mardi 30 décembre 2008

Roman à paraître: Perdrix sans collier


Voici quelques extraits de "PERDRIX SANS COLLIER“: un roman à paraître de Saadane Benbabaali


Maryam avait l’habitude de porter ses habits de laine tant que les neiges du Djurdjura n’avaient pas encore fondu. Mais cette année-là, à Beni-Yenni le printemps s’annonça dès les premiers jours d’avril. Jamais mois de mars ne fut aussi doux ni aussi ensoleillé. Surpris dans leur sommeil hivernal, tous les arbres se mirent à enfanter précocement leurs bourgeons qui s’ouvrirent en un clin d’oeil. Amandiers et cerisiers laissèrent leurs fleurs éclater en bouquets si touffus que la moindre brise en éparpillait les pétales couvrant le sol d’un merveilleux tapis blanc.

Ce matin-là, comme à son habitude, un jour de repos, Maryam se leva très tôt avec les oiseaux. Elle haïssait le sommeil les jours de liberté alors que pour aller à l’école il fallait que sa mère s’y prît à dix fois avant qu’elle ne consentît à quitter son matelas bien douillet. Elle n’aimait ni le maître ni les cours qu’il dispensait dans cette école rurale dont les murs lui paraissaient si hauts et si épais. “On n’avait pas idée de s’enfermer dans une salle de classe, disait-elle, surtout les jours de printemps quand la nature entière incitait à l’évasion et à l’envol“. Aux leçons de morale religieuse, elle préférait de loin les frémissements des arbres “en travail”. Elle guettait ces moments d’accouchement où, sans cris, les arbres révélaient à tous les poètes leurs plus belles parures. La poésie est d’abord une intime et silencieuse communion avec les cycles de la nature. Aux poèmes sur le drapeau national, la patrie ou les bienfaits de la “révolution culturelle”, elle préférait sentir sa peau se hérisser au passage de la brise et ses sens s’enivrer aux parfums des fleurs et aux senteurs de la terre. Comment pouvait-on enseigner avec des mots ce qui ne peut se saisir qu’avec le coeur?

Le maître lui reprochait toujours ses rêveries et lui prédisait qu’elle finirait gardienne de chèvres. ce qui l’amusait et la ravissait tout à la fois car elle ne désirait rien de mieux au monde que de se perdre dans les sentiers de montagne avec les animaux qui avaient le droit de vaquer librement avec les bergers avant que les propriétaires ne les sacrifiassent pour un beau festin au village.
“Bergère et libre !“ Elle était prête à donner toutes les années de sa vie d’écolière pour en être une. C’est la raison pour laquelle elle regardait avec mépris ce maître qui, malgré tout le savoir qu’il prétendait posséder, n’avait pas compris une chose très simple : la liberté est préférable à tous les livres de la terre si ceux-ci empêchaient de courir dans les champs, de suivre en rêvant le cours des oueds ou de s’émerveiller à l’envol d’un couple de perdrix. Un oiseau, voilà en fait ce qu’elle aurait voulu être. Si Dieu voulait l’ exaucer il devrait lui faire pousser des ailes à l’instant pour qu’elle quittât la prison dans laquelle parents et maître voulaient l’enfermer. De toute façon, sa décision était prise : dès qu’elle sera majeure, elle prendra le bus qui mène à Tizi et qui a déjà emporté des tas de gens vers ce lointain pays dont beaucoup ne sont jamais revenus. “França!“ C’est ainsi que les adultes appelaient ce pays de cocagne ou l’on disait que chacun était libre comme le vent et où l’on s’enrichissait en un clin d’oeil. Certains d’entre eux arrivaient même à faire vivre des villages entiers avec les salaires mirobolants qu’ils recevaient là-bas alors que les plus têtus préféraient rester accrochés à leurs lopins de terre plutôt que de tenter leur aventure comme les autres.

dès sa douzième année, elle commença à sentir les profondes transformations de son corps. La force mystérieuse qui troublait ses sens lui donnait une énergie inégalée pour une adolescente de son âge. Une fois les tâches ménagères terminées, elle s’échappait, grâce à la complicité de sa mère, de la maison et courait rejoindre son amie Djouhra, la petite bergère devenue muette depuis la mort de son père, alors qu’elle n’avait que cinq ans. Elle put ainsi échapper, du fait de son infirmité, aux affres que subissait chaque jour à l’école. Maryam tenait l’handicap de Djouhra pour un cadeau divin: en lui ôtant la parole, la Providence l’avait sauvé des insupportables bavardages des maîtres d’école. D’autant plus que n’étant pas sourde, elle avait ce rare privilège d’être à l’écoute des seules paroles qui vaillent la peine d’être écoutées, celles de la nature qu’elle comprenait instinctivement et mieux que tous les lettrés. Muette, Djouhra résidait au coeur-même de ce qui rapprochait les hommes des dieux.

Dès que la bergère vit arriver au loin son amie, elle se mit à faire de grands gestes et à sauter de joie. Ce qui lui rendait les visites de Maryam si précieuses c’était l’écoute que celle-ci avait pour ses signes qu’elle comprenait mieux que quiconque.
Aussitôt installées sous leur chêne centenaire, les deux adolescentes commencèrent leur joyeuse conversation. Cela commença par les questions de Maryam qui demanda les nouvelles de chacune des chèvres que gardait Djouhra. Celle-ci lui apprit que Messaoud, le vieux bouc lui avait donné du fil à retordre il y a deux jours à cause d’une chute qu’il fit dans l’oued en essayant d’atteindre une touffe appétissante de thym sauvage qui poussait au bas d’un dangereux talus. Mais il y eut plus de peur que de mal car le patriarche était encore très souple malgré son âge. Il en fut quitte pour une légère contusion qui calma ses ardeurs habituelles sans que cela soit la garantie d’une sagesse définitive. Depuis que Messaoud faisait partie du troupeau, il a connu au moins une dizaine d’accidents dont il s’est chaque fois sorti indemne pour son bonheur ou son malheur.
Ce fut ensuite au tour de Maryam de donner des nouvelles du village à la bergère. Elle lui raconta comment Lalla Fatma, la femme de l’imam avait rossé son mari et l’avait jeté dehors presque nu, à l’heure où les hommes se réunissaient sur la place du village pour régler les différents de leur petite communauté. Elle avait réussi à piéger son époux volage et l’ayant surprit dans le lit de Zahra, la veuve de “Moha la 404“, elle lui avait fait passer à jamais l’envie de goûter avant l’heure aux plaisirs qu’Allah promet à ses fidèles dans l’au-delà. Elle comprit alors la raison pour laquelle l’imam faisait systématiquement ses grandes ablutions avant chaque prière du couchant.
(à suivre)

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