mardi 21 octobre 2008

Étude quantitative du contenu du Mughrib



L’étude quantitative du contenu du Mughrib d’Ibn Sa‘îd ne peut suffire à elle seule pour donner une idée exacte de ce que fut l’importance de la littérature arabe dans le Gharb. Mais elle permet d’avoir des indications utiles sur certaines dominantes ou tendances. Il serait intéressant de comparer les informations présentées dans cet ouvrage avec celles que l’on peut trouver dans d’autres anthologies importantes comme la Dhakhîra ou surtout le Nafh al-Tîb et Azhâr al-Riyâd d’al-Maqqarî. On pourrait alors mieux saisir ce qui fut l’univers poétique des régions occidentales d’al-Andalus. Un tel travail constitue l’un de nos projets les plus urgents à l’avenir, mais en attendant, que révèlent les tableaux ci-dessus, établis selon les renseignements contenus dans l’ouvrage d’al-Hidjârî/Ibn Sa‘îd ?


Répartition des poètes par époque

Époque historique Nombre de poètes du Gharb cités dans le Mughrib

• Époque omeyyade:2
• Époque des Taïfas: 27
• Époque almoravide: 6
• Époque almohade: 5
• Époque post-almohade : 4

Ce qui surprend tout d’abord, c’est le nombre très faible de lettrés de la période omeyyade, sachant qu’al-Hidjârî avait eu pour tâche de recenser les plus éminents d’entre eux depuis la période du début de la conquête d’al-Andalus. Est-ce que cela signifie qu’il y en eut très peu à cette époque ? ou alors est-ce que le Mughrib n’aurait conservé des noms cités dans le Mushib que ceux qui étaient encore vivants dans la mémoire des contemporains d’Ibn Sa‘îd après la période almohade ?
Par contre, la majeure partie des hommes de lettres et poètes cités ont vécu durant la période des Mulûk al-Tawâ’if. Nous avons évoqué plus haut le rôle éminemment important joué par les roitelets andalous dans le développement de la poésie. Cette réalité est corroborée par le choix fait par les auteurs du Mughrib. Cette adéquation entre ce que nous connaissons de la période en question et les résultats constatés ci-dessus demande à être confirmée par d’autres sources avant de pouvoir tirer des conclusions définitives. Cependant, on peut, sans risque de se tromper totalement, émettre l’hypothèse que les cours des reyes de taifas du Gharb n’avaient rien à envier à celles de leurs homologues du reste d’al-Andalus. Les Aftasîdes sont connus pour avoir rivalisé de faste et de puissance avec les ‘Abbâdîdes de Séville ou les Nûnîdes de Tolède. Quant au petit royaume de Shantamariyya-t-al-Gharb, avant de tomber sous le pouvoir des maîtres de Séville, il fut sous la conduite des Banû Hârûn un État très prospère qui attira de nombreux poètes de cour. Mais curieusement le Mughrib a retenu surtout les noms des hommes de lettres issus de l’élite (al-khâssa).


Répartition selon le rang social


• Princes ou fils de princes……………. 2
• Ministres ……………………………. 5
• Hommes politiques, fonctionnaires … 5
• Notables, médecins, fuqahâ’………... 9
• Savants, hommes de lettres ………….7
• Poètes de cour ……………………… 14

La catégorie sociale de loin la plus représentée est celle des poètes de cour. Leur importance numérique est due au fait que le Gharb, comme le reste d’al-Andalus d’ailleurs, a encouragé le métier de poète. Le goût prononcé de ses habitants pour l’art du nazm mais aussi la richesse des monarques qui permettait d’attribuer aux poètes des pensions conséquentes ont joué un rôle important dans la constitution d’un corps de métier aussi large. Ce phénomène n’est pas propre à la péninsule ibérique, mais de nombreux témoignages attestent des conditions plus favorables dont bénéficiaient les Andalous par rapport à leurs homologues d’Orient.
Après les poètes de cour, le Mughrib accorde une place non négligeable aux hommes de lettres relevant du tâdj, la couronne et du silk, le corps administratif et de la hulla, la robe. Médecins, savants, hommes de loi et jusqu’aux princes eux-mêmes, s’exerçaient à l’art poétique. Ils mettaient ainsi en pratique, dans leurs compositions, les connaissances acquises dans la formation de tout honnête homme de l’époque et ceci dans les domaines les plus variés comme le montre le tableau qui suit.


Répartition des extraits cités par genre.


• Poèmes amoureux et bachiques …….. 16
• Panégyriques ……………………….. 13
• Poèmes du carpe diem ……………… 9
• Poèmes satiriques …………………… 8
• Poésie sapientiale …………………… 7
• Poèmes descriptifs ………………….. 6
• Poésie florale ……………………….. 5
• Thrènes ……………………………... 3
• Fakhr ……………………………….. 2

La répartition des extraits poétiques cités dans le Mughrib en fonction des genres traditionnels tels qu’ils ont été définis depuis Tha‘lab (Abû al-‘Abbâs Ahmad, m. en 291/903) permet de faire un certain nombre d’observations. D’abord, ce sont les poèmes amoureux et bachiques qui dominent. Mais il faut préciser que la frontière qui sépare un genre d’un autre est souvent artificielle. En effet, les poètes de cour dont le genre le plus pratiqué est le panégyrique pour des raisons de subsistance, doivent aussi montrer leurs compétences dans les autres genres liés aux « assemblées de plaisir ». Le courtisan doit, bien sûr, encenser son bienfaiteur, mais il doit également être un convive capable d’émouvoir et d’étonner par des images neuves et insolites son auditoire. Aussi voit-on de nombreux poètes passer de l’éloge des qualités du prince et de sa famille à la description d’un jardin au lever du jour ou d’une fontaine qui fait la fierté d’un prince. C’est Ibn ‘Ammâr, homme du peuple devenu ministre qui marie avec bonheur la beauté de la nature et la joie de vivre au prestige de son mécène et ami al-Mu‘tamid Ibn ‘Abbâd dans son fameux panégyrique où il dit :
« 1. Fais circuler la coupe, car le zéphyr commence à se faire sentir
et les étoiles tirent sur leurs brides pour arrêter leurs chevauchées nocturnes; (…)
5. Le cours d’eau qui circule dans ce jardin ressemble à un bracelet
(d’un blanc) pur qui surmonterait un manteau vert.
6. Quand la brise d’Est l’agite, tu l’imaginerais
Que c’est le sabre d’Ibn ‘Abbâd qui met en pièces une armée… »
‘Abbâd le généreux dont les mains dispensent sans compter,
Alors que la poussière enveloppait l’atmosphère ;
plus rafraîchissant pour l’âme que ne l’est la rosée,
et plus doux pour les paupières que ne l’est le sommeil,
il allume les feux de la gloire et ne quitte les brasiers des combats
que pour aller offrir le feu de l’hospitalité à ses hôtes. »

Nous remarquerons que malgré la place qui a été faite dans le recueil aux poèmes d’amour, la poésie plus « sérieuse » et moins gaie qui exprime la sagesse ou la profonde tristesse n’a pas été ignorée. Les extraits choisis par les auteurs du Mughrib constituent un bouquet harmonieux offrant aux lecteurs un résumé des préoccupations humaines et artistiques des poètes du Gharb. Malgré les siècles qui nous séparent d’eux, comment rester insensible au cri sincère d’Ibn Khalaf de Béja pleurant ses enfants morts loin de la patrie avec des mots aussi déchirants ?
“ Que Dieu m’apporte le réconfort et que je puisse aller sur leurs tombes
afin de mettre en terre [les souffrances] cachées dans ma poitrine ;
que je puisse verser mes larmes sur les tombes
et faire pleurer ceux qui y habitent […].
La grise colombe n’a jamais pu secourir un désespéré,
ni le vent d’Est [réjouir] celui qui connaît la détresse.”

Dans le genre descriptif, les poètes du Gharb ont excellé autant dans la peinture d’une orange que dans l’évocation de la taille des belles femmes comme le fait Ibn al-Bayn de Badajoz. Mais l’âme andalouse se distingue avant tout par une soif insatiable de vie et par le désir de profiter de chaque instant de bonheur qui se présente. C’est ce qu’on peut lire dans cet extrait que le Mushib/Mughrib a inscrit dans la mémoire humaine en le cueillant pour le sauver à jamais du néant de l’oubli et qui sera la conclusion à cette présentation de l’ouvrage d’al-Hidjarî/Ibn Sa‘îd :
« Frère, lève-toi et sens les parfums que la brise apporte ;
profite, en ce matin, du jardin et déguste ce vin frais.
Garde-toi de dormir et profite de ce bonheur matinal,
car, sous la terre, un long sommeil nous attend. »

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