jeudi 23 octobre 2008

Les écrits des trobairitz par Lori-Anne Théroux-Bénoni, Université Concordia




"fin amor", amour courtois, Troubadours


INTRODUCTION
Les trobairitz, ou femmes troubadours, composèrent, entre 1150 et 1250, des poèmes en réponse à ceux des troubadours. Leurs écrits, qui sont conservés dans des manuscrits catalans, français et italiens, constituent une forme originale et marginale de la littérature féminine. Dans le cadre d'une étude voulant restituer aux femmes la place qui leur est due dans le domaine littéraire, il nous semble non seulement opportun mais aussi fondamental de faire mention des trobairitz. Afin de bien saisir l’intérêt que méritent les femmes troubadours, il importe de les
resituer dans leur contexte historique. Le présent texte effectuera donc un survol des éléments historiques pertinents avant de présenter les trobairitz et leurs écrits.
LANGUE D’OÏL ET LANGUE D’OC


Souvenons-nous qu’au Moyen Âge, dans ce qui est devenu la France, les dialectes formaient deux grandes familles : la langue d’oïl au Nord, et la langue d’oc au Sud. Répandue de façon assez homogène dans le Sud, la langue d’oc était utilisée dans une région un peu plus étendue vers le Nord que ne l’est l’Occitanie actuelle. La ligne de délimitation Nord-Sud se situait approximativement de la Rochelle à Grenoble. Cette langue vernaculaire a donc servi de support à la pensée des troubadours et des trobairitz.

Il va sans dire que la situation des femmes au Moyen Âge n’avait rien d’enviable. En effet, les mœurs étaient encore profondément ancrées dans l’attitude misogyne léguée par L’Art d’aimer d’Ovide. Cet écrit assimile la femme à un mal nécessaire dont l’homme doit savoir se départir. En effet, Ovide fait de la femme une proie pour l’homme; son Art d’aimer ressemble à un traité de cynégétique; le mouvement du désir y apparaît celui d’une traque éperdue de la femme dont le terme est la mort du désir, la trouvaille du bon "remède" qui guérira de la plaie d’amour dont la femme, à son insu, fut l’arme » (Huchet, p. 12).
Nul n’est besoin de remonter jusqu’à l’Antiquité pour trouver quelques traités proposant une image nettement péjorative de la femme. En effet, André Le Chapelain, sous le règne de Philippe Auguste (~1180), composait le De amore, traité divisé en trois livres qui avance dix-sept raisons de se tenir loin de l’amour en dressant une liste des faiblesses de la femme. André Le Chapelain suggère donc de rejeter l’amour, et du fait même la femme, dans son ensemble. Ce traité, qui s’inscrit dans la tradition ovidienne, est contemporain de l’amour courtois.
Enfin, fait qui se passe de commentaire, le droit de cuissage au XIIe siècle était encore pratique courante. Ainsi, le rôle des femmes se résumait à mettre des enfants au monde, de préférence des fils, car dans le système féodal, il y avait une étroite liaison entre l’exercice du pouvoir, la maîtrise des armes et la possession des terres. Quant au mariage, puisque l'enjeu le plus grand était la défense des seigneuries, il servait à créer des alliances politiques.
Il appert donc que la situation privilégiée des femmes nobles d’Occitanie faisait plutôt exception. Avant d’examiner les circonstances historiques qui ont entouré l’apparition des trobairitz, il faut comprendre le code de la fin’amor et la philosophie des troubadours. En effet, en comparant le genre de ces derniers à celui des trobairitz, on s’aperçoit que les femmes n’ont pas tout simplement imité le style des hommes, mais qu’elles ont créé un genre en soi.
Les hypothèses abondent sur l’origine des troubadours. La plus probable veut que ce style littéraire oral tire ses sources de la civilisation arabe, où le culte de l’amour était déjà fort développé. Quoi qu’il en soit, en Occitanie, les troubadours chantaient dans les cours afin de divertir le seigneur et ses hôtes lors des réunions mondaines. Dans leurs poèmes, ces hommes, habituellement de classe sociale inférieure à celle de la bourgeoisie, ne visaient pas l’originalité, mais plutôt la finesse, l’élégance et la complexité des formes poétiques. Probablement dans le but de s’attirer les bonnes grâces du seigneur et de sa femme, les troubadours composaient d’élogieux poèmes sur les nobles dames. Pierre Bec affirme :

C’est vraisemblablement sur l’initiative [des femmes] que la fin’amor est devenue le thème central de la poésie et de la société aristocratique. En protestant contre la tutelle du seigneur féodal et la traditionnelle discrimination dont elles faisaient l’objet, elles ont incité les poètes de cour à mettre l’accent sur la domination, au moins poétique, de la dame, et, en contrepartie, la soumission de l’homme à leur bon vouloir (p. 15).
Étant donné la situation politique relativement stable qui régnait dans le Midi, la noblesse accordait une plus grande importance au luxe et à l’art. Ces domaines relevaient directement des femmes; elles y ont imposé leurs goûts, contribuant ainsi à l’essor des jongleurs. Ces poètes vouaient à la Dame protectrice fidélité et amour éternels. De toutes les régions où il y a eu des troubadours ou des trouvères, il n’y a qu’en Occitanie que des trobairitz ont émergé. La situation des femmes y était plus favorable qu'ailleurs en Europe, et ce grâce à deux codes : le code Justinien et le code Théodosien. Le premier, rédigé entre 528 et 533 sous l'influence de Théodora, épouse de l'empereur, réduisait à l'usufruit le droit d'un homme sur la dot de son épouse. Le deuxième code, probablement introduit en Occitanie par les Wisigoths, donnait des droits égaux dans le partage des biens paternels aux fils et aux filles célibataires. À long terme, ces deux codes amenèrent d'importantes transformations. En effet, au début du Xe siècle, plusieurs femmes possédaient des fiefs, comme par exemple les comtés de Béziers, d'Auvergne, de Carcassonne, de Limousin, de Montpellier, de Nîmes, de Périgord et de Toulouse. Gardons cependant à l’esprit que le fait d'être propriétaire n'impliquait aucunement que les femmes régissaient elles-mêmes leurs domaines.

Durant les croisades, les hommes répondirent par milliers à la demande du Pape Urbain II d'aller combattre les Musulmans pour reprendre Jérusalem. Beaucoup d’hommes quittèrent donc les régions chrétiennes et nombre d'entre eux trouvèrent la mort sous l'étendard de la chrétienté. La conséquence directe de cette baisse de la population mâle fut de donner à certaines femmes le contrôle des fiefs habituellement régis par des hommes.
Le nombre des trobairitz, tout comme le nombre de leurs pièces, varie selon les auteurs, mais tous s’entendent sur les noms suivants : la Comtessa de Dia, Azalaïs de Porcairagues, Na Beiris de Romans, Na Castelosa, Clara D’Anduza, Na Tibors de Sarenom, N’Almucs de Castelnou et N’Iseut de Capion, N’Alaisina Iselda et Na Carenza, Alamanda, Garsenda de Forcalquier, Na Guilhelma de Rosers, Na Lombarda, Maria de Ventadorn, Isabèla et enfin, Dòmna H. De plus, il existe 245 écrits troubadouresques anonymes. Selon Carol Jane Nappholz, 26 d’entre eux auraient été écrits par des femmes En outre, on retrouve le nom d’une dame, Gaudairença, dont aucune ligne ne subsiste mais qui aurait, elle aussi, œuvré en tant que trobairitz.

Il y a lieu de s’interroger sur la réelle existence des femmes dont on ne possède que le prénom, Isabèla, par exemple, ou l’initiale, comme c’est le cas pour Domna H. Margaret Switten clôt la discussion en affirmant qu’il n’y a aucune raison de se questionner sur l’identité de femmes nommées dans les manuscrits si on ne le fait pas également pour les hommes troubadours.
Les trobairitz avaient plusieurs points communs. Elles vivaient toutes dans un lieu où les arts étaient cultivés avec raffinement et chacune d'elle connaissait des troubadours ou vivait en leur compagnie. Dans Las vidas dels trobadors, on leur attribue les qualités suivantes : dames nobles, cultivées, sachant «trouver», instruites, belles, de bonne réputation, courtoises et avenantes.
Ainsi, ces femmes de l'aristocratie étaient la source d'inspiration des poètes. Il y a cependant des différences notables entre les poèmes des troubadours et ceux des trobairitz. Ceci est tout simplement dû au fait que les femmes et les hommes n’écrivaient pas pour les mêmes raisons. Alors que les hommes y trouvaient un moyen d’ascension sociale (raisons professionnelles), les femmes y trouvaient tout simplement un moyen d’expression (raisons personnelles).

Les écrits des trobairitz peuvent être divisés en deux catégories, à savoir les monologues amoureux et les dialogues poétiques. La première catégorie comprend les cansós, les sirventes et les coblas, tandis que la deuxième comprend les tensons.

Les thèmes récurrents de ces écrits sont, l’amour, les soucis amoureux, le désir, le besoin de l’ami pour combler une place vacante et le caractère arbitraire du rôle qui leur est donné par le code de la fin’amors. Les écrits de femmes s'apparentent plutôt à des journaux intimes. Leur poésie, bien qu’elle respecte la forme de la poésie courtoise, n'utilise pas de clichés. C'est dans un langage direct et sans ambiguïtés qu'elles lèvent le voile sur leurs sentiments les plus intimes. La plupart des écrits de femmes sont des tensons. Alors que les hommes utilisaient cette forme poétique pour traiter de questions d’actualité, les femmes s’en servaient pour demander conseil ou présenter une situation.

Une femme troubadour fait exception en ce qui a trait au thème et au genre : il s'agit de Gormonda de Monpeslier. Celle-ci, dans un sirventes, réfute point par point une attaque du troubadour Guilhem de Figueira contre le Vatican.
LE PROBLÈME DE L’INTERPRÉTATION
Étant donnés les thèmes de ces poèmes et le niveau social des femmes qui les composaient, on ne peut aller plus loin sans poser le problème de l’interprétation. En effet, une noble dame aurait-elle chanté haut et fort son désir pour un homme, qui a fortiori, n’était pas son mari ? On suppose que ces femmes, si elles ne chantaient pas elles-mêmes leurs poèmes, les faisaient interpréter par d’autres. Il s’agit néanmoins d’une question qui demeure controversée. LE DÉCLIN DE L’AMOUR COURTOIS

C’est vers 1210, à la suite de la croisade contre les Albigeois, qu’a pris fin ce genre littéraire qui modela à jamais la conception occidentale de l’amour. En effet, cette croisade détruisit la plupart des cours occitanes du sud de la France où se trouvaient des troubadours. De plus, l’Église, qui avait toujours été intolérante face à cette forme poétique de langue vulgaire, déclara qu’il s’agissait là d’un véhicule de l’hérésie. Les femmes, les jeunes comme les veuves, durent se marier ou se remarier avec des nobles du Nord, perdant ainsi tous les privilèges que leur accordaient les lois occitanes.

Cette période de l’amour courtois a eu un impact notoire sur la vision de la femme dans la société occidentale. En effet, les troubadours ont assimilé les femmes à la Sainte Vierge. Ainsi, la femme idéale et la femme humaine se confondent, créant le mythe de l’amour courtois, l’amour d’une femme inaccessible. La femme devient l’objet de l’amour sublime. En agissant de la sorte, les troubadours ont créé pour les femmes un espace dans lequel elles étaient libres de s’exprimer.
ÉCRITS FÉMININS FICTIONNELS
À première vue, ces écrits de femmes semblent tomber dans la catégorie que le présent corpus tente d'éviter. En effet, le but du projet de recherche est de faire sortir les femmes des genres dans lesquels elles se retrouvent trop souvent cantonnées, soit le roman et la poésie. La catégorie «écrits féminins non fictionnels» représente une classification moderne qui s'applique très bien aux écrits récents. Cependant à l'époque des trobairitz, le fait qu'une femme écrive en utilisant les thèmes de l'amour courtois était tout à fait exceptionnel. Ainsi, si l’objectif de notre recherche est de lever le voile sur les genres littéraires dans lesquels la contribution des femmes n'est pas reconnue, le travail des trobairitz nous semble tout indiqué. En effet, on fait sans cesse hommage à ces hommes qui se promenaient de cour en cour et qui chantaient des poèmes en langue vernaculaire. On fait, par contre, rarement mention des femmes dans ce genre littéraire, et ce malgré le fait qu'elles aient joué un rôle important, tant du point de vue de son apparition que de celui de son développement.

Le but étant de pallier le manque d'information accessible aux étudiants, aux chercheurs et aux amants de la littérature dans le champ des écrits féminins, ce serait donc une hérésie de passer les femmes troubadours sous silence.
Une adaptation s'impose si nous devons apposer l'étiquette «écrits féminins non fictionnels» à une époque aussi lointaine que l'époque médiévale. Ce qui, actuellement, ressemble à de banals poèmes d'amour, revêtait, au Moyen Âge, une tout autre signification. En fait, les écrits des trobairitz entrent dans la catégorie des «écritures du moi» et de la «littérature intimiste», c'est-à-dire qu'ils s'apparentent aux mémoires, aux journaux intimes et à l'autobiographie. Si l’on se base sur la définition de l’autobiographie de Philippe Lejeune, on voit bien que les écrits des trobairitz entrent dans la catégorie des «poèmes autobiographiques» (p. 14). En effet, Lejeune définit ces derniers comme une forme de langage exprimant un récit rétrospectif en vers qu’une personne réelle fait de sa propre existence en mettant l’accent sur sa vie individuelle. D’ailleurs, la narration à la première personne vient rendre encore plus tangible cet aspect autobiographique.

La poésie des trobairitz représente une fenêtre ouverte sur les femmes du Moyen Âge. Cette fenêtre s’ouvre sur la période située entre de 1150 à 1210. Leurs écrits font partie des premières manifestations de ce qu’on qualifie à présent d’écriture féminine. De par son caractère libéré, cette poésie représente un des témoignages les plus directs que nous possédions sur les préoccupations sociales et personnelles des femmes de l’époque médiévale.
Bibliographie

BALDWIN, John (1994) The Language of Sex, Five Voices from Northern France around 1200, Chicago, Chicago University Press.

BEC, Pierre (1995) Chants d’amour des femmes-troubadours, Paris, Stock/Moyen Âge, 1995.

BOGIN, Meg (1976) The Women Troubadours, New York, Paddington Press Ltd.

BOUTIÈRE, Jean et A.-H. SCHUTZ (1950) Biographie des troubadours, Paris, Didier.

BRIFFAULT, Robert (1974) Les troubadours et le sentiment romanesque, Genève, Slatkine reprints.

CALLAHAN, Anne « The trobairitz » (c. 1170-1260), pp.493-502, dans MARTIN SARTORI, Eva et Dorothy WYNNW ZIMMERMAN, éd. (1991) French Women Writers, A Bio-Bibliographical Source Book, Westport, Greenwood Press.

EGAN, Margarita (1985) Les vies des troubadours. Paris, Union Générale.

HUCHET, Jean-Charles (1987) L’amour discourtois, La fin’amors chez les premiers troubadours, Toulouse, Éditions Privat.

JEANROY, Alfred (1974) Anthologie des troubadours : XIIe-XIIIe siècles, Paris, A. G. Nizet.

LEJEUNE, Philippe (1975) Le pacte autobiographique, Paris, Éditions du Seuil.

MARROU, Henri Irenée (1961) Les troubadours, par Henri Davenson [pseud.] Paris, Editions du Seuil.

MARTIN SARTORI, Eva et Dorothy WYNNW ZIMMERMAN, éd. (1991) French Women Writers, A Bio-Bilbiographical Source Book, Westport, Greenwood Press.

CALLAHAN, Anne « The trobairitz » (c. 1170-1260), pp.493-502).

NAPPHOLZ, Carol Jane (1994) Unsung Women : The Anonymous Female Voice in Troubadour Poetry, New York, Peter Lang Publishing.

Tomaryn Bruckner, Matilda, Laurie SHEPHARD, et Sarah WHITE (1995) Songs of the Women Troubadours, édition et traductions, New York, Garland Publishers.

AMOUR COURTOIS: L’audace des troubadours



"fin amor", amour courtois, Troubadours


Au XIIe siècle naît en Languedoc, Auvergne, Limousin et Provence le grand élan de l’amour courtois.

Avec sa conception très originale de la relation amoureuse, la « fin’amor ».


Dans l’opulence des grandes cours du Midi d’un XIIe siècle inspiré, des poètes-chanteurs vont se mettre au service d’un nouvel ordre amoureux : la « fin’amor ».

Amour raffiné, amour quête d’absolu, à jamais insatisfait puisqu’il exclut l’acte charnel.

La poésie du trobar, poésie libre, se déclame et se chante, s’organise en école, au rythme d’une étonnante mutation sociale. Les inventeurs - trobadors - vont propager leurs idées dans toute l’Europe à travers leurs interprètes, les joglars, et investir tous les domaines. Ils chantent leur Dame, mais critiquent aussi les rois, fustigent l’Inquisition.

Ce grand vent libertaire donne naissance - et ce n’est pas le moindre de ses mérites - à une vision nouvelle de la femme, en rupture avec le passé : la chair impure, la peur de la féminité s’estompent pour quelques siècles. Sous l’influence de cette éducation sentimentale, la tentatrice, l’Eve fatale, la femme objet sexuel est transcendée : elle devient maîtresse raffinée. La domna, la Dame de noble lignée, se fait inspiratrice, muse.

Le projet de l’amour courtois est lumineux : « Plaire aux dames et les conquérir avec des mots, inventer les vers de la séduction avec les sous-entendus les plus imagés » (Gérard Zuccheto).
La fin’amor - c’est là que s’épanouit son chant lyrique, en partie influencé par l’ambiance cathare - se veut sublimation du désir, inachèvement de la conquête, idéalisation de l’amour charnel.

L’amor, c’est l’éros supérieur qui transcende et élève l’âme. Il suppose chasteté. « E d’amor mou castitaz » (« D’amour vient chasteté »), chante le Toulousain Guilhem Montanhagol, auquel la Dame inspire une véritable exaltation mystique.


Ce « jeu subtil avec le désir contrarié » (Pierre Bec) s’appuie sur les leys d’amor, lois d’amour parfaitement codifiées qui reposent sur la joi (extase, allégresse, bonheur, jouissance), la cortezia (qui consiste à courtiser, honorer, se montrer gracieux) et la mezura (mesure, longue patience, ce qui purifie le désir).


Pudeur des sentiments certes, mais crudité des termes qui ne choque pas dans une époque dénuée de puritanisme bourgeois :
« Jamais par amour du con/
je n’ai demandé son amour à ma Dame/
mais bien pour sa fraîche couleur/
et sa bouche souriante/
car je trouverais assez de cons/
auprès de bien des femmes si je leur demandais/
c’est pourquoi je préfère la bouche que je baise souvent/
au conin qui tue le désir... », poétise Raimont Rigaut.


Pour les amants courtois, l’amour est-il dans la joi du désir plutôt que dans la joi de l’assouvissement ? Qu’à cela ne tienne, la Dame va mettre son amant à l’épreuve d’un rite suprêmement tentateur, l’asag, pour éprouver la loyauté de son amour. Selon René Nelli (*), dans cette « cérémonie conforme à l’usage », l’amante va le convier à son bain ou l’inviter à s’étendre nu auprès d’elle. Rappelons qu’au Moyen Age le nu en soi n’est pas impudique, et bien connu est l’aspect convivial du bain privé. Dans l’asag, le bain donne accès au corps de la Dame tant désirée, qui devient objet de rêve érotique.

C’est aussi un lieu de rendez-vous amoureux dont on trouve trace dans « Flamenca », le plus beau roman d’amour occitan du xiie siècle.
« Puisse- t-elle de corps non d’âme/
Me recevoir en secret dans sa chambre », rêve le troubadour Arnaut Daniel. Mais l’amant devra se suffire de reposer sur « le coussin [de ma poitrine] et de recevoir un bais amoros [baiser d’amour], s’enflamme la charmante comtesse de Die, pourvu seulement que vous me promettiez d’abord par serment de ne faire que ce que je voudrai ».

Des échanges sensuels, oui, mais toujours continents.
Si, dans cette épreuve, l’« union des coeurs » triomphe de celle des corps, l’amant, « mis au rang de preux », reçoit en gage d’amour un anneau d’or. Cette union sacrée se révèle indissoluble, la Dame règne sur son coeur et sur son âme. Le poète lui jure une éternelle fidélité, en vassal amoureux. La joi des troubadours ne dura, selon l’expression fleurie des Languedociens, que « le temps d’un déjeuner de soleil ».

A la fin du XIIIe siècle, l’Eglise rejetait la doctrine de l’amour courtois, selon elle incompatible avec le christianisme. Mais ce qu’elle voulut proscrire parce qu’elle lui échappait, c’est toute la subtilité d’un attachement à la fois affectif, érotique et spirituel, là où l’Eglise ne reconnut jamais que le dichotomique désordre libertin/ordre conjugal.
Florence Quentin est diplômée d’égyptologie. Journaliste et écrivain, elle a participé au recueil « Egyptes, de l’Ancien Empire à nos jours » (Maisonneuve et Larose, 1997). (*) René Nelli (1906-1982), professeur de lettres à l’Université de Toulouse, écrivain et poète subtil, contribua très largement à la redécouverte de la civilisation de l’Occitanie médiévale.


Florence Quentin


Nouvel Observateur - HORS-SERIE n° 39

Nawba arabo-andalouse et âla marocaine




Livret préparé par Saadane Benbabaali pour l’I.M.A (Institut du Monde Arabe)


La ‘âla représente la tradition classique de la musique marocaine. Elle est issue, comme le malûf tunisien ou la san‘a algérienne du patrimoine musical arabo-andalou. Les maîtres actuels de la musique andalouse sont les héritiers de l’illustre Ziryâb ,
musicien hors pair, disciple d’Ishâq al-Mawsilî . Celui dont le surnom signifie le « Merle noir », s’installa en terre d’al-Andalus au début du 9e siècle et fut à l’origine du système musical qui, après de multiples élaborations et réajustements, fut transmis au Maghreb par les Andalous musulmans chassés d’Espagne. La ‘âla se pratique dans plusieurs écoles dont les plus connues, au Maroc, sont celles de Fès, de Tétouan, de Rabat et de Tanger. Elle comprend un répertoire divisé en nawbâtes dont 11 sont encore connues sur les 24 qui existaient à l’origine.
La nawba, désignée par le nom du mode (tab‘) dans lequel elle est jouée, est une suite de pièces instrumentales et vocales . Celles-ci s’ordonnent selon cinq phases ryhtmiques (miyâzen, sing. mizân) à mesures différentes dont les caractéristiques sont les suivantes :
- Al-bsît composé de six unités de temps avec un accent mis sur les premier, deuxième et cinquième temps ;
- Al-qâ’im wa nisf est un rythme à huit unités avec des accents portant vers les premier, quatrième et cinquième temps ;
- Al-b’tayhi à huit unités réparties en 3+3+2 temps avec des accents désormais sur le premier, quatrième et septième temps ;
- Al-darj repose sur quatre temps avec syncope prolongée sur deux noires ;
- Al-quddâm est un rythme simple à trois temps devenant ternaire à deux temps à la phase insirâf.

La nawba débute généralement par un prélude instrumental non rythmé qui lui est propre appelé mshâliya. Il s’agit d’une série de phrases musicales qui résument les thèmes essentiels du mode et installent l’auditeur dans l’univers particulier du tab’ (mode, tempérament, humeur)
Par ailleurs, chaque phase rythmique de la nawba forme elle-même un ensemble débutant par une bughya (prélude), une ouverture instrumentale (tûshiya) et parfois d’un distique chanté (baytayn ou inshâd). Lors de l’inshâd, le chanteur soliste est soutenu discrètement et sans rythme par un ou plusieurs instruments. Ce moment constitue pour lui l’occasion de réaliser ses prouesses vocales et d’établir un« dialogue » avec le public des connaisseurs qui laissent alors s’exprimer toute leur émotion.Ensuite les percussions entrent en jeu et commence la série des chansons (san‘ât), strictement rythmées et menées sans interruption jusqu’à la fin du cycle.
L’ensemble andalou est tenu de respecter l’unité de rythme et de mode. En outre, chaque phase rythmique doit respecter la continuité dans l’exécution. Pour empêcher la monotonie, de s’installer, les musiciens opèrent une accélération d’une manière insensible à partir de certains points et entre certaines limites.
Une phase rythmique comprend les étapes suivantes :
1. La tasdîra qui est la première chanson de mouvement assez lent et majestueux. C’est elle que les connaisseurs recherchent à cause des pièces de choix qu’elle offre;
2. Les san‘ât muwassa‘a qui sont une série de chants dont le tempo s’accélère graduellement ;
3. Al-qantara al-ûlâ ou premier « pont ». c’est une chanson dont le mouvement est une transition vers le rythme rapide ;4. Un intervalle constitué par une ou plusieurs chansons (inshâd ou mawwâl). Il s’agit le plus souvent d’un solo vocal ponctué par les solos des divers instruments ;
5. Al-qantara al-thâniyâ ou deuxième « pont » qui marque le passage vers la phase la plus rapide ;
6. L’insirâf, qui est la phase allègre et dansante que le large public affectionne particulièrement. Elle va en s’accélèrant de plus en plus jusqu’au chant de clôture (al-qfal).
Cheikh Ahmed ZAÏTOUNI
Cheikh Ahmed ZAÏTOUNI est né à Tanger en 1929. Dès son plus jeune âge, il commence sa formation de musicien. Il a l’occasion de fréquenter les maîtres de la musique andalouse qui lui enseignent les secrets de cet art hérité des ancêtres andalous. Il est un disciple de Cheikh Moulay Ahmed Ouazzane (1876-1965). Ce maître avait fait de sa demeure un lieu d’enseignement et de concerts où se rencontraient les plus grands mélomanes tangérois. Ahmed ZAÏTOUNI suit également les cours d’autres maîtres comme le Cheikh Larbi Siar, Mohamed Moudden, Mohamed Saïdi, Mohamed Raïs et Mohamed Merchani. Il perfectionne auprès d’eux sa pratique du luth et du violon. Il complète enfin sa formation auprès du grand maître Mohamed Larbi Temsamani.
En 1962, Moulay Ahmed Loukili, le sollicite pour qu’il se joigne à son Orchestre de la Radio Télévison Marocaine. Mais il préfère rester à Tanger, et commence à enseigner au Conservatoire de sa ville natale. Il y donne jusqu’à ce jour des cours de musique andalouse et de luth.
En 1981, sous la direction de Mohamed Raïs, Cheikh Ahmed ZAÏTOUNI forme l’orchestre de musique maroco-andalouse du Conservatoire de Tanger. Â la tête de cette formation, il a représenté le Maroc lors de plusieurs manifestations internationales :
• Irak en 1986,
• Italie et Espagne en 1988).
Il participe également à de nombreux festivals nationaux :
• Chaouan :1982, 1983,1992,• Fès : 1984, 1990,1991,
• Safi (1984).
Entre 1989 et 1991, il enregistre avec la Maison des Cultures du Monde à Paris trois noubas sous le haut patronage du Ministère de la Culture marocain.

L’Orchestre de musique andalouse de Tanger
Issue directement du conservatoire de la ville de Tanger, la formation dirigée par le Maître Ahmad Zaïtouni, a été fondée en 1981. Rassemblant de remarquables individualités, cet ensemble, qui a souvent représenté le Maroc dans des festivals internationaux, se distingue par une interprétation fidèle à la tradition de ce genre de répertoire. Sous la direction scrupuleuse et attentive du Cheikh Ahmad Zaïtouni, l’ensemble réalise un équilibre admirable entre les voix et les instruments. En plus du rebab et des luths, instruments traditionnels, l’ensemble donne une place importante aux violons, alto et violoncelles.
L’orchestre comprend les interprètes suivants :
• Ahmad Zaïtouni : chef d’orchestre, violon alto
• Jamal Eddine Ben Allal : violon
• Larbi Akrim : ‘ûd (luth)
• Mohamed Temsamani : rebab
• Abdelmajid Moudden : violoncelle
• Abdelmoumen Abderrahmane : chant
• Najat Houssini : chant
• Larbi Serghini : chant
• Youcef Benaïssa : violoncelle
• Nabil Arfaoui : violon
• Mohsen Afilal : târ (tambourin)
• Mourad Kanjae : derbouka

Programme du CD1 : Nawbat al-Hijâz al-kabîr
Le mode Hidjâz al-kabîr est un dérivé du mode Zidâne. Il aurait été élaboré par Hidjâz b. Târiq, musicien originaire du Yemen qui résida en Irak. Il est basé sur la note Ré.

Basît
Al-basît est composé de six unités de temps avec un accent mis sur les premier, deuxième et cinquième temps ;

1. 0’ 00’’ m’shâliya (ou bughya) (2’14’’)
2’ 14’’ tûshiya 2’ 21

2. 0’ 00’’ san‘a 1 : ahsanta ya laylu (2’24’’)
2’ 24’’ san‘a 2 : wa-l-ladhî anshâk (5’ 11’’)

3. 0’ 00’’ taqsîm ‘ûd (2’28’’)
2’ 29’’ san‘a 3 : wa zâ’irin zâr (2’10’’ )
4’ 40’’ san‘a 4 : al-lawzu fâh (1’ 56’’ )
6’ 35’’ san‘a 5 : arâ al-lawz min ba‘d al-mashîb (2’ 13’’)

Qâ’im wa nisf
Al-qâ’im wa nisf est un rythme à huit unités avec des accents portant vers les premier, quatrième et cinquième temps ;

4. 0’ 00’’ tûshiya (3’ 09’’)
3’ 09’’ san‘a 6 : yâ sâkinan qalbî al-mu‘anna (3’ 38’’)
6’ 47’’ san‘a 7 : yâ farîd al-‘asri ahyaf (4’ 59’’)
11’ 46’’ san‘a 8 : qamarun min fawqi ghusn (2’ 03’’)

5. 0’ 00’’ solo violon (4’ 00’’)

6. 0’ 00’’ san‘a 9 : afnânî dhâ l-hubb (2’ 18’’)
2’ 18’’ tûshiya (1’ 06’’)
3’ 24’’ san‘a 10 : kun fî ‘ishqak (0’ 54’’ )
Darj
Al-darj repose sur quatre temps avec syncope prolongée sur deux noires ;

7. 0’ 00’’ mawwâl (3’ 35’’)
3’ 35’’ tûshiya (0’ 59’’)
4’ 34’’ san‘a 11 : qad kuntu ahsibu (4’ 59’’)

Btayhi
Al-b’tayhi à huit unités réparties en 3+3+2 temps avec des accents désormais sur le premier, quatrième et septième temps ;
8. 0’ 00’’ san‘a 12 : ilâ dâr al-habîb (4’ 19’’)
4’ 19’’ san‘a 13 : jismî nahîl (2’ 52’’)
7’ 11’’ san‘a 14 : li-Llâh yâ zayn as-sighâr (2’ 18’’)
Quddâm
Al-quddâm est un rythme simple à trois temps devenant ternaire à deux temps à la phase insirâf.

9. 0’ 00’’ tûshiya (0’ 29’’)
0’ 29’’ san‘a 15 : lâ farraqa l-Lâhu shamla l-‘ashiqîn (2 ’ 26’’)
Style et technique de chant

L’ensemble musical andalou interprète sa nawba sous l’autorité et la conduite du m‘allem ( le maître). Celui-ci a un rôle fondamental dans la nafqa (litt. la fourniture). C’est lui qui gère, étape par étape, l’exécution du programme musical. Entre les musiciens et leur cheikh s’instaure un dialogue fait de coups d’oeil ou de hochements de tête. Un zadjal (poème strophique andalou) célèbre ne proclame t-il pas que les « Andalous comprennent la moindre allusion ? »
Al-munshid, le chanteur soliste, véritable ténor du groupe, donne, par ses muwwâl-s (ou improvisations chantées), son âme véritable à la nawba. Devenant le coeur du spectacle, il dialogue à la fois avec son ensemble qui le soutient discrètement et avec les auditeurs qui attendent avec impatience ce moment de choix. Enfin tout l’ensemble vocal de l’orchestre avec ses jeux de reprise du chant – al-djwâb – (reprise à l’identique, variée ou ornementée), contribue à amplifier l’émotion ainsi créée.

L’ensemble, sous la houlette du cheikh, doit respecter l’esprit de la nawba et maintenir une harmonie entre les différents instruments et les voix des
chanteurs. Malgré l’apparente improvisation du munshid et le jeu enlevé et très joyeux des instrumentistes, l’ensemble respecte scrupuleusement l’itinéraire modal et mélodique fixé par le cheikh. Seule la m’shâliya sur laquelle s’ouvre le programme supporte l’interprétation libre et l’adjonction de fioritures. Ceci étant, la nawba andalouse permet au musicien de talent une marge importante d’expression personnelle. Le jeu des vocalises - appelées taratîn- est frappant par sa monotonie apparente. Mais il y a lieu de noter comment « le chant se saisit d’une consonne du texte et l’articule à la note de musique correspondante dans ce jeu original des mélismes (ou de la nanisation) « a la la lla len » « ha na na nana » etc. ; cela vise à maîtriser la relation d’équilibre texte/musique dans une acception aussi rigoureuse qu’originale ».

A titre d’exemple, nous exposons le déroulement des premiers chants du premier mouvement, basît nûbat al-hidjâz al-kabîr:
• Le premier vers (ahsanta ya laylu : Bénie sois-tu, ô nuit qui nous a réunis !) est entamé par le munshid, soutenu en arrière plan par l’ensemb
le vocal. Au chant répond une reprise instrumentale lente et majestueuse à l’identique (djawâb). La réponse s’effectue sous forme instrumentale dialoguée où le luth occupe la place centrale.
• Dès la fin du deuxième vers, chanté dans la même mélodie que le premier, l’ensemble entame le deuxième chant (wa-l-ladhî anshâk : par Celui qui t’a conçue à partir d’une eau éclatante de clarté) sans reprise instrumentale.
• Le munshid continue à occuper la place centrale dans le deuxième chant mais l’ensemble vocal se fait de plus en plus présent. Il entame par ailleurs un jeu d’éloignement et de rapprochement avec la voix du munshid.
• Au chant répond l’ensemble instrumental à l’identique (mélodie A). Le rythme est toujours retenu et majestueux avec une prééminence accordée aux violons et une discrète intervention du rebab.
• Après le deuxième vers, chanté à l’identique, (mélodie A) la réplique instrumentale s’accélère et le tambourin marque plus distinctement le rythme. C’est ce qui va permettre de rompre avec la monotonie.
• A la fin du troisième vers, chanté dans la même mélodie (mélodie A) intervient une suspension permettant à un deuxième munshid de prendre le relais. Il donne alors une interprétation sinueuse du premier hémistiche du quatrième vers dans une mélodie différente (mélodie B). La percussion est alors quasiment absente. Puis à la voix du chanteur répond aussitôt à l’identique un violon alto en solo.
• L’ensemble reprend ensuite le quatrième vers en entier dans la nouvelle mélodie, avant de retrouver avec le cinquième et dernier vers la mélodie initiale. Le chant ralentit à la fin du vers marquant une pause avant le taqsîm (improvisation non rythmée) sur le luth.
Traduction des poèmes chantés
L’ensemble des poèmes chantés sont des muwashshahât et azdjâl. Ce sont des compositions strophiques aux rimes alternées inventées en Espagne musulmane au 10e siècle. Les thèmes les plus courants appartiennent au registre amoureux ou bachique. Ce sont des poèmes souvent légers dont la fonction essentielle semble être de fournir un support aux mélodies qui constituent le véritable trésor de cet héritage andalou.
San‘a 1 : ahsanta ya laylu

Le programme chanté s’ouvre sur un distique où un amant interpelle la nuit qui réunit les amoureux puis le matin qui les sépare:
Bénie sois-tu, ô nuit qui nous a réunis !
Je t’en conjure, par Dieu, dure et dure encore !
Maudit sois-tu, matin qui nous sépare
Repens-toi donc et ne reviens plus jamais !

San‘a 2 : wa-l-ladhî anshâk
Le deuxième poème expose la beauté et le charme de la bien-aimée et rend compte des tourments de l’amant délaissé :
Par Celui qui t’a conçue à partir d’une eau éclatante de clarté
Et a fait de toi un objet de trouble pour les âmes
Par Celui qui a revêtu l’antilope du charme de ta parure
Et l’a dotée de ta beauté resplendissante,
Mon amour pour toi est infini
Je languis de toi et espère ta rencontre ;
Rends-moi donc visite et apaise mon coeur
Ô mon bourreau, avant l’heure du trépas.

San‘a 3 : wa zâ’irin zâr
Dans le troisième poème, l’amant fait part de sa résurrection après la visite de la bien-aimée :
Elle m’a rendu visite au coeur de la nuit :
Tu a mis fin à ma solitude, lui ai-je dit,
Puisses-tu ne jamais goûter à son amertume
Tu as rendu la joie à un être affligé
Que la passion a élu pour demeure
Bienvenue à celle qui n’a pas trahi le serment qui nous unit.

San‘a 4 : al-lawzu fâh
Le chant suivant exhorte à participer, dans un ambiance printanière, à la fête de la nature :
Les amandiers exhalent leurs parfums
Et répandent partout les pétales de leurs fleurs
Dis donc aux belles : que notre joie demeure !
Viens boire de ce vin qui ressucite les âmes
Et partager la coupe avec des jouvencelles
Dont la beauté surpasse celle des astres.

San‘a 5 : arâ al-lawz min ba‘d al-mashîb
L’amant trouve dans la nature des raisons d’espérer :Ô compagnon, je vois qu’après la vieillesse,
L’amandier en fleurs a retrouvé sa jeunesse d’antan...

San‘a 6 : yâ sâkinan qalbî al-mu‘anna
L’amant n’a d’existence que pour sa bien-aimée :Ô toi qui a pris mon coeur captif pour demeure
Toi qui l’habite à l’exclusion de tout autre
Pourquoi donc l’as- tu brisé alors qu’il n’est qu’à toi ?
Tu l’as brisé en disant que ce coeur était à moi.
Ô toi qui ignore le sens profond des mots
L’amant éperdu, peut-il posséder un coeur
Lui qui ne s’appartient plus ?
San‘a 7 : yâ farîd al-‘asri ahyaf
L’amant se plaint de l’indifférence de sa bien-aimée et décrit son état maladif :
Ta beauté est unique, toi dont la taille est si svelte
Et dont les yeux sont si noirs ;
Viens consoler, par ton union, un amant éploré
Dont les paupières ne sèchent jamais.
Mon corps a dépéri, ô ma gazelle
Et je brûle au feu de la séparation
Me voici devenu esclave de ton charme
Ô bel astre, ô sublime beauté.

San‘a 9 : afnânî dhâ l-hubb
L’amant blessé implore sa belle de lui donner la guérison :
Ton amour m’a anéanti en dépit de ma volonté
Ta tyrannie est une épreuve voulue par le Destin.
Si tu veux régner sur moi, règne avec douceur
Car celui qui tue injustement, brûlera en Enfer
Toi qui m’as infligé une si dure souffrance,
Ne pourrais-tu pas soigner ma blessure
Avec ta salive au goût paradisiaque ?


San‘a 10 : kun fî ‘ishqak
Sois prudent dans ton amour,
Ne réclame pas plus qu’un regard.

À partir de la onzième chanson, on passe subrepticement du répertoire profane au répertoire sacré. L’amour recherché est désormais celui de Dieu et du Prophète. Cependant les motifs et les images utilisées proviennent presque tous du langage poétique profane.

San‘a 11 : qad kuntu ahsibu
Je croyais que l’or et l’argent pouvaient acheter Ton amour
Et par ignorance j’ai cru Ton amour facile à posséder
Jusqu’à ce que je comprenne que tes subtiles faveurs
Ne sont accordées qu’aux élus que Tu as choisis.
Sachant alors que ce n’était pas par la ruse que l’on Te méritait,
J’ai caché, comme un oiseau, ma tête sous mon aile
Puis, dans le nid de l’amour, j’ai élu domicile
Et c’est là désormais que s’accomplit ma destinée.

San‘a 12 : ilâ dâr al-habîb
Dans ce chant, c’est le désir de rendre visite à la tombe du Prophète qui devient un écho au désir de retrouver la bien-aimée :
Mon désir de rendre visite à la demeure de l’Aimé,
S’accroit de jour en jour,
La demeure du Prophète est la meilleure d’entre toutes
Amis de mon coeur, comment supporterai-je votre absence ?
Longue est l’attente et si loin le jour des retrouvailles.

San‘a 13 : djismî nahîl
Mon amour pour cette belle a rendu mon corps si frêle,
Comme les gens ignorants, le censeur en est si troublé qu’il me dit
Pourquoi un tel amour, si c’est pour mourir abandonné ?
Va t-en loin de moi, lui répondis-je, car l’amour est une religion
Et si tu veux que je te le confirme par un serment
Sache, homme de peu de foi, que je suis prêt à le jurer mille fois.

San‘a 14 : li-Llâh yâ zayn as-sighâr
Je t’en conjure, toi la plus charmante des jouvencelles
Pourquoi tant de tyrannie ?
Tu as mis dans mon coeur des flammes
Qui ne s’éteignent jamais ;
Quel est ma faute, quel crime ai-je commis ?



San‘a 15 : lâ farraqa l-Lâhu shamla l-‘ashiqîn
Puisse Dieu ne jamais séparer les amants
Avant que la pierre ne devienne un rameau fleuri
Que le vin ne s’écoule des dents du buveur
Et que la coupe ne rie d’admiration
Devant la beauté de l’échanson !

Texte et traductions de l’arabe au français : Saadane BENBABAALI.

IBN ARABI (2),

Images, symboles et métaphores dans les muwashshahât d’Ibn ‘Arabî
Communication de Saadane Benbabaali Au Colloque international sur la pensée d'Ibn ‘Arabî Damas 22 - 24 juin 2005


I. L’art du tawshîh jusqu’à l’époque almohade

Les sources anciennes

C’est au lettré andalou Ibn Bassâm al-Shantarînî que nous devons le plus ancien témoignage connu sur l’art du tawshîh. Il consiste en une page et une seule, dans la Dhakhîra, une œuvre qui compte pourtant 20 volumes. Heureusement qu’al-Maqqarî, a recueilli dans Nafh al-tîb et Azhâr al-riyâd des témoignages inestimables et des extraits de poèmes de la période « primitive ». Ces textes proviennent essentiellement des ouvrages perdus d’al-Hidjârî , d’al-Balansî , d’Ibn Khâtima et d’Ibn Sa‘îd al-Maghribî .Mais c’est à Ibn Sanâ’ al-Mulk , un homme de lettres égyptien du 13ème siècle que nous devons la contribution la plus remarquable sur l’art du tawshîh. Son Dâr al-Tirâz est un véritable traité de poétique du muwashshah. Il constitue une source d’information inestimable pour tous les spécialistes de ce genre de poésie.


Les travaux modernes


Dans les années cinquante, le muwashshah intéressa certains orientalistes. Malheureusement, la plupart de leurs travaux
abordèrent surtout le problème des vers finaux (khardjât).Ces travaux suivirent la découverte », à la fin des années quarante, par des orientalistes arabisants des vers finaux (ou khardjât) composés dans une langue auparavant incompréhensible qui s’avéra être un mélange d’arabe et de roman hispanique ancien.
Ce fut alors le début, surtout chez certains savants espagnols, d’un travail très orienté visant à démontrer que :
1° les vers finaux en langue romane ne peuvent pas avoir été écrits par des poètes arabes ;
2° le muwashshah obéit à une métrique syllabique romane et non aux règles prosodiques établies par al-Khalîl Ibn Ahmad.


Etude socio-historique

Sans reprendre ici la polémique sur ce sujet, le tawshîh nous apparaît incontestablement comme la signature originale d’une civilisation, celle d’al-Andalus médiéval. Il est le symbole de la synthèse heureuse des sensibilités ibère, arabe et berbère.
Les Andalous, longtemps consommateurs de la production littéraire orientale, ont senti la nécessité, après trois siècles d’histoire, de se doter d’une forme de poésie originale exprimant les spécificités de leur identité.
Ainsi après la rupture politique avec le Mashriq et le califat ‘abbaside, dès le milieu du 8ème siècle, le muwashshah allait constituer, en quelque sorte la déclaration d’indépendance sur le plan littéraire.
Le nouveau genre poétique connut une évolution dont on peut rappeler ici brièvement les principales étapes :
1. Le muwashshah n’est pas né, comme certains l’ont affirmé, d’un seul jet, de la plume d’un unique créateur, mais des tentatives de nombreux poètes anonymes cherchant à s’émanciper des contraintes structurelles et rythmiques de l’antique qasîda.
2. Le véritable développement du muwashshah s’est produit sous le règne des Muluk al-Tawâ’if. Le système du mécénat, instauré par les nombreux princes concurrents permit l’éclosion de talents qui donnèrent à l’art poétique en Espagne musulmane ses lettres de noblesse, tant dans le domaine de la qasîda, que dans du shi‘r al- muwashshah.
3. Parmi les nombreux poètes qui excellèrent dans cet art nouveau certains sont issus de classes sociales modestes. Ils ont pour surnoms : Ibn al-Labbâna, al-Khabbâz, al-Djazzâr ou Ibn Djâkh al-Ummî.
4. Même les classes « supérieures » de la société qui prirent de haut une poésie ne respectant pas les règles sacro-saintes de la poésie traditionnelle, finirent par composer dans le nouveau genre poétique. A l’époque nasride, le souverain Yûsuf III lui-même composa des muwashshahât sans parler du rôle d’un personnage hors du commun : Lisân al-Dîn Ibn al-Khatîb.5. Les deux dynasties « réformatrices » venues du Maghreb, celle des Almoravides, puis celle des Almohades, avaient tenté d’imposer aux Andalous leur rigorisme religieux. Mais les poèmes à la gloire de l’amour et de l’ivresse finirent par l’emporter sur les sermons des fuqahâ’.
6. Dès le 12ème siècle, le muwashshah a commencé à franchir le Détroit pour aller conquérir tant le Maghrib voisin que des contrées plus lointaines au Mashriq. Le muwashshah fut d’autant plus facilement répandu qu’il arriva, dans ces nouvelles contrées, habillé le plus souvent des mélodies appartenant au répertoire musical des nawbât mis au point par Ziryâb et développé par ses successeurs.
7. Quand il a quitté al-Andalus, le muwashshah était accompagné d’un genre très proche et plus populaire dans son expression : le zadjal. Dans cette forme de poésie, s’exprima toute la sensibilité des Andalous de condition modeste : légèreté, joie de vivre et liberté de ton.
8. À partir du VIe/ XIIe siècle les illustres représentants du mouvement soufi Abû Madyan, Ibn ‘Arabî et al-Shushtarî composèrent des muwashshahât et azdjâl dans lesquels ils exprimèrent leurs expériences spirituelles. Ils empruntèrent à leurs prédécesseurs, qui avaient composé dans le genre amoureux et bachique profanes, les thèmes et motifs les plus courants. Mais le fait le plus caractéristique réside dans la reprise de khardjât profanes par les auteurs soufis selon la règle habituelle de la mu’ârada.

II. Les muwashshahât dans l’oeuvre poétique d’Ibn ‘Arabî

Les poèmes du Shaykh al-akbar sont réparties dans l’ensemble de son oeuvre. Il y a d’abord ceux qui ouvrent la plupart des chapitres des Futûhât al-Makkiyya et ceux qui sont disséminés dans ses nombreux traîtés et épîtres. Ensuite ceux qui sont rassemblés dans deux recueils.
• Le premier, dont Mme Claude Addas a donné une présentation détaillée dans un article intitulé À propos du Dîwân al-Ma‘ârif d’Ibn ‘Arabî , ne comporte pas de poèmes de forme strophique.
• C’est le second recueil, imprimé à Bulâq en 1885, qui contient les pièces poétiques qui constituent le sujet de notre intervention.

Ce Dîwân comporte en tout et pour tout vingt sept muwashshahât et un zadjal. Ces compositions constituent une part infime dans son importante oeuvre poétique. Mais ils sont un précieux document pour l’étude de l’art du tawshîh. Rappelons que de très nombreuses pièces appartenant à ce genre, notamment celles de la période allant de la fin du Califat omeyyade (début 11e siècle) à celle de la dynastie almohade (13e siècle ) ont été perdues. Sur moins de 500 muwashshahât, 160 environ datent de la période almohade qui nous concerne. On peut alors apprécier la valeur historique des compositions strophiques d’Ibn ‘Arabî.

Malgré quelques indices, nous ne pouvons pas nous prononcer avec certitude sur le lieu où Ibn ‘Arabî a composé ses muwashshahât. Leur aspect formel, comme nous le verrrons, est absolument identique à celui des productions de ce genre réalisées en Espagne musulmane. Mais leur contenu thématique ainsi que leur teneur spirituelle laissent plutôt penser à une production plus tardive. Cependant ceci reste du domaine des probabilités, quand on sait qu’Ibn ‘Arabî a accédé très tôt à une maturité dans le domaine de la pensée soufie. Par ailleurs, lorsqu’il a quitté al-Andalus, en 1200, il était déjà âgé de 35 ou 36 ans (selon les calendriers) et il était déjà un maître confirmé.


Quelle a été l’attitude d’Ibn ‘Arabî vis-à-vis des règles de composition élaborées par ses prédécesseurs ? Et quelles sont les conséquences sur le plan de l’expression du choix qui a été fait ?

Structure du muwashshah espace d’expression

L’examen rapide des muwashshahât d’Ibn ‘Arabî permet de constater une fidélité totale à la structure formelle adoptée par les auteurs de ce genre poétique. Ainsi l’organisation en strophes est-elle des plus strictes. Sur les 27 muwashshahât, 23 comportent chacune 5 strophes, c’est-à-dire le nombre canonique qui a fini par s’imposer dès la période almoravide. Quatre muwashshahât seulement et le zadjal ne suivent pas cette règle.

La structure strophique impose certaines contraintes relatives à l’espace-poème. Le muwashshah est soit trop étendu soit trop étroit pour Ibn ‘Arabî qui s’exprime aussi bien dans des poèmes très concis de trois ou quatre vers que dans des odes qui s’étalent sur plus de cent vers. Par rapport à la liberté qu’offre le poème classique monorime le muwashshah apparaît donc sur ce plan beaucoup plus contraignant.
Seulement, Ibn ‘Arabî va transformer cet inconvénient en avantage. Il se sert de
l’organisation strophique en « cinq temps » pour y déployer une pensée qui y trouve l’habitacle idéal pour exprimer tout son contenu symbolique.
Un cas parmi d’autres, celui du muwashshah V . Dans ce poème chaque strophe s’ouvre sur le titre d’une sourate du Coran. La première sur « al-A‘lâ » , la seconde « al-Tûr » , la troisième sur « al-Nadjm » , la quatrième sur « al-Hidjr » et la dernière sur « al-Bayyina » . Chaque strophe développe dans les éléments du ghusn et dans le qufl l’idée annoncée. Dans ce poème, les quatre premières définissent les étapes vécues par le sâlik avant d’accéder à la « révélation » en une vision lumineuse :

Fî lam yakun atâ-nî al-Rasûlu

Fâ-lâha fî-l-muhayya al-sabîlu


Wa-kâna lî bi-dhâka dalîlu


Inna l-wudjûda sirrun ‘adjîbu


Yad‘û ilâ nafsi-hi wa-yudjîbu
À « lam yakun »


le Messager vint à moi


Et sur son visage apparut le chemin ;


Ce fut pour moi la preuve


Que l’existence est un secret étrange


Qui à la fois s’interpelle et se répond.

L’usage habile et inspiré que fait Ibn ‘Arabî de la structure strophique se retrouve dans celui qu’il fait des unités minimales du muwashshah.
Nous évoquions précédemment les contraintes liées à l’espace du poème strophique, voyons maintenant ce qui se passe au niveau des éléments constitutifs du ghusn et du qufl que nous appellerons adjzâ’ et furû‘.
Ces segments se prêtent chez Ibn ‘Arabî à un usage syntaxico-sémantique original. Ils permettent, par une succession de courtes propositions, de « donner à voir » des états spirituels de manière fulgurante. Ce sont de vrais éclairs qui illuminent le lecteur par de brèves formules réduites à la plus simple expression. L’allusion à la sourate al-zilzâl est ici évidente :

Zulzilat ardu hissî Wa-fanâ ‘aynu nafsî Wa-badâ nûru shamsî La terre de mes sens trembla L’essence de mon âme s’éteignit La lumière de mon soleil apparut.


Quant aux contraintes qu’impose le muwashshah en ce qui concerne les rimes internes, Ibn ‘Arabî s’en sert pour conférer au poème un rythme caractéristique. La profusion de rimes internes permet de mener le lecteur-auditeur vers un état émotionnel semblable à celui que l’on rencontre dans le samâ‘ .
Écoutons le souffle et le rythme qui anime ces adjzâ’ dans le muwashshah n° 10 :
Wa-lam yakun illa bi-kun li-ya‘laman

Anna l-’umûr ‘inda s-sudûr min ash-Shakûr


Tadjrî bi-lâ hasrin ilâ wâdî l-‘ulâ
À ce niveau, c’est la sensibilité auditive qui est sollicitée. L’aspect phonique devient prioritaire et l’auditeur devient créateur de sens à travers les sensations que procure le rythme haletant des cellules sonores.
La poésie d’Ibn ‘Arabî opère ainsi à tous les niveaux : formel, syntaxique, sémantique et phonique.
Thèmes, images, symboles et métaphores

Dans la poésie d’ Ibn ‘Arabî, l’image n’est pas une simple figure de rhétorique. La notion occupe dans la conception cosmologique et spirituelle du Shaykh al-akbar une place très importante. Le terme sura habite le coeur du crédo akbarien exprimé dans ces vers du Turdjumân al-ashwâq devenus célèbres:

Laqada sâra qalbî qâbilan kulla sûratin
Fa-mar‘an li-ghizlânin wa-dayrun li-ruhbâni
Wa-baytun li-awthânin wa-ka‘batu tâ’ifin
Wa-alwâhu tawrâtin wa mushafu qur’âni

Mon coeur est devenu capable

de prendre toutes les formes;

Il est pâturages pour les gazelles et couvent pour le moine

temple pour les idoles et Kaaba pour le pélerin.

Il est les tables de la Torah et le livre du Coran.

Il professe la religion de l'amour quel que soit le lieu vers lequel

se dirigent ses caravanes.

Et l'amour est ma loi et l'amour est ma foi.

Le coeur du gnostique est le lieu privilégié des manifestations divines. Et ses capacités d’accueil s’accroissent au fur et à mesure qu’il s’élève vers les stations supérieures.
Le matla‘ d’une muwashshaha répond comme en écho inversé à ces vers :

Al-Haqqu sawwaranî fî kulli sûra

Ka-mithli basmalatin min kulli sûra


Le Réel m’a façonné dans toute forme


À l’instar de la basmala en chaque sourate.

Ici, c’est le gnostique dont l’être est projeté dans les images sans nombre de la création. La même réalité acquiert, selon le récipient qui l’accueille, une nouvelle signification. Cependant aucune image n’épuise les potentialités du coeur du gnostique comme la basmala qui, de sourate en sourate, révèle chaque fois une nouvelle signification.
Les images sont insaisissables non seulement parce qu’elles relèvent de l’illusion puisqu’il n’ y a de réel que le Réel, mais surtout parce qu’elles sont des « créatures » instables. Comme le dit si bien Reverdy :
« Il n’y a pas d’image dans la nature. L’image est le propre de l’homme, car elle n’est image que par la conscience qu’il en a. » Donc autant de consciences autant d’images. Pour cette raison, entre autres, la tâche, qui consiste à décoder les images n’est pas simple dans la poésie profane. Celà se complique considérablement avec la poésie soufie d’Ibn ‘Arabî.
Par un processus semblable à celui de l’alchimiste qui transforme le plomb en or, il opère une translation sémantique sur laquelle je me permets de m’arrêter un instant.
Ibn ‘Arabî utilise deux concepts dans son célèbre commentaire du Turdjumân al-ashwâq. A la suite des propos malveillants de certains fuqahâ’ moralistes de la ville d’Alep, où il résida quelques années après avoir quitté al-Andalus, Ibn ‘Arabî entreprit de dévoiler à ses détracteurs le sens caché de l’oeuvre poétique incriminée. Ce qui apparaissait comme une œuvre amoureuse sensuelle profane est en fait, dit-il, profondément spirituelle. Il s’en explique en ces termes dans l’Introduction de son Sharh qui permet de distinguer la ‘ibâra (l’expression) de la ishâra (ou allusion spirituelle) :

“ Quel que soit le nom que je mentionne dans cet ouvrage, c’est à elle que je fais allusion ( fa-‘an-hâ uknî ). Quelque demeure dont je chante l’élégie, c’est à sa demeure que je pense ( fa-dâru-hâ a‘nî). Mais il y a plus. Dans les vers que j’ai composés pour le présent livre, je ne cesse de faire allusion ( lam azal… ‘an al-imâ’ ilâ..) aux inspirations divines ( al-wâridât al-Ilâhiyya ), aux visitations spirituelles, aux correspondances ( al-munâsabât) ( de notre monde ) avec le monde des Intelligences angéliques ; c’était me conformer à mon habituelle manière de penser par symboles, cela, parce que les choses du monde invisible ont pour moi plus d’attrait que celles de la vie présente, et parce que cette jeune fille connaissait parfaitement ce à quoi je faisais allusion ( li-‘ilmi-hâ …li-mâ ilay-hi ushîru ). ”

Les outils linguistiques, notamment lexicaux, restent les mêmes. C’est leurs signifiés qui vont changer selon des règles et des correspondances qu’Ibn Arabî a présentés dans une exégèse serrée qui aboutit à une symbolique terminologique indispensable pour accéder à la ishâra spirituelle à partir de la ‘ibâra profane. Le commentaire du Turdjumân constitue, pour cette raison, une des clés de lecture unique de l’œuvre poétique du Shaykh al-akbar.
Il est vraiment dommage, qu’aucun censeur borné –et il devait y en avoir certainement quelques uns - n’ait eu l’idée de douter de la valeur spirituelle des muwashshahât. On aurait ainsi hérité d’un commentaire fort utile pour accéder aux arcanes des poèmes andalous d’Ibn ‘Arabî. Mais la grille de lecture donnée par Ibn Arabî pour le Turdjumân n’aurait-elle pas pu être utilisée pour l’étude des muwashshahât ?
Nous pensons qu’il existe une grande différence entre le recueil du Turdjumân et les muwashshahât.
Alors que les compositions du Turdjumân tournent autour de la figure allégorique de Nizâm , les muwashshahât gravitent autour de deux axes thématiques qui entretiennent un lien très étroit : la quête de l’Amour divin et l’expérience de l’occultation/ dévoilement al-sitr wa al-tadjallî.
Nous avons choisi d’examiner la manière dont le second thème est traîté et l’utilisation des images, symboles et métaphores dans cette perspective.

Le premier voile est d’abord celui qui recouvre le sens caché du poème. Ibn ‘Arabî annonce l’aspect ésotérique de ses compositions par cette formule :
Bî-abî ma‘nan gharîb
Baytu-hu baytun kathîf

Hudjibat fî-hi al-ghuyûb

C’est un sens étrange

qui se dégage des vers denses

où les secrets ont été dissimulés aux non- initiés.
Le sens caché ne se délivre qu’à ceux qui sont admis dans l’assemblée du Très-Haut. Ce maqâm est celui des « héritiers ».
Hadratu al-‘Aliyyi zaynu wa maqâmu-l-wârithîna

Suit alors la métaphore du ruisseau où s’abreuvent les héritiers des prophètes :
Djadwalun bi-hâ ma‘înu ladhdhatun li-shsharibîna

Fî s-subhi al-mubîn tadj‘alu al-shakka yaqîna


Wa-hya tadjlû kulla dadjni


L’image repose sur une accumulation de termes appartenant au champ sémantique de la lumière : la scène se passe un matin resplendissant de clarté fî subhi al-mubîn et la boisson douce a pour propriété de déchirer tous les voiles et de transformer le doute en certitude.
La boisson, comme symbole de la connaissance, est utilisée en de nombreux endroits comme dans le poème n°10 :
yubdî l-‘udjâb

khalfa l-hidjâb

wa-lâ tudjâb


‘inda n-nidâ

illâ idhâ tumlâ
ka’sa n-nadîm

bi-l-mawridi l-‘ahlâ
Il révèle des merveilles derrière le les voiles

Et tu n’auras pas de réponse à ta demande


Sauf quand sera remplie la coupe du commensal


A la source la plus douce.


Dans cet extrait, les voile ne sont levés que pour celui qui va remplir sa coupe à la source de l’inspiration divine. Le terme mawrid qui est choisi ici comporte étymologiquement à la fois la notion d’évènement qui survient sans prévenir et celle d’arriver à une source. Ce terme est sémantiquement le point de rencontre de l’effort personnel qui mène le gnostique à la source de la connaissance et le caractère imprévisible de la grâce divine. L’usage de la voie passive tumlâ ka’sa n-nadîm accentue l’idée que la connaissance est octroyée selon le Vouloir divin et non comme résultat de l’acharnement du gnostique.

Le sâlik a pour tâche de se mettre en chemin et de formuler ses demandes sans aucune garantie. Il doit être très ambitieux dans sa quête et ne jamais se satisfaire des résultats obtenus :
sirru al-kawni ‘ilmu sh-shu’ûni

law kâna yakfî-nî


lâkin sirrî yabghî az-ziyâda


Le secret de l’univers
est la science des choses

Si seulement celà me suffisait


Mais mon secret exige encore plus
Ce que le gnostique constate par expérience, c’est le caractère provisoire de cet état de grâce où les voiles semblent levés. Les révélations ne sont pas durables car Sa Présence n’est pas permanente :
wa-Dhû l-’amri min-Hu al-’ifâda
fa-in yabdû fî kulli hîn

mâ ziltu fî hûn


lâkin yabdû waqtan wa-yakhfâ



C’est du Maître en la matière que provient tout avantage


S’Il apparaissait en toutes occasions


Je ne serais plus dans l’avilissement.


Mais tantôt il apparaît
Et tantôt disparaît.


Le coeur est souvent receptacle de l’inspiration divine, mais il est également la source d’où jaillit la lumière :
Ashraqat shamsu l-ma‘ânî

Bi-qulûb al-‘ârifîna


Le soleil des significations s’est levé


Dans le coeur des gnostiques


Porteurs de la lumière divine, ils la transmettent à ceux qui les fréquentent. Ils deviennent un miroir réfléchissant où se révèlent les secrets des demeures :
wa badâ sirru l-maghânî li-‘uyûni n-nâzirîna

le secret des demeures s’est révélé
à ceux qui savent regarder

Mais comment accéder à ces demeures et percer leurs secrets ?
La question est directement posée :
yâ Latîfan bi-l-‘ibâdi

ari-nî anzur ilay-ka


Ô Toi le Bienveillant envers Tes serviteurs


montre-moi comment Te regarder


La réponse vient en deux temps sous une forme énigmatique :
qâla zul ‘an kulli wâdi

yu‘qadi l-amru ‘alayka


Il dit : abandonne toute vallée


Et ce que tu demandes te sera accordé


Que signifient ces vallée qu’il faut quitter ? En quoi consiste exactement l’allusion al-ishâra ? s’agit-il d’un emploi métaphorique ? Faut-il la quitter pour des endroits plus élevés ? Pour la montagne qui symbolise tant pour Moïse que pour Muhammad le lieu où se délivre le message divin ?

C’est plutôt à une méditation intérieure que le gnostique est invité pour y découvrir qu’en lui réside le secret qu’il cherche :
fa-ltafit li-nâziray-ka

kayfa lâ wa-anta minnî
bi-makâni s-sirri l-akmal

fa-bi-sam‘i l-Haqqi tasma‘


regarde tes propres yeux


comment en serait-il autrement
alors que tu es pour Moi le secret le plus parfait

c’est avec l’Ouïe du Réel que tu entends .



C’est ce regard au fond de soi qui mène à la vision révélatrice qui permet d’accéder à la station suprême :
al-sirru min-nî
ra’aytu Rabbî

bi-l-manzar al-adjlâ


da‘awtu sahbî

li-l-mawridi al-ahlâ


ra’â-Hu qalbî

fî al-sûrati al-muthlâ


Le secret est en moi ...


J’ai vu mon Seigneur


En une vision lumineuse


J’ai invité mes compagnons


A la plus douce des sources

Mon coeur Le vit

Dans l’image la plus parfaite


Ce passage réunit dans une extrême concision tous les éléments de l’illumination et de la sainteté.
La réponse à la question :
al-sirru min-nî
La vision intérieure :
bi-l-manzar al-adjlâ
L’aboutissement à une étape de la quête :
ra’aytu Rabbî
Le coeur comme réceptacle :
ra’â-Hu qalbî
Le rôle de guide qui lui est attibué :
da‘awtu sahbî li-l-mawridi al-ahlâ

IBN ARABI (1), Un article de Wikipédia, l'encyclopédie libre.



Religion
religions abrahamiques :judaïsme · christianisme · islam

Cet article fait partie d’une
série sur
l’
islam
Les piliers de l’islam
la déclaration de foi · la prière · l’aumône · le jeûne de Ramadan · le pèlerinage à La Mecque
Les piliers de la foi
Allah · Malaikas (anges) · Les livres sacrés · ses prophètes · le jugement dernier · le destin
Histoire de l’islam
Mahomet · Abu Bakr as-Siddiq · Omar ibn al-Khattab · Uthman ibn Affan · Ali ibn Abi Talib · Les prophètes dans l’islam · calife
Branches de l’islam
Dar al-Islam · chiisme · sunnisme · kharidjisme · kalâm · soufisme · salafisme
Les villes saintes de l’islam
La Mecque · Médine · Al Quds · mosquée · minaret · mihrab · qibla · architecture islamique
Événements et fêtes
Hijri · Hégire · Aïd el-Fitr · Aïd el-Kebir · Mawlid · Achoura · Arbaïn
Religieux
muezzin · imam · mollah · ayatollah · mufti
Textes et lois
vocabulaire de l’islam · droit musulman · écoles · la Hisba · le Coran · hadith · sourate · la Charia · la Sunna · le Fiqh · fatwa
Politique
féminisme islamique · islam libéral · islam politique · islamisme · panislamisme
Cette boîte : voirdisc.mod.
Moheïddine Ibn ’Arabî (محي الدين ابن عربي), ou : Mohyiddîn Abu Bakr Mohammad Ibn Alî 'Ibn Arabî al-Hâtimî, plus connu sous son seul nom de Ibn ’Arabî, est né le 27 Ramadan 560 de l'Hégire (7 août 1165, Murcie dans le pays d'al-Andalûs - 1240, Damas). Appelé aussi « Cheikh al-Akbar » (« le plus grand maître », en arabe), il est un mystique, auteur de 846 ouvrages. Son œuvre aurait influencé Dante et Jean de la Croix. Dans ses poèmes il traite de l'amour, de la passion, de la beauté et de l'absence. Ne pas le confondre avec Abu Bakr Ibn al-Arabi

Sommaire



Sa vie

En 1179, il rencontre le philosophe Averroès à Cordoue. Cette rencontre avec le vieux philosophe marqua le jeune mystique (il n'a pas alors 14 ans). Ibn ’Arabî se forma lui-même aux théologies. Il acquit une science considérable par la lecture de différents maîtres.
En 1196 à Fès à 31 ans, il a la révélation du sceau de la sainteté muhammadienne. Il dit avoir reçu les Gemmes de la sagesse d'un trait, réveillé une nuit par Mohammed. La sagesse est représentée par une pierre dont la forme représente la Tradition ; alors que la pierre est la même pour tous, elle est taillée différemment selon les formes prophétiques dictées à Abraham, JésusMohammed. ou
En 1203, il commence les Conquêtes spirituelles mecquoises. À la Mecque, il écrit son ouvrage métaphysique majeur : les Illuminations de la Mecque (ou : Illuminations mecquoises : "Futûhât al Makkiyâ"). Il y décrit les aspects spirituels et métaphysiques du soufisme. Conjuguant une extrême rigueur dans la conception et un travail visionnaire, cet ouvrage vaut à Ibn ’Arabî son surnom de fils de Platon.
En 1223, il s'installe à Damas où il s'éteint en 1240.

Sa pensée

L'œuvre d'Ibn Arabi est le sommet du soufisme. Elle marque une date dans l'histoire de ce courant. Avant Ibn Arabi, le soufisme est une mystique imprégnée de la morale comme on peut le voir chez Muhâsibi, Abû Talib al-Makki et Abu Hamid al-Ghazali, c'est-à-dire une mystique pratique (sagesse et manuels pour une meilleure guidance de l'âme) et non pas intellectualiste. Après lui, c'est une théosophie complexe, la plus complète somme systématique de l'ésotérisme musulman et l'un des sommets de l'ésotérisme universel. Certains penseurs occidentaux (Guénon, Schuon) le considèrent comme une des expressions privilégiées de la "philosophia perennis". Selon Roger Deladrière, Ibn Arabi est l'auteur de "l'œuvre théologique, mystique et métaphysique la plus considérable qu'aucun homme ait jamais réalisé".
Cette œuvre immense - 846 ouvrages¹ répertoriés par O. Yahia dans son « Histoire et classification de l'œuvre d'Ibn Arabi » - traite de toutes les sciences religieuses islamiques ; celles de la Charia ou Loi exotérique (Coran, Sunna ou Tradition du prophète Muhammed, droit), celles de la Haqîqa ou Vérité métaphysique et ésotérique, et celle de la Tarîqa, c’est-à-dire la voie spirituelle et initiatique menant à la "réalisation" de la Vérité ». Henry Corbin le considère comme « un des plus grands théosophes visionnaires de tous les temps ». L'œuvre est d'un abord difficile, car, malgré son étendue immense, elle est souvent rédigée dans un style elliptique et très concis qui appelle le commentaire.
Pour Ibn ’Arabî, la voie mystique n'est ni rationnelle ni irrationnelle : l'esprit s'échappe des limites de la matière. Contrairement à la philosophie, elle se situe hors du domaine de la raison. Ainsi, contrairement à la scission dessinée par Averroès entre foi et raison, la profondeur d'Ibn ’Arabî se situe dans la rencontre entre l'intelligence, l'amour et la connaissance. Ibn ’Arabî se situe intellectuellement dans la lignée de Al-Hallaj qu'il cite à de nombreuses reprises : il estime que les véritables fondements de la foi se trouvent dans la connaissance de la science des LettresIlm Al-Hurûf). Selon lui, la science du Coran réside dans les lettres placées en tête des sourates, une conception que l'islam doctrinal actuel, nie farouchement. Aussi l'œuvre d'Ibn ’Arabî demeure-t-elle marginalisée, aujourd'hui encore, par l'orthodoxie islamique. ('

Le « Trésor caché »

Cette notion renvoie au hadith (sentence du prophète) selon lequel Dieu a dit : "J’étais un trésor caché et j’ai aimé [ou voulu] à être connu. Alors j’ai créé les créatures afin d’être connu par elles" (Futuhat d'Ibn 'Arabi, II, p. 322, chap. 178). Dans ce hadith la volonté de Dieu d’être connu est véhiculée par le désir et l’amour : "Lorsque Dieu S’est connu Lui-même et a connu le monde par Lui-même, Il l’a créé selon Sa forme. Le monde fut donc un miroir dans lequel Il contemple Son image. Il n’a aimé, en réalité, que Lui-même" (Fut., II, p. 326) . Ce rapport de soi à soi se comprend par le fait que le monde tout entier, connu par Dieu dans Sa science éternelle, n’est que formes épiphaniques pour Sa manifestation (tajallî). En Se manifestant dans ces formes, Il Se connaît et Se contemple et aime la créature en S’aimant Lui-même. Voir aussi : Ibn 'Arabi, Traité de l’amour, p. 60: "Ainsi, l’objet de l’amour, sous tous ses aspects, est Dieu. L’Être Vrai en se connaissant Soi-même connaît le monde de Soi-même qu’Il manifeste selon Sa forme. Partant, le monde se trouve être un miroir pour Dieu dans lequel Il voit Sa forme. Il n’aime donc que Soi-même".

La « Wahdat al Wujûd »

La théorie de Wahdat al-Wujûd (Unicité de l'Être) a été systématisée pour la première fois par son disciple et beau-fils Sadr al-Dîn al-Qûnawî.
Ibn 'Arabi n'a pas dit expressément cette formule, mais il a laissé entendre dans plusieurs textes de son œuvre, notamment "Futûhât" et "Fusûs al-Hikam" que "la réalité de l'Être est unique" (Haqîqat al-Wujûd wâhida), et que Dieu est l'Être au sens absolu, le véritable Être, l'Être nécessaire (chez les philosophes) qui conditionne tous les êtres subordonnés et contingents, et n'est conditionné par aucun autre être. La notion de "Wahdat al-Wujûd" chez Ibn 'Arabi n'est que l'interprétation emphatique et hyperbolique de l'unicité (tawhîd), un pilier de l'islam.
En disant que Dieu est Unique (Wâhid) et qu'il n'est autre chose que l'Être dans son aspect inconditionné, on a voulu, à tort ou à raison, rapprocher cette théorie du Panthéisme de Spinoza. Or, la conception de ce dernier s'éloigne notablement de celle d'Ibn 'Arabi, dans la mesure où le panthéisme suppose l'unité de Dieu et de la Nature (Dieu est la Nature), alors que chez Ibn 'Arabi, Dieu n'est pas connu dans sa Réalité essentielle (Huwa, Allah), mais connu par le biais de Ses noms [divins], multiples et opposés, qui gèrent l'univers depuis sa création et jusqu'à sa déchéance. D'autre part, les noms divins se reflètent dans la création, ils ne s'y incorporent pas. La thématique du miroir de la création dans lequel Dieu se reflète par l'intermédiaire de Ses noms divins n'est pas le fruit du hasard, elle intervient pour interdire toute assimilation de l'essence divine avec la substance de la création. Henry Corbin parle à ce propos de théomonisme. On pourrait dire que, contrairement au panthéisme qui naturalise Dieu et l'absorbe dans l'immanence, le théomonisme d'Ibn Arabi divinise la nature tout en préservant la transcendance de Dieu et son unicité.


L'Imagination créatrice

L'imagination chez Ibn Arabi joue un rôle prépondérant, et Henry Corbin a été le premier commentateur d'Ibn Arabi à en parler amplement dans son ouvrage-référence (Voir infra : Bibliographie) l'Imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn Arabi. Ce livre représente une lecture philosophique à vocation phénoménologique pour explorer un thème central, jamais étudié jusque là. Ce thème est l’imagination qui a donné lieu à l’invention de plusieurs termes connexes comme "imaginal" et "le monde imaginal" ou mundus imaginalis.
Pour H. Corbin, la doctrine d’Ibn Arabi, qualifiée de théosophie (sagesse divine) ou d’herméneutique prophétique, se base sur un concept qui est la théophanie, présence de Dieu, ou sa manifestation dans le monde des phénomènes, et là l'imagination joue un rôle décisif de la perception de cette face divine dans les choses. Elle est une imagination "créatrice" dans la mesure où celui qui aperçoit Dieu, se voit créé en lui la science de cette divinité incarnée dans le monde. Tout est interprété à la lumière de la théophanie dont l’imagination représente l’organe de perception. H. Corbin dit : "L’imagination active est essentiellement l’organe des théophanies, parce qu’elle est l’organe de la création et que la création est essentiellement théophanie" (L'imagination créatrice, p. 148). H. Corbin place le cœur au centre de cette créativité, car il est le seul organe à pouvoir supporter la transmutation de par son changement subit et incessant : "Le cœur est le foyer où se concentre l’énergie spirituelle créatrice, c’est-à-dire théophanique, tandis que l’imagination en est l’organe" (Ibid., p. 83).
De ce point de vue, H. Corbin place l’imagination au centre de toute création et cogitation. Il n’y a pas de connaissance, ni de dévoilement, ni d’interprétation d’ailleurs sans l’imagination qui est, avant tout, créativité.

L'Homme parfait

L’homme chez Ibn 'Arabi est l’image parfaite de la création accomplie : "Qui t’a créé, puis modelé et constitué harmonieusement ? Il t’a façonné dans la forme qu’Il a voulue" (Coran, Sourate 82, verset 7-8). L’image extérieure de l’homme ressemble dans une certaine mesure au monde et à ses dimensions macrocosmiques. Ses facultés intérieures (l’intellect, l’imagination, etc.) ont une similitude avec les sphères supérieures. Cette ressemblance extérieure et intérieure est constamment évoquée dans plusieurs chapitres des Futûhât, ainsi que Mawâqi' al-Nujûm (le Couchant des étoiles) et Tadbîrât al-Ilâhiyya (Les dispositions divines). Avant Ibn 'Arabi, plusieurs philosophes, comme les Frères de la pureté (Ikhwan al-Safa) et Avicenne (Ibn Sînâ), ont systématisé dans leur métaphysique la face humaine de l’univers et l’aspect cosmologique de l’homme.
Ibn 'Arabi entend par l’homme un degré élevé et distingué, celui de l’homme parfait. La perfection humaine est liée à l’image divine qui procure les secrets ésotériques pour agir sur la créature . En outre, la présence de l’homme dans la créature contribue à la perfection de son image. L’homme parfait se distingue de l'homme ordinaire (Ibn 'Arabi dira l'homme-animal, du fait de la ressemblance anatomique et physiologique) par l’appropriation des Noms divins en ayant la volonté créatrice et le commandement du monde. Par ailleurs, L’homme parfait se distingue par l’énergie spirituelle ou l’aspiration (en arabe : himma) qui est son instrument de création. Elle représente, chez l’homme animal, le côté manuel dans ses fabrications et ses dispositions.
Outre l’appartenance à l'entité spirituelle, l’homme parfait se distingue aussi par la succession ou la lieutenance (Khilâfa) . Il est ainsi vicaire (khalîfa) et successeur (nâ'ib) par le fait qu’il maîtrise la totalité des noms et en étant une copie abrégée de la réalité cosmique et métaphysique. Ce verset nous enseigne cette vérité : "Et Il apprit à Adam tous les noms" (Coran, sourate 2, verset 31).
Si Dieu s’est qualifié de "trésor caché", c’est qu’Il est dérobé derrière la forme de l’homme parfait et se manifeste par sa théophanie dans cette forme parfaite. En étant le lieu épiphanique, l’homme parfait se connaît soi-même et connaît son Seigneur qui apparaît en lui, contrairement à l’homme animal qui connaît les réalités supérieures par l’intermédiaire de preuves cosmiques et de signes érigés dans le monde. La méditation de ces signes ne dépasse pas chez lui le seul effort spéculatif. L’homme parfait contemple plutôt ces signes en lui et extrait les perles du trésor caché dans son âme. Il associe ainsi la méditation et la contemplation.

Son influence

L'influence d'Ibn Arabi dans l'histoire de la spiritualité islamique est immense. Non seulement elle comprend l'école d'Ibn Arabi lui-même, mais elle s'étend à de nombreuses confréries soufies telles que la Chadhiliyya, la Khalwatiya, la Mawlawiya (les fameux Derviches tourneurs), la Tchichtiya, toujours vivantes aujourd'hui. Au delà du soufisme, les œuvres d'Ibn Arabi on été méditées et commentées par de nombreux mystiques et théosophes persans d'obédience chiite. Osman Yahia a recensé 130 commentaires perse des seuls Fosûs. Plus tard encore, son influence s'étendra encore lorsque se produira la jonction de cette école avec l'Ishraq de Sohrawardi et la théosophie chiite des Saints Imams (Haydar Amoli, Ibn Abi Jomhur, Molla Sadra Shirazi).
Malgré un aussi grand nombre d'adeptes et de défenseurs prestigieux aussi bien sunnites que chiites, elle fut l'objet de violentes critiques tout au long de l'histoire, de la part des théologiens orthodoxes (voir Ibn Taymiyyah) qui lui reprochent sa conception de l'unicité de l'être qu'ils assimilent à une forme de panthéisme. Aujourd'hui encore, Ibn ’Arabî est un auteur controversé dans l'Islam. Ses approches exégétiques, sa conception du messianisme à travers la figure emblématique du Mahdi suscitent des polémiques. Il reste une référence pour les écoles soufiesMohammed. qui voient en lui l'héritier spirituel de

Notes

¹ Selon Corbin, « 856 ouvrages, dont 550 nous sont parvenus et sont attestés par 2917 manuscrits ».

Ses œuvres

s:Accueil
Voir sur Wikisource : Ibn Arabî.
C'est à l'Espagnol Miguel Asin Palacios que l'on doit la découverte des ouvrages d'Ibn Arabi, ainsi qu'à Louis Massignon et Henry Corbin. C'est grâce à ces trois chercheurs que l'enseignement du Maître de Murcia a pu renaître en terre d'Islam et se faire connaître en Occident.
  • remplir la liste de livres d'Ibn Arabi en arabe
  • La vie merveilleuse de Dhû-l-Nûn l'Egyptien
  • Le livre de l'Extinction dans la Contemplation
  • Le Traité de l'Amour
  • Le Traité de l'Unité
  • Le Voyage vers le Maître de la Puissance
  • Les Soufis d'Andalousie
  • Les Illuminations de la Mecque
  • La Sagesse des Prophètes
  • L'Alchimie du Bonheur parfait
  • L'interprête des ardents désirs
  • L'Arbre du Monde
  • "Le dévoilement des effets du voyage", édition du texte arabe, traduction introduction et notes de Denis Gril, Editions de l'Eclat, 1994
  • "La production des cercles", édition du texte arabe Nyberg, traduction et introduction Paul Fenton et Maurice Gloton, Editions de l'Eclat, 1996.
  • Le livre des chatons des sagesses',' Editeur AL-Bouraq, 1999
  • " Les trente six attestations de l'unité "
-le livre de l'arbre et des quatre oiseaux

Bibliographie


De Ibn 'Arabi


Sur Ibn 'Arabi et son oeuvre

  • Claude Addas, Ibn Arabi et le voyage sans retour, éd. du Seuil, Paris, 1996, collection "Point-Sagesse".
  • Claude Addas Ibn Arabi ou la quête du souffre rouge, Claude Addas, Paris, Gallimard, Collection "Bibliothèque des Sciences humaines", 1989.
  • Henry Corbin, L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn Arabi, Paris, Flammarion, 1958; Flammarion-Aubier, 1993.
  • Titus Burckhardt, Clef spirituelle de l’Astrologie musulmane d’après Mohyiddin Ibn 'Arabi, Milan, éd., Archè, Bibliothèque de l’Unicorne, 1974.
  • William Chittick,
- The Sufi Path of Knowledge. Ibn al-Arabi’s Metaphysics of Imagination, New York, SUNY Press, 1989. - Imaginal Worlds. Ibn al-Arabi and the Problem of Religious Diversity, SUNY Press, 1994. - The Self-Disclosure of God : Principles of Ibn al-Arabi’s Cosmology, SUNY Press, 1997.
  • Michel Chodkiewicz,
- Le sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabi, Paris, Gallimard, nrf, "Bibliothèque des sciences humaines", 1986. - Un océan sans rivage. Ibn Arabi, le Livre et la Loi, Librairie du XXe siècle, Paris, éd., Seuil, 1992.
  • Stephen Hirtenstein,
- The unlimited mercifier : the spiritual life and thought of Ibn Arabi, Oxford, Anqa publishers ; Ashland, White Cloud Press, 1999 - Prayer and Contemplation : foundations of the spiritual life according to Ibn Arabi, ed. by Stephen Hirtenstein, Oxford – San Fransisco, Muhyiddin Ibn Arabi Society, vol.14, 1993.
- Histoire et classification de l’œuvre d’Ibn Arabi, 2 vol., Damas, Institut français, 1964; traduction arabe par Ahmad Muhammad al-Tayyib, Le Caire, éd. de l’agence égyptienne générale du livre, 2001. - “Ibn 'Arabi”, Encyclopaedia Universalis, vol. 11, Paris, 1996, p. 869-871.

Voir aussi


Liens externes