
au calme, la tranquillité et la sérénité que résume la notion d’ataraxie.[12]
L’épicurime n’a rien à voir avec un sensualisme grossier
et le véritable épicurien se caractérise par une moralité élevée ; il est
avant tout maître de lui et de ses passions. Il sait tempérer ses désirs et
éviter les excès qui ne mènent qu’à la souffrance. Il a une haute idée de
l'amitié dont le rôle est fondamental pour l’accession au bonheur. Juste dans ses actes, en paix
avec les hommes et profondément détaché de tout ce qui excite la convoitise de la majorité des hommes –richesse, pouvoir, femmes- l’épicurien est,
contrairement à l’image répandue de lui, un ascète préoccupé autant du bien-être de son corps que
celui de son esprit et qui sait se contenter de peu.
L’exhortation épicurienne est donc avant tout un appel impératif qui
s’adresse à celui qui est absent à son « être au monde ». Distraits,
sourds, aveugles et inconscients du trésor qui va leur échapper, ainsi sont les
hommes qui ne ne comprennent pas la valeur inestimable de chaque instant qui,
une fois écoulé, ne reviendra plus jamais. Cet appel à
l’éveil de l’être est une invitation à “réanimer” tous ses sens. Nous verrons
comment, dans les poèmes que nous étudierons, leurs auteurs invitent à goûter à
la beauté de l’existence par tous les sens:
- par la vue: lumière du jour qui se lève, du soleil à l’heure du couchant, les couleurs des fleurs, des arbres, des reflets de l’eau, des charmes des belles…
- par l’ouïe: les chants des oiseaux, la musique et les chants des commensaux, le murmure de l’eau, le chuchotement des branches au passage de la brise…
- par le goût: en dégustant les boissons qui passent de main en main;
- par l’odorat: en humant les parfums que la brise apporte dans les jardins fleuris du printemps.
L’ambiance dans
laquelle se déroulent les assemblées de plaisir évoquées dans les poèmes
andalous n’est pas sans rappeler celle qui prévaut dans le Paradis qui est
décrit dans le Coran.
Mais avant de parler de ce qui est promis au ciel, qu’en
est-il de l’homme sur terre selon la conception monothéiste ?
Doté d’une
compagne, comblé de bienfaits l’homme est invité, durant son court séjour sur
terre, à jouir de tous les délices que Dieu lui a offerts. Cependant il lui est
demandé de manifester, par son adoration, la reconnaissance envers Le Suprême
Donateur. Il reste que dans les religions comme dans la conception épicurienne,
une distinction sera faite entre les différentes sortes de plaisirs. Les Livres
révélés établissent alors une frontière non pas entre le “nécessaire” et ce qui
ne l’est pas, mais entre le licite et l’illicite.
Les plaisirs
principaux dans la vie comme ceux évoqués dans la littérature étant
l’amour, la nourriture et
l’ivresse, chaque communauté religieuse se distinguera des autres notamment par
ce qu’elle autorise et ce qu’elle interdit. Si les religions monothéistes dans
leur ensemble condamnent toute relation amoureuse extra-conjugale, l’Islam
proscrit, en plus, les boissons alcoolisées. Nous verrons cependant comment les
auteurs de poèmes andalous “s’arrangent” avec ces interdits.
Mais il y a un domaine de jouissance que toutes les
conceptions philosophiques ou religieuses recommandent : la contemplation
de la beauté de la nature. Cela serait dû à la place particulière de l’homme
dans l’univers. Pour Ovide, la création aurait été incomplète sans l’existence
de l’homme. De tous les animaux, il est celui dont la présence sur terre donne
tout son sens à la création :
« Un animal plus noble, doué d’une raison plus élevée,
et fait pour commander aux autres, manquait encore. L’homme naquit (…) Tandis
que les autres animaux courbent la tête et regardent la terre, l’homme éleva un
front noble et porta ses regards vers les cieux. »[13]
Comme le
proclameront toutes les religions, l’homme a été créé pour contempler l’oeuvre
divine. L’homme est pour les soufis le témoin de la beauté divine à travers la
beauté de Sa création. Dans la tradition chrétienne, Saint Bonaventure[14],
quant à lui, s’étonne de ceux que la création n’émerveille pas. Il les invite à
ouvrir les yeux sur ce qui constitue la preuve de la grandeur et de la
générosité divine qu’il doivent reconnaître et louer:
« Celui que tant de splendeurs créées n’illuminent pas
est un aveugle. Celui que tant de cris ne réveillent pas est un sourd. Celui
que toutes ces œuvres ne conduisent pas à louer Dieu est un muet. Celui que
tant de signes ne forcent pas à reconnaître le Premier Principe est un sot.
Ouvre les yeux, prête l’oreille de ton âme, délie tes lèvres, applique ton
cœur : toutes les créatures te feront voir, entendre, louer, aimer,
servir, glorifier et adorer Dieu... »[15]
Tous droits réservés: Saadane Benbabaali
[1] Epicure (341- 270 avant J.C). On ne connait de lui que trois Lettres ( Lettres à Hérodote, à Pythoclès et à Ménécée) et quelques maximes conservées par
Diogène Laërce. Il a
d’abord reçu l'enseignement du platonicien Pamphyle, qu’il rejette puis,a
découvert la théorie atomique du matérialiste Démocrite, par l’intermédiaire de
Nausiphane. Il fonda, en 306, sa propre école. Le Jardin d'Epicure visait avant tout à atteindre la Sagesse, à
vivre en accord avec la nature, et cela à l'écart de toute vie publique et de
la politique, de la cité grecque dont les fondements étaient alors en crise.
[2] Poète et
philosophe latin (98-55 av. JC).
[3] Lucrèce, De
natura rerum, Livre II.
[4] Ovide, en latin Publius Ovidius Naso, né
le 20 mars 43 av. J.-C. à Sulmona, dans le centre de l'Italie et mort en 17 ap.
J.-C., en exil à Tomis (l'actuelle Constanţa en Roumanie), est un poète latin
qui vécut durant la période qui vit la naissance de l'Empire romain.
[5] Ovide, l’Art
d’aimer, Livre III.
[6] L’Épopée
de Gilgamesh est un récit légendaire de
l’ancienne Mésopotamie. C’est l’une des œuvres littéraires les plus anciennes
de l’humanité. La première version
complète connue a été rédigée près de 1800 ans av. JC. Cf. L’Épopée
de Gilgamesh, par R. J. Tournay et A.
Shaffer, Éditions du Cerf, 2004.
[7] Catulle,
poème V, à Lesbie.
[8] Sénèque (en latin Lucius Annaeus Seneca),
né dans l'actuelle Cordoue au sud de l'Espagne vers 4 av. J.-C. et mort le 12
avril 65 ap. J.-C., est un philosophe de l'école stoïcienne, un dramaturge et
un homme d'État romain du Ier siècle de l'ère chrétienne.
[9] Sénèque, Lettres
à Lucilius.
[10] Idem.
[11] Épicure, Lettre
à Ménécée.
[12] Du grec ataraxia : absence de troubles. Notion introduite par
Démocrite et reprise par les épicuriens et les stoïciens, elle signifie la
tranquillité de l’âme. Désignant l’idéal du sage pour la plupart des
philosophes de l’Antiquité, l’ataraxie est identifiée par les stoïciens à l’apathie,c’est-à-dire à l’état de l’âme devenue étrangère aux
désordres de la passion et insensible à la douleur. Cf. G. Durozoi et A.
Roussel, Dictionnaire de Philosophie,
Nathan, 1990, p. 31.
[13] Ovide, Les Métamorphoses
[14] Saint Bonaventure ( de son vrai nomJean de
Fidanza1217-1274) , Itinéraire de l’âme vers Dieu (c.1, n.15) (trad. H.
Duméry).
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