dimanche 25 janvier 2009

Histoire des amours de Camaralzaman, prince de l’île des Enfants de Khaledan, et de Badoure, princesse de la Chine


Traduction d'A. Galland

“ Sire, dit le lendemain Scheherazade, environ à vingt journées de navigation des côtes de Perse, il y a dans la vaste mer une île que l’on appelle l’île des enfants de Khaledan. Cette île est divisée en plusieurs grandes provinces, toutes considérables par des villes florissantes et bien peuplées, qui forment un royaume très puissant. Autrefois elle était gouvernée par un roi nommé Schahzaman , qui avait quatre femmes en mariage légitime, toutes quatre filles de rois, et soixante concubines.

Schahzaman s’estimait le monarque le plus heureux de la terre, par la tranquillité et la prospérité de son règne. Une seule chose troublait son bonheur : c’est qu’il était déjà avancé en âge, et qu’il n’avait point d’enfants, quoiqu’il eût un si grand nombre de femmes. Il ne savait à quoi attribuer cette stérilité ; et, dans son affliction, il regardait comme le plus grand malheur qui pût lui arriver de mourir sans laisser après lui un successeur de son sang. Il dissimula longtemps le chagrin cuisant qui le tourmentait, et il souffrait d’autant plus, qu’il se faisait violence pour ne pas paraître qu’il en eût. Il rompit enfin le silence ; et, un jour, après qu’il se fut plaint amèrement de sa disgrâce à son grand vizir, à qui il en parla en particulier, il lui demanda s’il ne savait pas quelque moyen d’y remédier.

« Si ce que Votre Majesté me demande, répondit ce sage ministre, dépendait des règles ordinaires de la sagesse humaine, elle aurait bientôt la satisfaction qu’elle souhaite si ardemment ; mais j’avoue que mon expérience et mes connaissances sont au-dessous de ce qu’elle me propose : il n’y a que Dieu seul à qui l’on puisse recourir dans ces sortes de besoins ; au milieu de nos prospérités, qui font souvent que nous l’oublions, il se plaît à nous mortifier par quelque endroit, afin que nous songions à lui, que nous reconnaissions sa toute-puissance et que nous lui demandions ce que nous ne devons attendre que de lui. Vous avez des sujets qui font une profession particulière de l’honorer, de le servir et de vivre durement pour l’amour de lui : mon avis serait que Votre Majesté leur fît des aumônes et les exhortât à joindre leurs prières aux vôtres. Peut-être que dans le grand nombre il s’en trouvera quelqu’un assez pur et assez agréable à Dieu, pour obtenir qu’il exauce vos vœux. »

Le roi Schahzaman approuva fort ce conseil, dont il remercia le grand vizir. Il fit porter de riches aumônes dans chaque communauté de ces gens consacrés à Dieu ; il fit même venir les supérieurs ; et, après qu’il les eut régalés d’un festin frugal, il leur déclara son intention et les pria d’en avertir les dévots qui étaient sous leur obéissance.

Schahzaman obtint du ciel ce qu’il désirait ; et cela parut bientôt par la grossesse d’une de ses femmes, qui lui donna un fils au bout de neuf mois. En actions de grâces, il envoya aux communautés des musulmans dévots de nouvelles aumônes, dignes de sa grandeur et de sa puissance ; et l’on célébra la naissance du prince, non seulement dans sa capitale, mais même dans l’étendue de ses États, par des réjouissances publiques d’une semaine entière. On lui porta le prince dès qu’il fut né, et il lui trouva tant de beauté, qu’il lui donna le nom de Camaralzaman, Lune du siècle.

Le prince Camaralzaman fut élevé avec tous les soins imaginables ; et, dès qu’il fut en âge, le sultan Schahzaman son père lui donna un sage gouverneur et d’habiles précepteurs. Ces personnages, distingués par leur capacité, trouvèrent en lui un esprit aisé, docile et capable de recevoir toutes les instructions qu’ils voulurent lui donner, tant pour le règlement de ses mœurs que pour les connaissances qu’un prince comme lui devait avoir. Dans un âge plus avancé il apprit de même tous ses exercices, et il s’en acquittait avec grâce et avec une adresse merveilleuse, dont il charmait tout le monde et particulièrement le sultan son père.

Quand le prince eut atteint l’âge de quinze ans, le sultan, qui l’aimait avec tendresse et qui lui en donnait tous les jours de nouvelles marques, conçut le dessein de lui en donner la plus éclatante : de descendre du trône et de l’y établir lui-même. Il en parla à son grand vizir. « Je crains, lui dit-il, que mon fils ne perde dans l’oisiveté de la jeunesse non seulement tous les avantages dont la nature l’a comblé, mais même ceux qu’il a acquis avec tant de succès par la bonne éducation que j’ai tâché de lui donner. Comme je suis désormais dans un âge à songer à la retraite, je suis presque résolu à lui abandonner le gouvernement et à passer le reste de mes jours avec la satisfaction de le voir régner. Il y a longtemps que je travaille, et j’ai besoin de repos. »

Le grand vizir ne voulut pas représenter au sultan toutes les raisons qui auraient pu le dissuader d’exécuter sa résolution ; il entra au contraire dans son sentiment. « Sire, répondit-il, le prince est encore bien jeune, ce me semble, pour le charger de si bonne heure d’un fardeau aussi pesant que celui de gouverner un État puissant. Votre Majesté craint, avec beaucoup de raison, qu’il ne se corrompe dans l’oisiveté ; mais, pour y remédier, ne jugerait-elle pas plus à propos de le marier auparavant ? Le mariage attache, et empêche qu’un jeune prince ne se dissipe. Avec cela, Votre Majesté lui donnerait entrée dans ses conseils, où il apprendrait peu à peu à soutenir dignement l’état et le poids de votre couronne, dont vous seriez à temps de vous dépouiller en sa faveur, lorsque vous l’en jugeriez capable par votre propre expérience.

Schahzaman trouva le conseil de son premier ministre fort raisonnable. Aussi fit-il appeler le prince Camaralzaman dès qu’il l’eut congédié.

Le prince, qui jusqu’alors avait toujours vu le sultan son père à de certaines heures réglées, sans avoir besoin d’être appelé, fut un peu surpris de cet ordre. Au lieu de se présenter devant lui avec la liberté qui lui était ordinaire, il le salua avec un grand respect et s’arrêta en sa présence, les yeux baissés.

Le sultan s’aperçut de la contrainte du prince. « Mon fils, lui dit-il, d’un air à le rassurer, savez-vous à quel sujet je vous ai fait appeler ? — Sire, répondit le prince avec modestie, il n’y a que Dieu qui pénètre jusque dans les cœurs : je l’apprendrai de Votre Majesté avec plaisir. — Je l’ai fait pour vous dire, reprit le sultan, que je veux vous marier. Que vous en semble ? »

Le prince Camaralzaman entendit ces paroles avec un grand déplaisir. Elles le déconcertèrent ; la sueur lui en montait même au visage, et il ne savait que répondre. Après quelques moments de silence, il répondit : « Sire, je vous supplie de me pardonner si je parais interdit à la déclaration que Votre Majesté me fait ; je ne m’y attendais pas, dans la grande jeunesse où je suis. Je ne sais même si je pourrai jamais me résoudre au lien du mariage, non seulement à cause de l’embarras que donnent les femmes, comme je le comprends fort bien, mais même, après ce que j’ai lu dans nos auteurs, de leurs fourberies, de leurs méchancetés et de leurs perfidies. Peut-être ne serai-je pas toujours dans ce sentiment. Je sens bien néanmoins qu’il me faut du temps avant de me déterminer à ce que Votre Majesté exige de moi. »

La réponse du prince Camaralzaman affligea extrêmement le sultan son père. Ce monarque eut une véritable douleur de voir en lui une si grande répugnance pour le mariage. Il ne voulut pas néanmoins la traiter de désobéissance, ni user du pouvoir paternel ; il se contenta de lui dire : « Je ne veux pas vous contraindre là-dessus ; je vous donne le temps d’y penser et de considérer qu’un prince comme vous, destiné à gouverner un grand royaume, doit penser d’abord à se donner un successeur. En vous donnant cette satisfaction, vous me la donnerez à moi-même, qui suis bien aise de me voir revivre en vous et dans les enfants qui doivent sortir de vous. »
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Schahzaman n’en dit pas davantage au prince Camaralzaman. Il lui donna entrée dans les conseils de ses États et lui donna d’ailleurs tous les sujets de contentement qu’il pouvait désirer. Au bout d’un an, il le prit en particulier. « Eh bien, mon fils, lui dit-il, vous êtes-vous souvenu de faire réflexion sur le dessein que j’avais de vous marier dès l’année passée ? Refuserez-vous encore de me donner la joie que j’attends de votre obéissance, et voulez-vous me laisser mourir sans me donner cette satisfaction ? »

Le prince parut moins déconcerté que la première fois, et il n’hésita pas longtemps à répondre en ces termes, avec fermeté : « Sire, dit-il, je n’ai pas manqué d’y penser avec l’attention que je devais ; mais, après y avoir pensé mûrement, je me suis confirmé davantage dans la résolution de vivre sans m’engager dans le mariage. En effet, les maux infinis que les femmes ont causés de tout temps dans l’univers, comme je l’ai appris pleinement dans nos histoires, et ce que j’entends dire chaque jour de leur malice, sont des motifs qui me persuadent de n’avoir de ma vie aucune liaison avec elles. Ainsi Votre Majesté me pardonnera si j’ose lui représenter qu’il est inutile qu’elle me parle davantage de me marier. » Il en demeura là et quitta le sultan son père brusquement, sans attendre qu’il lui dît autre chose.

Tout autre monarque que le roi Schahzaman aurait eu de la peine à ne pas s’emporter, après la hardiesse avec laquelle le prince son fils venait de lui parler, et à ne pas l’en faire repentir ; mais il le chérissait, et il voulait employer toutes les voies de douceur avant de le contraindre. Il communique à son premier ministre le nouveau sujet de chagrin que Camaralzaman venait de lui donner. « J’ai suivi votre conseil, lui dit-il ; mais Camaralzaman est plus éloigné de se marier qu’il ne l’était la première fois que je lui en parlai ; et il s’en est expliqué en des termes si hardis, que j’ai eu besoin de ma raison et de toute ma modération pour ne me pas mettre en colère contre lui. Les pères qui demandent des enfants avec autant d’ardeur que j’ai demandé celui-ci sont autant d’insensés, qui cherchent à se priver eux-mêmes du repos dont il ne tient qu’à eux de jouir tranquillement. Dites-moi, je vous prie, par quels moyens je dois ramener un esprit si rebelle à mes volontés.

— Sire, reprit le grand vizir, on vient à bout d’une infinité d’affaires avec la patience ; peut-être que celle-ci n’est pas d’une nature à y réussir par cette voie ; mais Votre Majesté n’aura point à se reprocher d’avoir usé d’une trop grande précipitation, si elle juge à propos de donner une autre année au prince pour se consulter lui-même. Si, dans cet intervalle, il rentre dans son devoir, elle en aura une satisfaction d’autant plus grande qu’elle n’aura employé que la bonté paternelle pour l’y obliger. Si, au contraire, il persiste dans son opiniâtreté, alors quand l’année sera expirée, il me semble que Votre Majesté aura lieu de lui déclarer, en plein conseil, qu’il est du bien de l’État qu’il se marie. Il n’est pas croyable qu’il vous manque de respect à la face d’une compagnie célèbre, que vous honorez de votre présence. »

Le sultan, qui désirait si passionnément de voir le prince son fils marié, que les moments d’un si long délai lui paraissaient des années, eut bien de la peine à se résoudre à attendre si longtemps. Il se rendit néanmoins aux raisons de son grand vizir, qu’il ne pouvait désapprouver.

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