dimanche 16 septembre 2012

Carpe Diem andalou (4e partie): Mu'allaqât

LE CARPE DIEM DANS LA CULTURE ARABE

 

Temps et existence chez les Anciens Arabes

Le Dahr ou « l’implacable destin »


En dehors des célèbres mu’allaqât[1] et de rares allusions dans Le Coran, nous ne disposons pas de documents fiables sur la conception du temps chez les Anciens Arabes. En effet, il n’existe que deux mentions de la notion de dahr (temps/ destin) dans le Coran. Le verset 24 de la Sourate 45 (al-Djathiya/ l’Agenouillée) rappelle qu’avant la Révélation, les Arabes ne croyaient aucunement à la Résurrection et que, pour eux, l’existence humaine s’achevait définitivement avec la mort:
"Il n'y a pour nous que la vie d'ici-bas (hayâtunâ al-dunyâ) : nous mourons et nous vivons et seul le temps (al-Dahr) nous fait périr".
 
Le verset 1 de la Sourate 76 (al-Insân/ l’Homme) est une interpellation et un rappel adressés à ceux qui auraient oublié que la vie humaine est une création de Dieu à partir du néant :

En ce qui concerne la Tradition prophétique, on rapporte que Muhammad aurait répondu aux païens, qui insultaient le Dahr  comme étant la source des malheurs qui leur arrivaient, que Dieu commande aux hommes de ne pas blâmer le dahr “car Il est Lui-même le Dahr

C’est surtout dans les odes préislamiques (mu’allaqât) que nous trouvons l’évocation du temps qui passe et de ses effets sur la vie des hommes et principalement sur celle des amants. Le temps revêt souvent le sens du destin mais sans qu’un culte lui soit rendu. Le Dahr, mais aussi des termes comme zamân et al-ayyâm ( jours) signifient d’abord le temps qui abolit de manière irréversible les moments de bonheur que les humains ont connus.
 
C’est d’abord Imru’ al-Qays[2], le prince-poète, qui se lamente devant l’emplacement où demeura naguère celle qui fut l’objet de son amour  :
“Arrêtons-nous et pleurons au souvenir d’un amour et d’une maison
Près du banc de sable entre Dakhoul et Harmal.

Toudiha et Miqrat, les vents du Nord et du Midi
Leur étoffe ont tissée mais n’ont point effacé sa trace.

Mes compagnons, près de moi ont arrêté leurs montures,
Disant:”maîtrise-toi et fuis cette affliction mortelle.”

Ma guérison, amis, c’est de laisser couler mes larmes;
Mais doit-on s’affliger d’une trace effacée?”[3]

L’évocation des vestiges du campement abandonné par la tribu de la bien-aimée en transhumance constitue à la fois un thème et un élément constitutif fondamental de l’ode antique. Cette « déploration d’une absence sur la vacuité du site (atlâl) » fournit, selon l’expression de Jacques Berque[4], l’attaque ou le premier tableau de ce genre de poème.
 
Le poème s’ouvre en effet sur le spectacle désolant d’un lieu de vie devenu désert et rendu à la nature. Le malheur est d’ailleurs plus grand quand le souvenir des temps heureux est ravivé par des vestiges dérisoires, demeurés visibles malgré les ravages du dahr. C’est alors que « l’affliction est mortelle » et « la maîtrise de soi » impossible. Le seul « remède » réside désormais dans les larmes abondamment déversées sans crainte de donner de soi une image de faiblesse ou de manque de virilité.

Pleurs sur les vestiges (bukâ’ ‘alâ al-atlâl ) a t-on pris l’habitude de dire, lamentations plutôt sur la mort de l’amour fauché par l’impitoyable dahr qui n’épargne ni le gueux, ni le prince. Imru’ al-Qays devient ainsi le symbole de l’impuissance humaine face au temps qui passe réduisant à néant toute chose autrefois vivante. Mais ce qui caractérise ces odes antiques, c’est l’absence d’abattement de l’amant meurtri. Au lieu de s’effondrer, soutenu par les encouragements de ses compagnons, le voyageur va poursuivre son chemin. Ils lui rappellent qu’il faut surmonter sa peine en se détachant du passé et en  vivant l’instant présent :

« Ne meurs pas de chagrin, supporte bellement
Laisse aller de toi chose passé sa route
Affronte plutôt l’épreuve du jour…

Qu’attendre d’une empreinte évanouie ?(…)
Avec d’autres, que de jours t’avaient été favorables »

Aussitôt, l’amant éploré se reprend, évoquant les délices des amours heureuses au cours d’autres ayyâm mémorables. Non pas ces « journées de bataille »[5] qui font la fierté des tribus et de leurs valeureux guerriers mais des jours vécus à séduire les belles et à leur offrir tout ce qu’il possédait. Le poème devient alors le moyen de ranimer des souvenirs heureux et d’installer au cœur du présent  le bonheur vécu autrefois:
Oui, ce jour-là surtout dans le rond de Djuldjul/
Et ce jour-là aussi quand, pour les jeunes filles, j’égorgeai ma chamelle (…)
Et ce jour où je pénetrai dans la cache, le palanquin de ‘Unayza (…)
Ô bouche rayonnante comme la marguerite
Aux contours nets et purs et bien rangés…

Et toi l’enceinte, l’allaitante, je te visitai, je t’ai distraite du nourrisson aux amulettes…

Un autre jour sur le dos de la dune, elle s’interdisait à moi…
Je la fais sortir…
Je l’attire par les deux tempes,
Elle sur moi se laisse aller
grêle de taille, pulpeuse à ses bracelets/ …
gorge polie comme un miroir…[6]

Ce rappel à la mémoire du bonheur vécu intensément permet à l’amant de l’emporter sur la tentation de céder à la mélancolie causée par la conscience douloureuse de la fuite du temps. Curieux remède que cette manière de surmonter les chagrins générés par le souvenir d’un amour évanoui dans l’immensité du désert par la réactualisation d’aventures érotiques passées. Face au temps qui efface les traces des moments heureux vécus par l’amant, le poète dispose des mots qui ressuscitent des tranches de vie dans tout leur éclat et leur fraîcheur. La description du corps des belles et les mots rappelant le souvenir intense des étreintes permettent d’éterniser des instants que le Dahr se charge habituellement d’éparpiller dans les sables du désert de l’oubli. Comme le montrera plus tard l’expérience proustienne dans sa «  recherche du temps perdu », seule la conscience du temps passé donne son unité au quotidien fragmenté. La poésie, même orale, et par extension toute forme d’écriture ont toujours été les armes les plus efficaces des hommes contre l’effacement de la vie passée.

Antara Ibn Shaddad[7] apostrophe lui aussi « les objets inanimés » pour redonner vie à Abla, l’objet de son amour :

-« Ô demeure d'Abla
à Djawâ’
parle !
bonjour, ô demeure et salut ! »
J'y avais arrêté ma chamelle, ce fortin, pour contenter ma tarderie…[8]
 
Hélas, il ne reste plus rien dans ce lieu où il avait nourri pour sa belle cousine une passion dévorante qui le tiraille encore. « Dans l’espace où se dressaient jadis des tentes, où bouillonnait le chaudron, où broutaient paisiblement des chamelles laitières, fierté de la tribu, où l’amour s’est épanoui, la nature sauvage a repris le dessus. »[9] :

Mais ne me rendirent le bonjour
Que de des vestiges hors d’âge
Assauvagis et désertés…[10]

Qu’à cela ne tienne, car ce dont le temps a fait son butin peut lui être arraché non par le preux guerrier, mais par le poète dont les mots sont capables de redonner vie aux souvenirs passés. L’évocation de la place privilégiée que sa bien-aimée occupe dans son cœur remédie à son absence momentanée :
Te quérir, fille de Makhram , devient pour moi bien difficile
À elle m’avait suspendu la rencontre
(je guerroyais contre sa tribu)
…- « Pur roman ! – Par la vie de ton père, ce n’est pas du roman
En moi tu occupais (…) la place d’honneur de l’amie.

Le guerrier privé de sa bien-aimée fait appel au poète dont la mémoire va rendre vivante la « femme-jardin » qui a embaumé son existence. L’image présente du désert uniforme et rocailleux va laisser place aux parfums enivrants de ‘Abla, à la fraîcheur de sa beauté et à son intense sensualité :
Abla te rend captif
D’une blancheur affutée
Douce au baiser
Au goût délicieuse/
Telle l’émanation d’un vase de parfumeur
Son haleine vers toi précède ses incisives/
Elle est comme un jardin neuf et sans marques
Aux plantes embuées
Par une pluie qui dispense d’engrais
Chaque ondée avant-courrière lui est généreuse
Et laisse dans tous ses creux des pièces d’argent/
Tout cela flue et ruisselle
Et l’eau court inlassablement sur les soirs…

Vaincue l’absence, oubliée la sécheresse du désert, effacées les peines de la séparation par la magie des mots qui reconstituent, pour l’amant, chaque parcelle du paradis perdu. Triomphe dérisoire ? Pure illusion ? Vaine incantation ? Le poète n’ignore pas ces questions et il y a répondu :
Za‘man, la-‘amru abî-ka laysa bi-maz‘ami
« Prétention de ma part ? Par la vie de ton père, ce n’est pas une prétention »

Les mots choisis par le poète pour ressusciter les moments heureux sont pleins de saveur et de fraîcheur. Tout est intact :
-       la saveur des baisers échangés :‘adhbun muqabbalu-hu ladhîdhi al-ma‘dami (une bouche douce à embrasser et au goût délicieux) ;
-       son haleine parfumée : sabaqat ‘awârida-hâ ilay-ka min al-fami (sa bouce diffuse une haleine parfumée );
-       la fraîcheur de son corps semblable à un jardin généreusement arrosé.

Tous droits réservés: Saadane BENBABAALI.

[1] « La tradition littéraire arabe regroupe sous ce nom un ensemble de sept à dix pièces (qasida) attribuées à d'illustres poètes qui auraient vécu entre le VIe et le VIIe siècle. L'authenticité de leur poésie, voire, pour certains d'entre eux, l'historicité d'une existence, il est vrai fortement teintée de légende, est encore contestée. De là des controverses, dont la plus célèbre fut déclenchée par le livre de Taha Husayn, Fi al-shi'r al-Djâhilî (1926). » Larousse, Art. mu’allaqât.
[2] Imru’ al-Qays Ibn Hudjr al-Kindi, poète arabe préislamique, né vers 500, mort probablement en 525. Sa mu'allaqa représente encore le poème le plus célèbre et sans doute le plus étudié du patrimoine arabe.
[3] Imru’ al-Qays, Mu’allaqa, traduction René Khawam, in La poésie arabe, Marabout, Paris, 1967, pp. 43-44.
[4] Jacques Berque, Les dix grandes odes arabes de l’Anté-Islam, Sindbad, Paris, 1979, p. 16.
[5] Cf. Ayyam al-‘Arab, les "jours des arabes", sont une compilation de récits concernant les dix guerres qui ont opposées les tribus arabes pré-islamiques entre elles.
[6] Jacques Berque, Les dix grandes odes,op. cité,  pp.68-70
[7] Antara ibn Shaddâd ou Antara al-Absî (525-615?), fils d'un noble de la tribu des 'Abs et d'une captive noire. Célèbre pour sa bravoure chevaleresque et ses aventures, Antara dont le nom signifie “preux”, est un poète  et guerrier. Amoureux de sa cousine ‘Abla, il lui attribua la plupart de ses poèmes même si elle ne lui témoigna que du mépris.
[8] Jacques Berque, Les dix grandes odes,op. cité,  p. 109.
[9] Les Suspendues (al-Mu’allaqât), traduction et présentation de Heidi Toelle, Paris, 2009, p. 39.
[10] Les dix grandes odes,op. cité,  p. 109

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