vendredi 25 septembre 2009

TARAB ou l'émotion poétique et musicale chez les Arabes




I. TARAB

Le tarab désigne l’émotion poétique et musicale, faisant appel à un large spectre de sentiments, des plus intériorisés aux plus violents : plaisir, délectation, choc émotionnel, exaltation et même une transe pouvant provoquer la mort. (…)
L’étymologie pourrait provenir de l’excitation des chameaux, pressant le pas pour revenir au campement (tirâb). Très tôt, le tarab est lié à des phénomènes sonores naturels comme le chant des oiseaux (‘Imru al Qays, in Lisân) ou l’effet des chants de chameliers sur leurs montures, chants dont l’origine elle-même serait un cri de douleur.

À l’époque classique, le mot tarab implique l’idée d’une agitation plus ou moins régulière : le ‘Iqd al-Farîd décrit le calife Mu‘âwiya trépignant à l’écoute de beaux vers chantés ; le prophète Dâwûd est présenté comme fébrile et tressaillant lorsqu’il chante les Psaumes ; Ibn al-Djawzî condamne le tarab « parce qu’il excite l’être humain et le fait pencher à droite et à gauche ». (…)
Le tarab fit l’objet de nombreuses condamnations des religieux. C’est sous l’influence des fuqahâ’ que fut donnée aux instruments la dénomination péjorative de âlât al-tarab (Ibn Abî Dunya, 9e s., Robson, 1938). À travers les controverses sur l’émotion musicale, tarab a fini par désigner la musique, en particulier la musique de divertissement, avec une nuance négative qui s’est peu à peu atténuée, sans jamais disparaître tout-à-fait. De même, tatrîb désignait une technique vocale de la cantilation du Coran (…) La pratique fut condamnée par de nombreux religieux, mais un consensus la rendit acceptable tant qu’elle n’affectait pas la compréhension du message verbal.

Concept polysémique, le tarab est un symbole d’appartenance culturelle :
al-ladhî lâ yatrab laysa min al-‘arab
(celui qui ne s’émeut pas, n’est pas du nombre des Arabes)

bien que généralement profane, le tarab peut-être mieux cerné avec son correspondant mystique, le wajd, émotion codifiée par la pratique soufie et dont les mécanismes psychologiques sont proches. (…) C’est une brusque prise de conscience d’un déchirement existentiel provoquée par une rencontre fortuite ou une découverte (wajd) inopinée d’un sens personnel dans l’intensité de l’instant présent. : pour Hujwîrî, le tarab ne vient pas à la demande.

Bibliographie :
Al-Isfahânî, Kitâb al-Aghânî
Al-ghazâlî, Kitâb as-samâ‘, Ihyâ’ ‘ulûm al-Dîn
Al-Ibshîhî, Al-Mustatraf
J. During, Musique et extase, Paris, 1988
M. Molé, la danse extatique en Islam dans les danses sacrées, Paris, 1963.

Notes à partir de l’article de l’ncyclopédie de l'Islam de J. Lambert


II. L'émotion musicale andalouse

“ Quand le musicien arabe saisit son luth ou son rabab (1) et improvise un istikhbâr ou un mawwâl (2), il accomplit un geste magique qui le relie aussitôt au monde des “sphères supérieures”. Car, comme l’ont affirmé certains soufis, nos âmes ont visité le Paradis et y ont goûté des mélodies divines. Mais nos préoccupations terrestres nous les ont fait oublier.
"Nous avons tous entendu cette musique au Paradis, écrivait Mawlana Jalal ud-din Rumi. Bien que l'eau et l'argile de nos corps aient fait tomber sur nous un doute, quelque chose de cette musique nous revient en mémoire."
L’histoire de toute musique ne serait alors que la quête ininterrompue des musiciens afin de retrouver ces mélodies célestes originelles. Leurs efforts ne tendraient qu’à se réapproprier ce que nos âmes ont entendu avant d’être enfermées dans l’opacité des corps physiques.

Quand le muezzin appelle les fidèles à la prière, il chante et fait vibrer nos êtres. Quand le lecteur de Coran récite et psalmodie les Versets divins, il chante aussi et rapproche celui qui l’écoute du Souffle Originel. L’Imam Abû Hâmid al-Ghazali proclamait:
“Celui qui n’a pas été remué par les fleurs du printemps et les cordes du luth a une âme corrompue pour laquelle il n’existe aucun remède”.

Même si, pour accompagner son chant, le musicien a recours à son instrument, la musique arabe est impensable sans la voix du chanteur. Par sa voix, l’interprète transmet l’émotion qui l’étreint. Une complicité s’établit alors entre le messager inspiré et l’auditeur raffiné et exigeant dont l’âme a soif de révélations subtiles. C’est le sens profond de ce qu’on appelle “majalis al-ouns“, ces moments où une communion profonde se crée entre celui qui chante et ceux qui écoutent. Musique, chant, interprètes et auditeurs ne font plus qu’un dans cette wihdat at-tarab, une forme d’empathie émotionnelle que les vrais amateurs de musique recherchent dans chaque concert.

La musique éveille l’âme par la joie qu’elle procure, mais aussi par le “spleen“ qu’elle fait naître dans le cœur en ravivant tous les souvenirs enfouis et les blessures accumulées. Les peines d’amour, les affres de la séparation et la douleur des attentes déçues refont surface. De même, on se souvient de l’innocence de l’enfance et des illusions de l’adolescence. Puis, comme par magie, la voix du chanteur, les sons des instruments ou les paroles d’un poème viennent panser les plaies et remplir de joie l’âme de celui qui est à l’écoute.

L’auditeur perçoit la musique autant avec son “histoire personnelle “ qu’avec la culture acquise dans la société où il a reçu son éducation. Et le thème qui provoque le plus ce sentiment de profonde nostalgie est celui de la perte de ce paradis réel ou mythifié : al-Andalus. L’Espagne fut musulmane pendant plusieurs siècles et lorsqu’elle fut perdue, ses anciens habitants n’acceptèrent jamais leur exclusion définitive et crurent longtemps à un possible retour dans leur patrie. C’est la raison pour laquelle les Andalous transmirent à leurs descendants, de génération en génération, les clés de leurs demeures abandonnées de l’autre côté de la mer.
Ils léguèrent aussi à leurs héritiers leur profond chagrin et des chants poignants de nostalgie. Ils y racontent leur attachement à un mode de vie qui fut exemplaire à leur époque. Ils étaient célèbres pour leur joie de vivre et d’aimer ainsi que pour leur soif d’absolu durant les siècles qui ont précédé la chute du dernier rempart musulman : Grenade.

Malgré cette tragédie, les chants andalous sont toujours vivants comme le sont les arbres et les rivières qui les ont vus naître. Ils sont vrais comme le furent les joies et les peines des hommes et des femmes qui ont inspiré leurs auteurs.“

NOTES

(1) Le rabab est l'instrument emblématique de la musique arabo-andalouse. C’est un instrument à cordes frottées doté d'une ou de deux cordes. Le corps de l'instrument est fait de bois creusé. On utilise un archet très recourbé pour faire vibrer les cordes. De nos jours, il est uniquement employé au Maghreb dans les orchestres de musique classique, malheureusement il a tendance à être remplacé par le violon au son plus clair. Sa tessiture dans le registre ténor et le son très particulier qu'il produit en font l'instrument le plus proche de la voix humaine.

(2) Termes techniques utilisés en Algérie et au Maroc pour désigner une improvisation vocale et instrumentale sans accompagnement de la percussion. L’istikhbâr et le mawwâl donnent au chanteur la possibilité de montrer sa faculté d’improviser et de faire preuve de son imagination musicale

Extrait de l'Introduction de La plume, la voix et le plectre, S. Benbabaali et B. Rahal, ed. Barzakh, Décembre 2008.

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