Le flamboiement culturel qui a baigné et nourri pendant plusieurs siècles toute une partie de l’humanité entre Méditerranée et océan Indien constitue un apport décisif à la fondation de la science moderne : c’est en substance la démonstration qu’apporte le mathématicien et historien des sciences Ahmed Djebbar, avec son dernier ouvrage : Une histoire de la science arabe.
Entretien.
L’image dominante aujourd’hui sur le rapport de la civilisation islamique aux sciences est celle des contraintes, des limites imposées de l’extérieur à la connaissance par le corpus religieux. Que pensez-vous de ce schéma ? L’islam doit-il être considéré comme un frein à la pensée scientifique ou comme un élément de dynamisme ?
Ahmed Djebbar.
Ce schéma date du XIXe siècle et il est erroné. Lorsqu’il s’agit des activités sociales - et la science en est une -, il vaut mieux parler des musulmans plutôt que de l’islam. Du coup, il ne s’agit plus d’une seule position par rapport à la science, mais de plusieurs, qui ont d’ailleurs varié dans le temps en fonction des rapports de forces qui s’établissaient (et qui s’établissent encore) dans la cité islamique. Le lecteur d’aujourd’hui doit savoir que ces deux sources fondamentales de l’islam, le Coran et le Hadith ( les actes et les paroles du Prophète) contiennent de nombreux encouragements à l’activité scientifique. En réalité, la question qui s’est posée aux musulmans dès le IXe siècle est la suivante : " Lorsque le Coran et le Prophète évoquent la science, de quelle science s’agit-il ? " À partir de là il y a eu, effectivement, des positions tranchées pour ou contre les sciences rationnelles, par opposition aux sciences religieuses. Il y a même eu des théologiens qui ont mis en garde contre l’excès de l’étude de la grammaire arabe ! Mais ces débats n’ont, à ma connaissance, jamais entravé le cours des choses. D’ailleurs les scientifiques ne les évoquent pas dans leurs écrits. Aujourd’hui, même les plus dogmatiques des musulmans n’osent pas opposer le message religieux à la science : ils la lui soumettent de différentes manières, soit en privilégiant les réponses du corpus religieux à celles de la recherche scientifique (comme pour la théorie de l’évolution), soit en interprétant les découvertes scientifiques comme une réalisation de ce qui est déjà annoncé dans le Coran. Mais cette position est loin d’être dominante.
Vous avez centré vos recherches sur une période de quatre siècles, qui correspond grosso modo à la domination militaro-économico-culturelle des Arabes, puis des Ottomans sur une grande partie du monde. Pourquoi ? Est-ce par souci de réévaluer cette époque de grand foisonnement culturel ? Est-ce parce que l’historiographie existante est injuste avec elle ?
Ahmed Djebbar.
C’est tout cela à la fois. D’abord, il était temps d’intégrer certains résultats de la recherche de ces dernières décennies dans un ouvrage de vulgarisation. Par leur diversité et leur richesse, et par leurs liens avec les traditions scientifiques antérieures, ces travaux poussent à réévaluer la contribution des savants des pays d’islam et à changer le regard qu’on portait sur elle. Il est temps en effet de substituer à la vision exotique de la civilisation arabo-musulmane une vision plus conforme à l’histoire, comme il est temps d’ailleurs de réévaluer l’apport scientifique du Moyen ¶ge européen. Prenons l’exemple du Maghreb et de l’Espagne : pendant longtemps, on a pensé que leur rôle en mathématiques était insignifiant. Or les recherches de ces vingt dernières années, auxquelles j’ai modestement contribué, ont révélé une riche tradition à la fois astronomique et mathématique dans ces deux régions : des instruments nouveaux y ont été conçus, des modèles planétaires y ont été discutés, la combinatoire en tant que discipline y a fait ses premiers pas et on a même découvert qu’à partir du XIIe siècle un symbolisme très élaboré avait été introduit dans l’écriture de l’algèbre et de l’arithmétique.
Qui sont les scientifiques de cette époque ? Peut-on dresser un portrait type ?
Ahmed Djebbar.
Pendant longtemps, le portait du savant musulman était incarné par Ibn Sina (Avicenne), c’est à dire un encyclopédiste, touche à tout, brillant en tout. Cette civilisation a produit de grands esprits correspondant à ce profil, comme Al-Kindi à Bagdad et Ibn Rushd (Averroès) à Cordoue puis à Marrakech. Cette catégorie de savants a effectivement innové dans plusieurs disciplines et ses membres ont été souvent proches du pouvoir politique de leur époque. Mais la majorité des scientifiques ne correspondent pas à ce profil. Ils ont bien sûr, dans leur diversité ethnique et confessionnelle, acquis une formation générale en arabe puis ils se sont spécialisés dans telle ou telle discipline. Cela dit, ils ont rarement conseillé des princes et n’ont pas toujours eu l’occasion de monnayer efficacement leur savoir. Certains d’entre eux ont même exercé un second métier pour pouvoir continuer à s’adonner à leur passion de la recherche. Parmi ces scientifiques peu connus du grand public, il y a le chimiste Jâbir Ibn Hayyan (IXe siècle) à Bagdad, l’algébriste Abû Kâmil (Xe siècle) au Caire, l’astronome Az-Zarqalî (XIe siècle) à Tolède, le médecin Ibn Al-Jazzâr (Xe s.) à Kairouan, le physicien Al-Khâzinî (XIIe s.) en Asie centrale, etc. Tous ont laissé des ouvres consistantes.
Comment la science circule-t-elle dans l’immense empire musulman ? Les processus d’acquisition, d’emprunt à la tradition, de discussion, de commentaire des savoirs antérieurs sont-ils spécifiques ?
Ahmed Djebbar.
Plusieurs éléments caractérisent ces pratiques. Il y a d’abord la multiplication des foyers scientifiques. De Samarkand, en Asie centrale, à Saragosse, en Espagne, des dizaines de pôles se sont développés, créant une réelle émulation entre les différents groupes de savants et développant entre eux des liens multiples (échanges de lettres et de livres, visites, coopération autour d’un projet). Le second élément est la langue arabe, vecteur presque exclusif de la science entre le IXe et le XIIe siècle à la fois en Asie, au Proche-Orient, au Maghreb et en Espagne. Mais, au-delà de ces spécificités, la pratique scientifique en pays d’Islam a fonctionné selon un processus universel : traduction d’ouvrages appartenant aux traditions antérieures (surtout grecque et indienne), assimilation du savoir ancien, critiques et commentaires, puis production originale et orientations nouvelles. Il faut aussi préciser que, malgré le contexte politique et idéologique imprégné par le corpus religieux, la pratique scientifique, elle, est toujours restée profane, en dehors de l’invocation de Dieu et du Prophète avec, parfois, une dédicace élogieuse en première page.
L’invention du papier ou plutôt sa fabrication sur un mode industriel a constitué une révolution de grande portée…
Ahmed Djebbar.
Vous avez raison de parler du caractère industriel de la fabrication du papier dans l’empire musulman. Des dizaines de manufactures ont été construites et des cultures nouvelles ont été développées pour les alimenter en matière première. Cette civilisation a été la première à avoir fait du papier le support matériel de l’enseignement et de la diffusion de la science. Des millions de manuscrits ont pu ainsi circuler d’un bout à l’autre de l’empire. Et il est raisonnable de penser que le développement de l’industrie du papier n’est pas étranger à l’extension de l’instruction et à la diffusion du savoir de l’époque, comme à la multiplication des bibliothèques publiques et privées.
L’un des traits spécifiques de la Renaissance en Europe est la place donnée à la critique du passé dans tous les domaines de la connaissance. Ce processus qui commence en Italie aux XIIIe et XIVe siècles débouche deux siècles après sur la révolution copernicienne, sur Galilée, puis sur le mot d’ordre cartésien de se rendre " maître et possesseur de la nature " (ce qui suppose qu’elle soit connaissable par la seule force de la raison). Démarche qui s’organise autour des valeurs fondamentales : rigueur logique, expérimentation, vérification des hypothèses.
Diriez-vous que la science arabo-musulmane penche plus du côté du Moyen Âge ou du côté de la Renaissance ?
Ahmed Djebbar.
Du côté de la Renaissance. Sans minimiser les facteurs endogènes, on peut affirmer que la Renaissance, d’abord en Italie puis dans le reste de l’Europe, n’aurait pas été possible sans les apports du Moyen ¶ge, donc sans la phase arabe de la science. Les valeurs que vous évoquez sont à l’ouvre dans la science arabe dès le IXe siècle pour certaines d’entre elles et surtout aux Xe et XIe siècles pour les autres. S’agissant de la rigueur logique, les arabes ont été les élèves des Grecs. La démarche expérimentale est au contraire le résultat d’une rupture par rapport aux conceptions anciennes. Et cette rupture s’est opérée en particulier avec le mathématicien et physicien Ibn Al-Haytham (XIe siècle). Dans l’introduction à son monumental traité d’optique (qui sera d’ailleurs traduit en latin et qui restera une référence, en Europe, jusqu’à la fin du XVIIe siècle), il affirme que la recherche scientifique procède par induction, par expérimentation et par déduction. Il applique ces principes dans ses travaux d’optique.
L’une des sciences reines de cette civilisation est la mathématique. L’invention de l’algèbre puis de l’analyse combinatoire appliquée notamment à la langue, et cela près de trois siècles avant Pascal, peuvent-elles être qualifiées d’avancées décisives vers la mathématisation des autres sciences - notamment la physique, l’astronomie, etc. ?
Ahmed Djebbar.
Les Grecs avaient déjà sérieusement avancé dans la mathématisation de l’astronomie et de la physique. Les Arabes leur ont emboîté le pas en assimilant ce qu’ils avaient réalisé, en introduisant de nouveaux outils et en étendant les domaines d’application de ces outils. Dans ce sens, l’avènement de l’algèbre et de la trigonométrie peut être considéré comme une avancée décisive. L’analyse combinatoire n’a pas eu la possibilité de se développer suffisamment, même si ses premiers résultats sont appréciables. Il lui fallait peut-être de nouveaux domaines d’application. Ils seront prospectés, avec succès, en Europe à partir du XVIIe siècle. Le contexte socioculturel de l’Europe le permettait. Et les scientifiques ont fait le reste. Au tournant du XVe siècle, nous nous trouvons devant deux sociétés, l’Europe chrétienne et ce qui restait de l’empire musulman, qui avaient à peu près le même niveau scientifique et technologique, des économies semblables, mais qui différaient totalement au niveau des structures sociales, de la nature des forces en présence et de leurs interactions. Bref, les sociétés de l’Europe chrétienne du XVe siècle vivaient une phase de mutation, fébrile et conquérante, alors que les sociétés de l’islam se débattaient encore dans les contrecoups des grands chocs des XIIe et XIIIe siècles (les Croisades et l’invasion mongole) et des affrontements idéologiques internes (entre orthodoxes et chiites).
Pourquoi le processus de mathématisation du réel n’a-t-il pu être mené jusqu’au bout ?
Ahmed Djebbar.
Au plan interne, cela tient au type de mathématiques pratiquées tout au long de la civilisation arabo-musulmane. Les outils euclidiens, même enrichis par les scientifiques arabes, n’étaient pas suffisants pour rendre compte des phénomènes physiques. Il fallait élaborer de nouveaux repères pour espérer interpréter la complexité du réel. Au plan externe, la question renvoie au rôle de la science dans la cité. En dehors de quelques initiatives significatives mais isolées, elle n’a pas fonctionné comme l’élément moteur d’un processus de développement, elle est restée spéculative. On peut même supposer que le développement socio-économique de cette civilisation n’a pas eu à orienter les préoccupations des scientifiques vers des problèmes nécessitant de nouveaux outils et de nouvelles démarches. Mais, sur cette question, il serait prématuré de trancher.
Entretien réalisé par Lucien Degoy
Article paru dans l'Humanité le 8 juin 2001
Tribune libre - Histoire
Tradução de um excerto da entrevista
“Ahmed Djebbar: L’âge d’or de la science árabe”
Traduction en portugais d'extraits de l'entretien par Mestranda: Ana Paula Cortes Penedo
Tradução de parte da entrevista
“Ahmed Djebbar: L’âge d’or de la science árabe”
O brilho cultural que banhou e alimentou durante vários séculos toda uma parte da humanidade entre o Mediterrâneo e o oceano Índico constitui um contributo decisivo para a fundação da ciência moderna: é em substância a demonstração que traz o matemático e historiador das ciências Ahmed Djebbar, com a sua última obra: Uma história da ciência árabe. Conversa.
A imagem dominante actual sobre a afinidade da civilização islâmica com as ciências é a de constrangimentos, de limites impostos do exterior ao conhecimento pelos corpos religiosos. Que pensa desta ideia? O islão deve ser considerado como um freio ao pensamento científico ou como um elemento de dinamismo?
Ahmed Djebbar. Esta ideia data do século XIX e está errada. Quando se trata de actividades sociais – e a ciência é uma delas -, é melhor falar dos muçulmanos do que do islão. De repente, já não se trata só de uma posição em relação à ciência, mas de várias, que foram variando no tempo em função das relações de forças que se estabeleceram (e que ainda se estabelecem) na cidade islâmica. O leitor da actualidade deve saber que estas duas fontes fundamentais do islão, o Corão e o Hadith (os actos e as palavras do Profeta) contêm numerosos encorajamentos à actividade científica. Na realidade, a questão que se pôs aos muçulmanos desde o século IX é a seguinte: “Quando o Corão e o Profeta evocam a ciência, de que ciência se trata?” A partir daí houve, efectivamente, posições divergentes a favor ou contra as ciências racionais, em oposição às religiosas. Existiram mesmo teólogos que acautelaram contra o excesso de estudo da gramática árabe! Mas estes debates nunca, que eu conheça, travaram o curso das coisas. Além disso os cientistas não os evocam nos seus escritos. Ainda hoje, mesmo os muçulmanos mais dogmáticos não ousam opor a mensagem religiosa à ciência: submetem-na de diferentes formas, seja privilegiando as respostas do corpo religioso às da pesquisa científica (como para a teoria da evolução), seja interpretando as descobertas científicas como uma realização do que foi anunciado no Corão. Mas esta posição está longe de ser dominante.
Centrou as suas pesquisas num período de quatro séculos, que corresponde grosso modo ao domínio militar-económico-cultural dos Árabes, em seguida dos Otomanos sobre uma grande parte do mundo. Porquê? Por preocupação de reavaliar esta época de grande desenvolvimento cultural? Porque a historiografia existente é injusta com ela?
Ahmed Djebbar. É tudo isso. Primeiro, era tempo de integrar certos resultados da pesquisa destas últimas décadas numa obra de vulgarização. Pela sua diversidade e riqueza, e pelos seus laços com as tradições científicas anteriores, estes trabalhos obrigam a reavaliar o contributo dos sábios dos territórios do islão e a mudar o olhar que se tem dele. É tempo de substituir à visão exótica da civilização arabo-muçulmana uma visão mais em conformidade com a história, como também é tempo de reavaliar o contributo científico da Idade Média Europeia. Tomemos o exemplo do Magrebe e da Espanha: durante muito tempo, pensou-se que o seu papel nas matemáticas era insignificante. Ora as pesquisas destes últimos vinte anos, para as quais contribuí modestamente, revelaram uma rica tradição astronómica e matemática nestas duas regiões: instrumentos novos foram aí concebidos, modelos planetários foram aí discutidos, o combinatório como disciplina deu aí os seus primeiros passos e descobriu-se mesmo que a partir do século XII um simbolismo muito elaborado foi introduzido na escrita da álgebra e da aritmética.
Quem são os cientistas desta época? Podemos traçar um retrato tipo?
Ahmed Djebbar:Durante muito tempo, o retrato do sábio muçulmano era incarnado por Ibn Sina (Avicena), quer dizer um enciclopedista, que sabe de tudo, brilhante em tudo. Esta civilização produziu grandes espíritos correspondentes a este perfil, como Al-Kindi em Bagdad e Ibn Rushd (Averróis) em Córdova e a seguir em Marrakech. Esta categoria de sábios efectivamente inovou em diversas disciplinas e os seus membros estiveram muitas vezes próximos do poder político da sua época. Mas a maioria dos cientistas não corresponde a este perfil. Com certeza, na sua diversidade étnica e confessional, adquiriram uma formação geral em árabe e depois especializaram-se numa determinada disciplina. Quer dizer, raramente aconselharam os príncipes e nem sempre foram eficazmente remunerados pelos seu saber. Alguns deles exerceram uma segunda profissão para poder continuar a dedicar-se à sua paixão de pesquisa. Entre estes cientistas pouco conhecidos do grande público, está o químico Jâbir Ibn Hayyan (século XI) em Toledo, o médico Ibn Al-Jazzâr (Século X) em Kairouan, o físico Al-Khâzini (século XII) na Ásia central, etc. Todos deixaram grandes obras consistentes.
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