lundi 15 juin 2009

La poésie de la nature: d’al-Sanawbarî à Ibn Khafâdja


Jardins du Généralife à Grenade



Voici un extrait de l'ouvrage de S. Benbabaali et B. Rahal à paraître :
Fleurs et jardins
dans la poésie andalouse



En poésie arabe, le besoin de classer les œuvres en fonction des thèmes traités est sans doute plus ancien que les préoccupations des critiques et anthologues médiévaux dont le plus célèbre est Ibn Qutayba . Ce dernier est connu pour avoir tenté de théoriser la structure de la qasîda préislamique et d’avoir nommé chaque étape de son déroulement thématique depuis le prologue amoureux (nasîb) jusqu’à l’éloge du mécène (madîh) qui clôt le poème. Ce travail a permis de subdiviser le poème antique en parties thématiques traitant de l’amour, de l’ivresse, de la description des montures ou des paysages, des sentences sapientiales, de la glorification de la tribu et de la louange destinée au protecteur.

Il faut cependant souligner que les critiques ne sont pas d’accord sur le nombre de genres poétiques servant à classer les poèmes en fonction de leurs thèmes. Ainsi pour Tha‘lab (Abû al-‘Abbâs Ahmad, mort en 291/903), il y en a sept : le panégyrique, la satire, le thrène, la poésie érotique, la poésie de l’excuse, la comparaison et les développements pseudo-historiques. La liste de Qudâma (Ibn Dja‘far) comporte six genres et celle d’Ibn Rashîq (mort en 456/1063) n’en comporte pas moins de dix avec, en plus de ce qui a été évoqué, la poésie de jactance (al-fakhr), le rappel des promesses (al-‘iqtidâ), le reproche (al-‘itâb) et la menace.
Cette divergence entre les critiques arabes anciens est sans doute due au fait qu’ils appartiennent à des périodes historiques – et donc littéraires- différentes. Les genres littéraires ne constituant pas une réalité figée, stable et définitive, certains d’entre eux se développent alors que d’autres disparaissent laissant la place à de nouveaux genres qui naissent du fait d’une nouvelle situation économique et sociale. Même si une étude complète de la poésie classique arabe fait encore défaut, nous en connaissons la principale tendance : celle aboutissant à l’autonomisation de certains thèmes.

Ainsi la khamriyya était réduite dans les Mu‘allaqât préislamiques à un simple « énoncé inséré » dans une composition multithématique comme nous l’évoquions plus haut . Mais, avec Abû Nuwâs, elle atteindra sa pleine maturité. Ce poète donnera à la poésie bachique qui traite du vin et de l’ivresse ses lettres de noblesses. Avec lui la khamriyya recevra, selon l’expression de J. E. Bencheikh “sa signification existentielle qui ne se réduit pas au simple plaisir de boire“.

Dans le domaine qui nous concerne plus directement, un certain nombre de poètes, aussi bien orientaux qu’andalous, se feront les chantres de la nature. Ils donneront ainsi naissance à un genre autonome connu sous le nom de rawdiyyât et nawriyyât. Cette poésie des jardins et des fleurs mériterait une analyse particulière autant pour en déterminer l’importance et que pour en préciser l’évolution :
• Quelle place exacte prend le thème floral dans les poèmes classés dans ce genre ?
• Quels thèmes de prédilection côtoient l’évocation de la nature ?
• Quels sont les images les plus courantes ?
• Existe t-il des rapports symboliques entre les différentes fleurs, leurs couleurs et les sentiments humains ?

Il est certain que le genre floral, a connu un développement naturel lors du passage de la société bédouine limitée des Arabes de la Djahiliyya à celle d’un empire où la vie citadine a pris une place très importante. Il faut ajouter à cela la rencontre avec la culture persane qui avait de grandes traditions dans le domaine. Abû Nadjm Ahmad est l’un de ces grands poètes persans resté célèbre grâce à sa poésie florale qui l’imposa comme " Le peintre de la Nature ". Son hymne au printemps, lors de Nawrûz , la fête traditionnelle persane fait penser à bien des azdjâl floraux que nous aurons à présenter plus loin :


Norouz vint,

Dès l’aube… Joie !
Du nuage noir sur l’herbe parfumée,
L’hiver meurt et le printemps renaît,
Et le monde devient berceau de paix.

Les roses s’attifèrent,
Les haies se coiffèrent,
Et sur les cimes du platane,
Les grives formèrent orchestre.
Fleurissant dans les haies,
Les coquelicots,
Et, ornant les fleurs,
La rosée.
Sur le chef des coquelicots,
Un voile de musc,
Et sur la face des fleurs,
Un manteau de perles.

Les petites tourterelles apprirent à jouer de la flûte,
Et, de part et d’autre du ruisseau,
Les peupliers se firent coudre de nouveaux habits.

Et les amoureux perdirent âme et cœur
Nous déchirâmes nos cœurs du chagrin de l’amour(…)

Même s’il eut comme prédécesseur le fameux Ibn al-Rûmî, un poète d’origine byzantine, le premier grand poète de la nature dans l’aire arabophone est sans conteste Abû Bakr al-Sanawbari (mort vers 334/945 ap. J.-C.). Ce poète syrien de la cour des Hamdanides de Sayf ad-Dawla à Alep a donné dans son Dîwân, considéré comme perdu, la plus large place à l’évocation des paysages, des plantes et des fleurs. Par ailleurs, ayant vécu durant la même période qu’al-Mutanabbi (né en 915 et mort en 965), même s’il est son aîné de quelques années, al-Sanawbarî apparaît sans doute comme “un poète mineur“, comme le souligne Gaston Wiet . Contemporain du poète du siècle, al-Sanawbarî a sans doute échappé à l’oubli grâce au rôle exceptionnel qu’il a joué comme poète de la nature par excellence.
Il chante dans ses poèmes les villes de Raqqa et d’Alep et les jardins fleuris de l’ancienne capitale omeyyade Damas. La poésie florale prend avec lui une dimension tout à fait nouvelle. “ Ce serait donc dans la littérature arabe le premier poète qui se soit rendu célèbre par son amour des joies de la nature, trouvant d’ailleurs des accents nouveaux par rapport à ses devanciers de l’Antéislam“.

Il est unique dans son genre pour décrire les fleurs et les scintillements des lumières, pour peindre le ciel, la lumière et l’atmosphère. Parmi les joyaux de la poésie florale qu’al-Sanawbari nous a laissés, on cite souvent à son propos l’extrait suivant qui semble avoir inspiré al-Damghânî :
“Mâ d-dahru illâ r-rabî‘u al-mustanîr
idhâ atâ r-rabî‘u atâ-ka n-nûru wa n-nuwar
Fa-l-ardu yaqûtatun wa-l-djawwu lu’lu’un
an-abtu fayrûzu wa-l-mâ’u billawru (…)“

“L’éternité n’est qu’un printemps illuminé,
Lorsque arrive le printemps t’inondent fleurs et lumière,

Rubis devient la terre, perle est l’atmosphère,
Turquoise est l’herbe, et l’eau devient cristalline.

En lui, les roses sont harmonieusement disposées

En bonne compagnie et les giroflées éparpillées.

Celui qui respire le jasmin du printemps dit :

« Ni le musc n’est musc ni le camphre n’est camphre en réalité .»


Le second poète qui est resté célèbre pour ses poèmes sur la nature est Ibn Khafâdja . Cet “amant de la nature“, comme l’a surnommé le professeur Hamdane Hadjadji, est né à Alcira, en terre d’al-Andalus, en 1058 et il mourut en 1139 à plus de quatre-vingts ans. Son Dîwân, comprenant plus de 243 poèmes et près de 3000 vers “ un des rares qui nous soient parvenu dans son intégralité, est un florilège établi par le poète lui-même (…) à un âge avancé“ . C’est donc une poésie composée par un homme au sommet de son art qu’il nous a léguée. De plus, issu d’un milieu aisé, il fut poète par amour de la poésie. Ibn Khafâdja s'est distingué par la description des paysages, des fleuves et des jardins de sa région natale qu'il considérait comme la fleur d'Al-Andalus.
Chez lui l’évocation d’un paysage est un jeu poétique raffiné où ont été composés des bouquets d’images vivantes comme dans cet extrait du poème qui commence par :

Huththa l-mudâmata fa-n-nasîmu ‘alîlu…
Qu’on apporte du vin ! Car la brise est là, si odorante !
Wa n-nawru tarfun qad tanabbaha dâmi‘un

Wa l-mâ’u mubtasimun barûqu saqîlu

Les fleurs, à leur éveil, sont des yeux en larmes

Et l’eau coule souriante, scintillant comme un sabre poli ;

Sous l’effet de l’ivresse, les flancs de l’arak ploient,

Et ses rameaux murmurent et chantent (…)

Savourant les bienfaits (de la pluie), le jardin frémit sous son manteau

Et sous la caresse du vent d’Est, titube d’ivresse.


Cet extrait est assez représentatif de la poésie dite florale. Le lecteur y trouve associées l’ivresse humaine et celle de la nature comme l’image et le miroir qui la reflète. Le vin que réclame le locuteur au lever du jour, au début du poème, trouve son équivalent dans la pluie bienfaisante qui arrose les parterres et enivre arbres et plantes. Quant aux caresses de la brise odorante et le souffle du Vent d’Est, ils introduisent discrètement un érotisme raffiné. Le poète, maître dans l’art de la suggestion, laisse ses lecteurs avisés profiter d’une double jouissance : celle qui relève du plaisir des mots et celle qui appartient aux plaisirs de la chair. La poésie florale, comme nous le verrons plus loin, vise rarement à dépeindre un paysage naturel pour lui-même. Elle unit, comme dans une tresse, le corps de la bien-aimée et les multiples facettes que présentent les fleurs et les jardins. Ibn Khafâdja nous en donne encore une fois la preuve dans ce vers magnifiques :


Wa kimâmatin hadara s-sabâhu qinâ‘a-hâ ‘an safhatin tandâ min al-azhâri

Le matin retirait aux corolles leurs voiles
et révélait, tout embuée la joue des fleurs.
Dans le vallon, la marguerite tend les lèvres
sans cesse vers le sein généreux des nuées.
Tout au creux du jardin, la main du vent d’est sème
Des perles de rosée et des drachmes de fleurs.
Un rameau s’est vêtu, çà et là sur le sable,
Les bulles sont joyaux aux tresses des rivières.
Trad. H. Hadjadji et A. Miquel

Dans cet extrait, apparemment consacré à un paysage matinal, c’est en fait la femme, objet du seul désir qui laisse tomber son voile, se dénude et se prête aux caresses et baisers de son amant. Les “corolles des fleurs“ (al-kimâma), les “lèvres de la marguerite“ (thughûru al-iqâha) et les “nuées gonflées comme des seins“ (akhlâfa kulli ghamâmatin midrâr) ne rendent-elles pas la scène d’amour encore plus vraie que nature ?

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