LE CARPE DIEM DANS LA CULTURE ARABE
Temps et existence chez les Anciens Arabes
Le Dahr ou « l’implacable destin »
En dehors des
célèbres mu’allaqât[1] et de rares allusions dans Le Coran,
nous ne disposons pas de documents fiables sur la conception du temps chez les
Anciens Arabes. En effet, il n’existe que deux mentions de la notion de dahr (temps/ destin) dans le Coran. Le verset 24 de la Sourate 45
(al-Djathiya/ l’Agenouillée) rappelle
qu’avant la Révélation, les Arabes ne croyaient aucunement à la Résurrection et
que, pour eux, l’existence humaine s’achevait définitivement avec la mort:
"Il n'y a pour nous que la vie d'ici-bas (hayâtunâ
al-dunyâ) : nous mourons et nous vivons et seul le temps (al-Dahr) nous fait
périr".
Le verset 1 de la Sourate 76 (al-Insân/ l’Homme) est une
interpellation et un rappel adressés à ceux qui auraient oublié que la vie
humaine est une création de Dieu à partir du néant :
En ce qui
concerne la Tradition prophétique, on rapporte que Muhammad aurait répondu aux
païens, qui insultaient le Dahr comme étant la source des malheurs qui
leur arrivaient, que Dieu commande aux hommes de ne pas blâmer le dahr “car Il est Lui-même le Dahr”
C’est surtout
dans les odes préislamiques (mu’allaqât) que
nous trouvons l’évocation du temps qui passe et de ses effets sur la vie des
hommes et principalement sur celle des amants. Le temps revêt souvent le sens
du destin mais sans qu’un culte lui soit rendu. Le Dahr, mais aussi des termes comme zamân et
al-ayyâm ( jours)
signifient d’abord le temps qui abolit de manière irréversible les moments de
bonheur que les humains ont connus.
C’est d’abord
Imru’ al-Qays[2], le
prince-poète, qui se lamente devant l’emplacement où demeura naguère celle qui
fut l’objet de son amour :
“Arrêtons-nous
et pleurons au souvenir d’un amour et d’une maison
Près du banc de sable entre Dakhoul et
Harmal.
Toudiha
et Miqrat, les vents du Nord et du Midi
Leur
étoffe ont tissée mais n’ont point effacé sa trace.
Mes
compagnons, près de moi ont arrêté leurs montures,
Disant:”maîtrise-toi
et fuis cette affliction mortelle.”
Ma
guérison, amis, c’est de laisser couler mes larmes;
Mais
doit-on s’affliger d’une trace effacée?”[3]
L’évocation des vestiges du campement abandonné par la tribu de la
bien-aimée en transhumance constitue à la fois un thème et un élément
constitutif fondamental de l’ode antique. Cette « déploration d’une
absence sur la vacuité du site (atlâl) » fournit, selon l’expression de Jacques
Berque[4],
l’attaque ou le premier
tableau de ce genre de poème.
Le poème s’ouvre en effet sur le spectacle désolant d’un lieu de vie devenu
désert et rendu à la nature. Le malheur est d’ailleurs plus grand quand le
souvenir des temps heureux est ravivé par des vestiges dérisoires, demeurés
visibles malgré les ravages du dahr. C’est alors que « l’affliction est mortelle » et « la maîtrise de soi » impossible.
Le seul « remède »
réside désormais dans les larmes abondamment déversées sans crainte de donner
de soi une image de faiblesse ou de manque de virilité.
Pleurs sur les vestiges (bukâ’ ‘alâ al-atlâl ) a t-on pris l’habitude de dire, lamentations
plutôt sur la mort de l’amour fauché par l’impitoyable dahr qui n’épargne ni le gueux, ni le prince. Imru’
al-Qays devient ainsi le symbole de l’impuissance humaine face au temps qui
passe réduisant à néant toute chose autrefois vivante. Mais ce qui caractérise
ces odes antiques, c’est l’absence d’abattement de l’amant meurtri. Au lieu de
s’effondrer, soutenu par les encouragements de ses compagnons, le voyageur va
poursuivre son chemin. Ils lui rappellent qu’il faut surmonter sa peine en se
détachant du passé et en vivant
l’instant présent :
« Ne meurs pas de chagrin, supporte
bellement
Laisse aller de toi chose passé sa route
Affronte plutôt l’épreuve du jour…
Qu’attendre d’une empreinte évanouie ?(…)
Avec d’autres, que de jours t’avaient été
favorables »
Aussitôt, l’amant éploré se reprend, évoquant les délices des amours
heureuses au cours d’autres ayyâm mémorables. Non pas ces « journées de bataille »[5]
qui font la fierté des tribus et de leurs valeureux guerriers mais des jours
vécus à séduire les belles et à leur offrir tout ce qu’il possédait. Le poème
devient alors le moyen de ranimer des souvenirs heureux et d’installer au cœur
du présent le bonheur vécu autrefois:
Oui, ce jour-là surtout dans le rond de
Djuldjul/
Et ce jour-là aussi quand, pour les jeunes
filles, j’égorgeai ma chamelle (…)
Et ce jour où je pénetrai dans la cache, le
palanquin de ‘Unayza (…)
Ô bouche rayonnante comme la marguerite
Aux contours nets et purs et bien rangés…
Et toi l’enceinte, l’allaitante, je te visitai,
je t’ai distraite du nourrisson aux amulettes…
Un autre jour sur le dos de la dune, elle
s’interdisait à moi…
Je la fais sortir…
Je l’attire par les deux tempes,
Elle sur moi se laisse aller
grêle de taille, pulpeuse à ses bracelets/ …
gorge polie comme un miroir…[6]
Ce rappel à la mémoire du bonheur vécu intensément permet à l’amant de
l’emporter sur la tentation de céder à la mélancolie causée par la conscience
douloureuse de la fuite du temps. Curieux remède que cette manière de surmonter
les chagrins générés par le souvenir d’un amour évanoui dans l’immensité du
désert par la réactualisation d’aventures érotiques passées. Face au temps qui
efface les traces des moments heureux vécus par l’amant, le poète dispose des
mots qui ressuscitent des tranches de vie dans tout leur éclat et leur
fraîcheur. La description du corps des belles et les mots rappelant le souvenir
intense des étreintes permettent d’éterniser des instants que le Dahr se charge habituellement d’éparpiller dans les
sables du désert de l’oubli. Comme le montrera plus tard l’expérience proustienne
dans sa « recherche du temps perdu », seule
la conscience du temps passé donne son unité au quotidien fragmenté. La poésie, même orale, et par extension toute
forme d’écriture ont toujours été les armes les plus efficaces des hommes
contre l’effacement de la vie passée.
Antara Ibn Shaddad[7]
apostrophe lui aussi « les objets inanimés » pour redonner vie à
Abla, l’objet de son amour :
-« Ô demeure d'Abla
à Djawâ’
parle !
bonjour, ô demeure et salut ! »
J'y avais arrêté ma
chamelle, ce fortin, pour contenter ma tarderie…[8]
Hélas, il ne reste plus rien dans ce lieu où il avait nourri pour sa belle
cousine une passion dévorante qui le tiraille encore. « Dans l’espace
où se dressaient jadis des tentes, où bouillonnait le chaudron, où broutaient
paisiblement des chamelles laitières, fierté de la tribu, où l’amour s’est
épanoui, la nature sauvage a repris le dessus. »[9] :
Mais ne me rendirent le bonjour
Que de des vestiges hors d’âge
Assauvagis et désertés…[10]
Qu’à cela ne tienne, car ce dont le temps a fait son butin peut lui être
arraché non par le preux guerrier, mais par le poète dont les mots sont
capables de redonner vie aux souvenirs passés. L’évocation de la place
privilégiée que sa bien-aimée occupe dans son cœur remédie à son absence
momentanée :
Te quérir, fille de Makhram , devient pour moi
bien difficile
À elle m’avait suspendu la rencontre
(je guerroyais contre sa tribu)
…- « Pur roman ! – Par la vie de ton
père, ce n’est pas du roman
En moi tu occupais (…) la place d’honneur de
l’amie.
Le guerrier privé de sa bien-aimée fait appel au poète dont la mémoire va
rendre vivante la « femme-jardin » qui a embaumé son existence.
L’image présente du désert uniforme et rocailleux va laisser place aux parfums
enivrants de ‘Abla, à la fraîcheur de sa beauté et à son intense
sensualité :
Abla te rend captif
D’une blancheur affutée
Douce au baiser
Au goût délicieuse/
Telle l’émanation d’un vase de parfumeur
Son haleine vers toi précède ses incisives/
Elle est comme un jardin neuf et sans marques
Aux plantes embuées
Par une pluie qui dispense d’engrais
Chaque ondée avant-courrière lui est généreuse
Et laisse dans tous ses creux des pièces
d’argent/
Tout cela flue et ruisselle
Et l’eau court inlassablement sur les soirs…
Vaincue l’absence, oubliée la sécheresse du désert, effacées les peines de
la séparation par la magie des mots qui reconstituent, pour l’amant, chaque
parcelle du paradis perdu. Triomphe dérisoire ? Pure illusion ? Vaine
incantation ? Le poète n’ignore pas ces questions et il y a répondu :
Za‘man, la-‘amru abî-ka laysa bi-maz‘ami
« Prétention de ma part ? Par la vie
de ton père, ce n’est pas une prétention »
Les mots choisis par le poète pour ressusciter les moments heureux sont
pleins de saveur et de fraîcheur. Tout est intact :
-
la saveur des
baisers échangés :‘adhbun muqabbalu-hu ladhîdhi
al-ma‘dami (une bouche
douce à embrasser et au goût délicieux) ;
-
son haleine
parfumée : sabaqat ‘awârida-hâ ilay-ka min al-fami (sa bouce diffuse une haleine parfumée );
-
la fraîcheur de son
corps semblable à un jardin généreusement arrosé.
Tous droits réservés: Saadane BENBABAALI.
[1]
« La tradition littéraire arabe regroupe sous ce nom un ensemble de sept à
dix pièces (qasida) attribuées à
d'illustres poètes qui auraient vécu entre le VIe et le VIIe siècle.
L'authenticité de leur poésie, voire, pour certains d'entre eux, l'historicité
d'une existence, il est vrai fortement teintée de légende, est encore
contestée. De là des controverses, dont la plus célèbre fut déclenchée par le
livre de Taha Husayn, Fi al-shi'r al-Djâhilî (1926). » Larousse, Art. mu’allaqât.
[2]
Imru’ al-Qays Ibn Hudjr al-Kindi, poète arabe préislamique, né vers 500,
mort probablement en 525. Sa mu'allaqa
représente encore le poème le plus célèbre et sans doute le plus étudié du
patrimoine arabe.
[3] Imru’
al-Qays, Mu’allaqa, traduction René
Khawam, in La poésie arabe,
Marabout, Paris, 1967, pp. 43-44.
[4] Jacques
Berque, Les dix grandes odes arabes de l’Anté-Islam, Sindbad, Paris, 1979, p. 16.
[5] Cf. Ayyam
al-‘Arab, les "jours des arabes", sont une
compilation de récits concernant les dix guerres qui ont opposées les tribus
arabes pré-islamiques entre elles.
[7] Antara ibn Shaddâd
ou Antara al-Absî (525-615?),
fils d'un noble de la tribu des 'Abs et d'une captive noire. Célèbre pour sa
bravoure chevaleresque et ses aventures, Antara dont le nom signifie “preux”,
est un poète et guerrier. Amoureux
de sa cousine ‘Abla, il lui attribua la plupart de ses poèmes même si elle ne
lui témoigna que du mépris.
[9] Les
Suspendues (al-Mu’allaqât), traduction et
présentation de Heidi Toelle, Paris, 2009, p. 39.
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