lundi 3 août 2009

La mer et les Arabes, par Salah Stétie


Les Arabes, gens du désert, ont pour la mer de l'aversion. Une aversion
qui n'exclut pas la fascination. De cette fascination, j'en veux pour preuve
le fait, si étrange pour des continentaux affirmés, de s'identifier par
rapport à elle, en fonction d'elle. Ne se définissent-ils pas couramment
comme les ressortissants d'un monde — le monde arabe — qui va, disent-
ils, du Golfe à l'Océan. Cet Océan qui est l'Atlantique, ce Golfe dont ils
ont âprement disputé la dénomination au voisin iranien : de Golfe
persique pour l'Iran, Golfe arabique pour les Arabes, il est devenu, à la
suite d'une véritable négociation diplomatique, Golfe arabo-persique.
Et pourtant, dis-je, chez eux, quel désamour séculaire de la mer, quel
effroi ! Le Coran, qui jette un beau et grand regard sur la totalité des
éléments, ne pouvait manquer de l'évoquer. Il le fait sobrement,
brièvement, pour en dire essentiellement ceci :
« Il [Dieu] a fait confluer les deux mers pour qu'elles se rencontrent ;
mais elles ne dépassent pas une barrière située entre elles.
» (LV, 19-20)
« Les perles et le corail proviennent de ces deux mers. » (LV, 22)
« Les vaisseaux, élevés sur la mer comme des montagnes, sont à lui. »
(LV, 24)
La leçon à tirer de cela est formulée de façon récurrente :
« Quel est donc celui des bienfaits de votre Seigneur que, tous deux,
vous nierez ?
» (LV, 21, 23, 25)


La mer, autrement dit l'eau d'abondance est, mystérieusement et par le
fait de la grâce d'Allah, coupée en deux : d'une part l'eau amère ou salée,
d'autre part, l'eau douce. Or, l'une est séparée de l'autre par une barrière
infranchissable, ce qui permet à l'homme, toujours par la grâce divine, de
profiter tour à tour des bienfaits de celle-ci ou de celle-là. Boire ici, se
désaltérer là, cueillir au fond de l'« onde amère » la richesse cachée —
perles ou corail —, naviguer à bord de grands vaisseaux, œuvres
apparentes de l'homme mais en réalité propriété d'Allah qui, seul, est à
même de dominer et de maîtriser l'élément redoutable et redouté. On le
voit par cette sobriété même, qui se retrouve, plus incisive encore, en
d'autres versets (XVIII, 60-61; XXV, 53 ; XXVII, 61 ; XXXV, 12).





Le Coran n'est pas orienté par la mer : il est continental. Sur lui passe,
remarque banale ici riche de signification, l'intensité brûlante du désert.
Cette élimination ou, du moins, relative occultation de la mer au plan
de la présence physique — disons, de l'ontologie géographique — va
fournir l'occasion de sa récupération au plan symbolique. La mer, en sa
dimension cachée, témoigne à sa façon de l'incommensurable, de
l'inidentifiable, de l'innomé, de l'innominé. Elle se prête donc aisément à
l'une des projections possibles de la divinité en son mystère insondable.
La poésie et la mystique soufies exploiteront régulièrement ce symbole.
« Quelle est cette mer dont le silence est le rivage? », s'interroge
Mahmoud Shabestari au XIVème siècle. La mer est donc le lieu du caché,
de l'ésotérique. Elle est, aussi bien, le lieu mille fois désiré de certain
naufrage : il faut consentir, tous les poètes soufis l'affirment, à la
submersion, si l'on veut découvrir cette perle profonde dont l'océan est
comptable et qu'il convient de rechercher là où elle se trouve, au pli et au
repli le plus secret de l'océan de tous les périls. Aussi bien faudrait-il
rappeler ici, outre Ibn Arabi, bien des poèmes de Djelâl Eddine Roûmi,
dont le thème est précisément la perle de la mer, perle douce et ronde,
nécessairement définie, par laquelle tout passe, témoin symbolique de
l'unité, voire de l'unicité de l'infini.
Car l'infini, pour être accessible, doit passer par le témoignage et le
dépassement du fini
: la mer, ainsi signifiée, doit s'écarter et s'ouvrir
comme un voile sur l'incendie dévorant. Laissons chanter Yunus Emré au
XIIIème siècle :
« O Ami, dans l'océan de ton amour
Je veux me jeter, m'y noyer et passer outre
Des deux mondes, je veux faire un bien de fêtes,
Je veux les parcourir, je veux m'y réjouir, et passer outre.
Je veux me jeter dans l'océan, et m'y noyer,
Je ne veux plus être ni “a”, ni “d”, ni “m”1
Je veux être rossignol dans le jardin de l'Ami
Y cueillir les roses; et passer outre
2. »
Et Roûmi, dans les Odes mystiques :
« [...] Comme les oiseaux de mer, les hommes viennent de l'océan —
l'océan de l'âme,
Comment, né de cette mer, l'oiseau ne ferait-il pas ici-bas sa demeure?
Non, nous sommes des perles au sein de cette mer, c'est là que nous
demeurons tous:
Sinon, pourquoi la vague succède-t-elle à la vague qui vient de la mer
de l'âme?
La vague de: “Ne suis-je pas” est venue, elle a brisé le vaisseau du
corps;
Et quand le vaisseau est brisé, la vision revient et l'union avec lui.
C'est le temps de l'amour et de la vision, c'est le temps de la
résurrection et de l'éternité ;
C'est le temps de la grâce et de la faveur, c'est l'océan de la pureté
parfaite.
Le trésor des dons est advenu, l'éclat de la mer s'est manifesté,
L'aurore de la bénédiction s'est levée. L'aurore? Non, la lumière de
Dieu.
3 »
M'objecterait-on de ces poèmes qu'ils ne sont pas arabes? Je
répondrais que tout ce qui est musulman est, d'une certaine façon,
immanquablement arabe.
Quoi qu'il en soit, il me semble que tout est dit dans cette dernière et
admirable citation, et que le réseau des symboles interactifs dresse à la
perfection le théâtre de la représentation spirituelle dans la splendeur —
ambiguë — de ses connotations marines.


Pour en revenir aux Arabes « tels qu'en eux-mêmes, enfin » —
j'entends au quotidien —, c'est précisément parce que ce sont des gens du
désert que la mer les déconcertera longtemps au plan de l'inconscient
social. L'homme du désert centre l'espace et le rythme. Il le centre par le
point d'eau, par l'oasis, il le rythme par tous les repères dont il dispose.
Plus tard, avec la naissance de l'Islam, c'est la totalité de l'espace et du
temps qui trouveront leur point d'ancrage décisif: à La Mecque, cœur de
l'Islam, et à partir de la Ka'aba, le « cube », cœur de La Mecque, espace et
temps se réfléchiront au sens où le miroir réfléchit, ils restitueront selon
leur divergence les directions initialement convergentes ; convergence et
divergence — où plus exactement réfraction — constituant une sorte
d'aller et retour perpétuel du même au même. C'est là aussi, dans la figure
spatio-intemporelle du cube, que le temps vient se ressourcer à l'éternité.
Par le cercle concentrique de la prière cinq fois quotidiennement
renouvelée, avec pour centre le cube de la Ka'aba, l'Islam est parvenu à
réaliser, mentalement et spirituellement parlant, la quadrature du cercle ;
opération aussi improbable que, par exemple, l'imagination du zéro —
dont les Arabes seront, on le sait, les introducteurs dans l'algèbre. De cette
centration ontologique de l'espace-temps, on retrouve la trace, autrement
énoncée, dans la géographie. J'ai évoqué les repères qui modulent et
modèlent, dans la mesure du possible, la distance désertique et la chargent
de signes. C'est autour de ces signes que le désert prend tout son sens, au
propre comme au figuré. Mais il y a plus : le territoire identifié tout entier
tire son nom du point qui est en son centre. Tunis, en arabe, signifie toute
la Tunisie, Alger, toute l'Algérie ; longtemps, il en fut ainsi pour
Marrakech et le Maroc.

La mer est liquide, et n'admet pas ce type d'enracinement. Elle est le
lieu de toutes les errances, celles d'Ulysse sans doute, mais aussi, pour la
conscience arabe, celles — souvent terrifiantes et terrifiées — de Sindbad
le marin.
La mer, c'est non seulement le risque pris, mais aussi le lieu d'où vient
l'agression. Agression morale puisque, pendant des siècles, cette mer fut
celle du polythéisme triomphant qui laissera tant de traces écrites dans le
paysage. Par la suite, du fait de Byzance et de Rome, la Méditerranée sera
pour les Arabes, jusqu'au sein de l'Andalousie qu'ils s'approprieront, le
lieu de la Divinité trinitaire qu'ils récusent.
Le Coran ne fait mention qu'une seule fois des Romains, les Rûms
(sourate XXX), autrement dit les Byzantins ; cette unique mention est
faite à l'occasion d'une défaite militaire de ces puissants voisins, admirés et
redoutés des Arabes de la Jahiliya, qui semblent devoir bientôt laisservacant, devant la montée en puissance de l'Islam, le théâtre de l'Histoire.
Bien qu'un doute soit permis pour quelque temps encore, que le sort
des armes entre Rûms et Persans, commandés par Kosroès, n'ait pas
encore été définitivement scellé, et que d'autres batailles entre Byzance et
Perse soient prévisibles, Dieu, cependant, semble déjà prendre date:
« Alif, Lam, Mim
Les Romains ont été vaincus
Dans le pays voisin
Mais après leur défaite,
Ils seront vainqueurs
Dans quelques années.
» (1-4)
Tel est, de la sourate XXX déjà citée, le coup d'archet initial. La suite :
« Le commandement appartient à Dieu,
Avant comme après cela.
» (4)
La victoire d'Allah est inéluctable :
« Ce jour-là, les croyants se réjouiront de la victoire
Il donne la victoire à qui il veut ;
Il est le Puissant, le Miséricordieux.
» (4-5)
La mer, la Méditerranée précisément, sera ensuite, et à bien des reprises
dans la séquence historique, le lieu de confrontation des Arabes, puis des
Turcs, avec les hommes venus de l'Occident. C'est elle qui amène les
croisés en Orient, puis, par poussées successives, le colonisateur européen.
L'un des symboles ultimes de cette agression venue de la mer, en est, en
1956, après la proclamation par Nasser de la nationalisation du canal de
Suez, l'expédition (dite de Suez) qui vit s'allier deux puissances ex-
coloniales et un Etat considéré par les Arabes comme une excroissance
du néocolonialisme — à savoir la France, l'Angleterre et Israël.
Si la Méditerranée est donc ressentie comme hostile par la plupart des
Arabes, il reste que certains d'entre eux — groupes plus ou moins
minoritaires depuis toujours liés à l'Occident par affinité culturelle ou
religieuse, ou plus simplement par refus de l'arabité dans sa dimension
islamique, ou de l'islam dans sa projection arabe — feront de la
dimension méditerranéenne un cheval de bataille contre l'hégémonie
arabo-musulmane, dont ils refusent d'être partie prenante. C'est le cas des
minorités chrétiennes de Syrie, du Liban et d'Egypte et, sous l'influence et
avec l'encouragement du pouvoir colonial, des Kabyles et des Berbères
d'Afrique du Nord.
De même que les chrétiens du Liban et de Syrie avaient revendiqué,
dans le cadre de la Nahdha, leur arabité linguistique et culturelle
spécifique contre la prédominance ottomane, on verra ces mêmes
chrétiens, un siècle plus tard, avec l'instauration du mandat français, se
vouloir « méditerranéens », c'est-à-dire, d'une certaine manière, « chrétiens
d'Orient » liés à l'Europe occidentale et chrétienne, en opposition à la
profondeur islamique de la région ; ils se proclameront de souche
« phénicienne » contre l'appartenance arabe de la veille. C'est ainsi que
l'on voit se constituer à Beyrouth, dans les années 1930, autour de Charles Corm,
Michel Chiha et quelques autres, l'équipe de la Revue phénicienne
qui, forte de sa phénicianité prétendue, pensera et écrira en français — et
en français seulement — excitant par là, inévitablement, l'exaspération de
la partie musulmane, laquelle dénoncera dans la prétention
méditerranéenne une machination de la puissance mandataire et, à la
limite, un encouragement au séparatisme. L'adoption de l'alphabet latin
en place de l'arabe par Ataturk et la laïcisation de la Turquie ne sera pas
faite pour arranger les choses : les « Phéniciens » y verront une chance
supplémentaire d'aller plus loin dans leurs stipulations anti-arabes et anti-
islamiques, les musulmans, une nouvelle agression insupportable et la
marque d'une humiliation supplémentaire à eux imposée par l'Europe,
c'est-à-dire par l'autre côté de cette Méditerranée honnie.
Le conflit latent, l'exaspération réciproque ne prendront pas fin, au
Liban du moins, avec l'indépendance, puisqu'un parti politique
considérable, le Parti populaire syrien — destiné à terme à disparaître plus
ou moins des scènes libanaise et syrienne — se réclamera, bien que
nationaliste et laïc, d'une idéologie liée à la Méditerranée dans son rêve de
créer un Etat régional unique et fort englobant, outre le Liban, la Syrie,
l'Irak et la Palestine, l'île de Chypre, étoile de ce croissant fertile. Autre
avatar remarquable de cette poussée de fièvre méditerranéenne anti-arabe
et, bien évidemment, anti-islamique, la publication en 1961 par Saïd Ayl,
important poète libanais d'expression arabe, d'un recueil de poésie
dialectale — prenant donc déjà ses distances avec la logha, la langue —
en caractères latins. Yara avait, à l'époque, provoqué une vaste polémique
et soulevé dans les milieux littéraires, au plan politique, bien des passions.
Aujourd'hui, on veut espérer que cette situation se soit un peu calmée.
Il est bon qu'il en soit ainsi. Il est nécessaire que les Arabes intègrent leur
dimension méditerranéenne à leur profondeur historique et religieuse.
Pour ce faire, la Méditerranée ne doit pas être dressée contre eux comme
une machine de guerre — elle ne doit pas, en somme, devenir un nouveau
cheval de Troie. Si les Arabes apprivoisent la Méditerranée, leur dialogue
avec l'Europe, dont ils partagent, ne fût-ce qu'au plan de l'Histoire et des
projections culturelles, tant de valeurs, en sera incontestablement facilité.
De la sorte, l'Europe, forte de l'appui arabe, pourra mieux se réaliser
par le Sud. Ce sera là tout bénéfice pour les Arabes, pour l'Europe et pour
tous nos Suds.

Salah Stétie, N° 14 Printemps 1995

Notes
1 Consonnes formant la racine trinitaire d'Adam, le premier
homme, l'Homme.
2 Traduit du turc par Pertev Boratov.
3 Traduit du persan par Eva de Vitray-Meyerovitch.

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