mardi 16 février 2010

Les Mille et Une Nuits: par Vincent Demers

Introduction

Les contes des Mille et Une Nuits constituent probablement le pan de la littérature arabe qui est le mieux ancré dans l’imaginaire collectif du monde occidental. Tous les petits enfants sont très tôt initiés aux contes d’Aladin et la lampe merveilleuse, d’Ali Baba et les quarante voleurs ou de Sindbad le Marin. Ce recueil littéraire porte donc souvent une connotation juvénile. Mais les Nuits sont-elles réellement des contes pour enfants? Certes, quelques personnes ont exploité les thèmes à caractère érotique présents dans les contes originaux, et rendus publics par Sir Richard Burton [1] , pour produire des dérivés littéraires ou cinématographiques orientés sur cet aspect érotique. Mais les Mille et Une Nuits sont en fait bien plus qu’un livre de divertissement pour enfants ou d’ébats voluptueux. L’analyse qui suit montrera que c’est en réalité une œuvre dynamique aux origines mouvementées, témoin culturel de siècles passés, véhicule d’une mythologie et de croyances propres à l’Orient, émergeant surtout du monde arabe. La forme même des Nuits possède un caractère qui les différencie des contes classiques, ce qui ajoute à l’originalité de l’œuvre. La lecture de ces histoires fait ressortir des personnages qui prennent vie autour de thèmes récurrents et qui, concentrés au Proche et Moyen-Orient, étendent parfois leurs péripéties jusqu’aux confins de l’Inde ou de la Chine. Une considération plus détaillée de cet ouvrage, somme toute mal connu, s’impose donc afin de mettre en relief la véritable richesse des contes des Mille et Une Nuits [2] .

Origines et évolution des Mille et Une Nuits

De nombreuses recherches ont été faites pour déterminer l’origine exacte des contes. Cette complexité s’explique par le fait que les ouvrages écrits en arabe, les manuscrits, n’ont été retrouvés que partiellement et qu’ils ont eux-mêmes diverses sources. Toutefois, un écrit arabe ancien, le Kitab al-Fihrist rédigé en l’an 987, relate l’existence d’un volume persan racontant l’histoire de Shahrâzâd et intitulé le Hezar Efsane (Les Milles Contes) dont nulle trace n’existe [3] . De plus, les noms de Shahrâzâd (Shéhérazade en français) et Shâhriyâr [4] (le roi qui a épousé Shahrâzâd et qui la menace de mort) sont des noms persans. On retrouve d’ailleurs dans ces noms le préfixe «Shah» qui signifie Roi. Mais d’autres éléments témoignent par ailleurs d’une origine indienne remontant aussi loin qu’au IIIe siècle [5] . Ainsi, les métamorphoses en animaux, les génies demi-dieux faisant référence au polythéisme hindou et le fait de retarder la mort en contant des fables seraient des éléments typiquement indiens que l’on retrouve dans d’autres ouvrages hindous comme «le Pancatantra [et le] Hitopadeça» [6] . L’hypothèse veut donc que les contes seraient nés en Inde et que, par voie orale, ils auraient atteint la Perse où un premier recueil, le Hezar Efsane aurait été écrit. Ce recueil primitif, de même que les contes oraux, se seraient ensuite propagés dans le monde arabe grâce, entre autres, aux marchands avides de récits pour briser la monotonie de leurs voyages. Les conteurs arabes, autour du VIIIe siècle, auraient par la suite traduit le Hezar Efsane et répandu ces histoires en les modifiant et en les adaptant selon leur culture, leur religion et leur langue tout en conservant plusieurs éléments originaux. Ils auraient donc arabisé les contes en remplaçant les noms et les lieux indiens et persans (sauf exceptions), par un décor arabe et un «vernis islamique» [7] . Ils auraient de plus ajouté bon nombre de contes, ceux-ci typiquement arabes, avec de grandes éloges au Prophète. Parmi les éléments arabes présents dans le recueil, on dénote aussi la cohabitation des Musulmans avec les Chrétiens et les Juifs [8] , les confrontations avec les Byzantins et les Francs au temps des Croisades [9] , les villes arabes où se déroule principalement l’histoire (Bagdad, Le Caire, Bassora, Damas), les souks et le marchandage, et les références à des personnages arabes connus (poètes célèbres, califes, savants). Certains contes dénoncent aussi l’adoration du feu (Zoroastrisme) condamnée à l’époque par l’Islam [10] . Ce sont donc là les trois principales origines des Nuits : d’abord indienne, ensuite perse et finalement arabe.

Plusieurs conteurs arabes auraient par la suite consigné par écrit leur propre version des Nuits. On retrouve donc divers manuscrits dont les numéros des nuits ne concordent pas. Par contre, presque tous ces manuscrits possèdent des contes précoces semblables et le même cadre liminaire avec Shahrâzâd et Shâhriyâr (voir chapitre suivant). Ces contes précoces seraient les plus anciens d’origine indo-persane. L’hypothèse veut que le Hezar Efsane ne fut pas complet jusqu’à 1001 nuits lorsqu’il parvint aux Arabes [11] . Ceux-ci l’augmentèrent donc d’histoires différentes selon les conteurs, les scripteurs ou les copistes, dans le but d’atteindre le compte total. D’abord, les Arabes d’Asie, vers les IXe ou Xe siècles, sous le califat Abbasside, avec des contes où l’on retrouve Haroun ar-Rachid [12] et son vizir Ja’far. Ce fut ensuite et surtout au Caire, à partir du XIe ou XIIe siècle, sous les Fatimides, avec des contes merveilleux où la magie et les génies sont présents. D’autres manuscrits d’origine obscure vinrent s’insérer aux contes et d’autres encore se perdirent ou furent détruits. Le recueil obtint en définitive une forme plus stable aux XIIIe ou XIVe siècles [13] . Les Nuits constituent donc un ensemble de contes dynamiques puisque les conteurs y inséraient ou y soustrayaient des histoires selon leur plaisir et surtout selon celui des auditeurs.

C’est autour de l’an 1700 que le Français Antoine Galland mit la main sur des manuscrits des Mille et Une Nuits (Alf laylah wa laylah). Il en fit une traduction, la toute première dans une langue européenne, qu’il publia en 1704. Celui-ci adapta les contes pour l’époque en y omettant les éléments vulgaires et érotiques [15] et en y insérant la galanterie (sans jeu de mots) européenne. Il ajouta, à partir d’autres manuscrits ne faisant pas partie des Nuits, les contes de Sindbad [16] , d’Aladin et de Ali Baba [17] , ce qui décala les nuits par rapport au manuscrit original. Son édition des contes arabes où, pour la première fois, la culture et la religion islamiques étaient dépeintes en Europe de l’œil même des Arabes et non plus seulement rapportées par les Croisades, les pèlerins, les moines ou les marchands européens [18] , fut un succès immédiat; l’œuvre, par ses nombreux éléments merveilleux, contrastant avec les écrits cartésiens de l’époque où l’imaginaire et l’exotisme tenaient alors une place chétive. Les Nuits de Galland furent rapidement traduites dans les autres langues européennes. On peut considérer que l’arrivée des Nuits en France est en partie responsable du développement de l’Orientalisme [19] en Europe grâce à l’engouement qu’elle provoqua pour cette partie du monde plutôt mystérieuse. Dans les années qui suivirent et jusqu’au XIXe siècle, d’autres manuscrits furent découverts, relatant les contes des Mille et Une Nuits dans un ordre un peu différent et avec de nouveaux contes. Ces manuscrits furent à leur tour traduits, ce qui donna lieu à différentes versions des Alf laylah wa laylah.

Mais l’exotisme apporté par le recueil ne se répandit pas qu’en mots [20] . Il le fit aussi en images lorsque de talentueux artistes, comme Edmond Dulac et Marc Chagall, illustrèrent quelques contes des Nuits. Le thème fut aussi repris en musique entre autres par le compositeur russe Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908) qui composa la suite symphonique Shéhérazade, Opus 35. Il harmonisa sublimement le «Vaisseau de Sindbad», «l’histoire du prince Kalender», «l’histoire du jeune prince et de la jeune princesse» ainsi que «le Festival de Bagdad».

D’autre part, l’industrie cinématographique s’appropria elle aussi ce sujet en mettant sur pellicule la série télévisée I dream of Jeannie [21] (1965) jusqu’aux dessins animés de Disney avec Aladin. Les enfants étant toujours assoiffés d’histoires merveilleuses, les Nuits furent rapidement adaptées pour les petits en une version, souvent celle de Galland, épurée des éléments violents ou vulgaires et concentrée en éléments magiques, si bien que les autres contes se sont atténués dans l’imaginaire collectif et que seuls les Aladin, Ali Baba, Sindbad et Shéhérazade demeurent présents en mémoire lorsque l’on invoque les Mille et Une Nuits.

Forme des contes

«Et l’aube chassant la nuit, Shahrâzâd dut interrompre son récit.» C’est par ses contes jamais terminés à l’aube que Shéhérazade réussit à se maintenir en vie face au roi Shâhriyâr qui la menace de mort. Celui-ci, trompé par sa première femme qui avait forniqué avec un esclave noir durant son absence, s’est juré d’épouser une vierge chaque soir, de la déflorer et de la tuer au matin. Shéhérazade demande alors à son père, le vizir, de lui laisser épouser le roi. Elle prie ensuite sa sœur (ou son intendante selon différentes versions), Dunyâzâd, de lui demander de raconter une histoire en présence du roi. Shéhérazade, ne terminant jamais ses récits avant le lever du jour, réussit donc, par la ruse, à éviter l’homicide (ou devrait-on dire le «féminicide»…) du roi grâce à la curiosité de ce dernier, désireux de connaître la fin des contes. Au bout de mille et une nuits, il la gracie après qu’elle lui eut donné un fils (ou trois selon les versions).
Ce cadre emboîte tous les autres contes, de nuit en nuit. Mais Shâhriyâr et Dunyâzâd s’effacent rapidement au point que seul le nom de Shéhérazade est mentionné lors des changements de nuits. L’histoire de Shéhérazade, qui constitue le contexte narratif, permet ainsi de juxtaposer des contes qui n’ont aucun lien entre eux et qui ont grossi le contenu des Nuits de siècle en siècle. La particularité des Nuits repose dans le fait que ses contes sont sous une forme dite enchâssée [22] ou en tiroir. En effet, le lecteur rencontre d’abord un narrateur qui relate le cadre liminaire, l’histoire de Shéhérazade. Celle-ci raconte ensuite au roi un conte, par exemple le Conte du tailleur, du bossu, du Juif, de l’Intendant et du Chrétien [23] . Dans ce conte, où le bossu est au centre, elle raconte une à une les histoires du courtier chrétien, de l’intendant musulman, du médecin juif et du tailleur. Ce dernier raconte à son tour l’histoire d’un barbier. Le barbier, quant à lui, raconte celle de chacun de ses six frères. Cette méthode permet donc à Shéhérazade d’éterniser le récit et d’éloigner l’heure fatale. Cela ajoute aussi à la diversité de l’œuvre puisque chaque nouveau conte n’est pas nécessairement en lien avec le conte précédent et que même le genre du conte peut alors se modifier.


De fait, plusieurs genres différents sont présents dans les divers contes [24] . Cela prouve du même coup la variabilité des auteurs. On trouve d’abord des contes de ruse où le personnage central évite la mort ou d’autres situations périlleuses par ses tours ou par la force de son esprit. Tel est celui de Shéhérazade, qui grâce à ses contes, peut amadouer le roi, ou encore le Conte du Pêcheur et du Démon [25] où le pêcheur échappe au sort du démon en jouant l’incrédule face à sa capacité d’entrer dans sa bouteille. Aussi, les Nuits comportent des histoires merveilleuses, probablement les plus connues, où les génies, les sorcières, les fées ou les métamorphoses sont au centre du tableau. On peut placer parmi cette catégorie bien des histoires; citons seulement le Conte du Marchand et du Démon dans laquelle «la femme du prince des Îles Noires a changé dans sa ville les musulmans en poissons blancs; les zoroastriens en rouges, les chrétiens en bleus, les juifs en jaunes.» [26] Un autre genre présent sont les aventures amoureuses. On les retrouvent entre autres dans le Conte d’Ayyûb le Marchand, de son fils Ghânim et de sa fille Fitna [27] où un amour courtois entre Ghânim et la compagne du calife, Qût al-Qulûb, transpire tout au long du roman. Par ailleurs, on retrouve des épopées comme le conte, digne de l’Iliade, du roi ‘Umar an-Nu’mân et de ses deux fils Sharr Kân et Daw’ al-Makân [28] dont l’action s’étend de la Mekke à Constantinople en passant par Jérusalem, Bagdad, Damas et Césarée de Cappadoce, et dans lequel les héros «achiliens» musulmans moissonnent les têtes des Croisés byzantins à coups de cimeterres et d’invocations du Miséricordieux après moult péripéties des fils du roi an-Nu’mân. Enfin, on retrouve des anecdotes, tel le conte du bossu ou ceux d’Haroun ar-Rachid, et des fables disséminées dans plusieurs contes et faisant l’éloge des bienfaits du respect des principes de l’Islam. Ces éloges ou les démonstrations des érudits quant à leur connaissance du Coran ou de la science de gouverner prennent parfois une trop grande place dans certains contes, comme le font Nuzhat az-Zamân ou Dhât ad-Dawâhî avec les cinq jeunes filles devant Sharr Kân et an-Nu’mân respectivement [29] . Cela finit par lasser le lecteur dont la tentation de sauter des nuits augmente à mesure que ces longs discours s’éternisent.

La façon dont les contes sont rendus à l’écrit varie elle aussi. Si le texte original est rédigé en prose, notons qu’il est parsemé de vers souvent empruntés à des poètes arabes connus [30] . Ces vers servent à exprimer l’émotion des personnages ou à faire le panégyrique de califes ou du Prophète. On retrouve par ailleurs des styles d’écriture qui passent d’un niveau de rue vulgaire à un niveau littéraire soigné. Cela s’explique en partie parce que les manuscrits arabes auraient servi plus d’aide-mémoire [31] pour des conteurs s’adressant à une foule illettrée que de récits faits pour être lus d’un public érudit. Car il ne faut pas oublier que les Nuits existent d’abord pour être contées. On devine alors l’origine des exagérations titanesques qui se retrouvent dans l’Épopée d’an-Nu’mân où des millions de Croisés, décrits comme des couards puants et félons, ne parviennent pas à anéantir une poignée de «vrais croyants» fidèles au Dieu unique et à son Prophète qui chevauchent jusqu’aux portes de Constantinople en proférant que Dieu est le plus grand et qu’il n’y a pas d’autre dieu que Dieu. On peut facilement imaginer un conteur subjuguant ses auditeurs en donnant ainsi aux héros une vaillance grandement accrue face aux nombreux Infidèles byzantins. Les traducteurs européens, quant à eux, ont choisi de transformer les niveaux d’écriture afin que les contes puissent être lus, car la publication d’un recueil de niveau populaire risque de ne pas trouver preneur chez des lecteurs qui prennent plaisir à déguster les mots [32] . C’est donc Galland qui, le premier, malgré toutes les modifications et ajouts qu’il leur a apportés, aura fait des Nuits un recueil littéraire destiné à être lu. On ne peut donc que le remercier d’avoir fait connaître à l’Occident ce morceau de culture arabe.

Notons en terminant que Jamel Eddine Bencheikh [33] et André Miquel, que l’on peut qualifier de spécialistes des Nuits et comptant chacun de nombreux ouvrages sur le sujet, ont considéré, dans leur version des Mille et Une Nuits [34] , la plupart des traductions existantes, en plus des manuscrits originaux [35] , pour produire les trois tomes utilisés dans cette analyse, ce qui en fait l’une des éditions françaises les plus proches de l’original arabe et prenant ce qu’il y a de meilleur des traductions [36] . Un intérêt supplémentaire est apporté par cette édition du fait qu’ils font brièvement une présentation de chaque conte et que les tomes possèdent un glossaire des termes et personnages cités dans les contes ainsi qu’une carte géographique indiquant les lieux mentionnés. Quant au style d’écriture, ils ont eu le génie de rendre les éléments vulgaires comme les insultes, les menaces de mutilations ou de mort, ainsi que les éléments érotiques, par un vocabulaire recherché et diversifié, organisé par une syntaxe brillante, le tout bien loin du langage de rue. On éprouve paradoxalement du plaisir, purement littéraire, à lire des insanités. Le défaut de cette édition réside dans le fait qu’elle est incomplète, c’est-à-dire que les contes présents dans les trois tomes sont des contes choisis et qu’il manque au total 556 nuits. Mais les éditeurs stipulent que cette traduction est «destinée à paraître dans l’édition complète des Mille et Une Nuits prévue dans la Bibliothèque de la Pléiade», ce qui laisse présumer, espérons-le, qu’ils poursuivent leur ouvrage afin de compléter le recueil. En attendant la suite de l’excellente traduction française de Bencheikh et Miquel, ceux que les Nuits obsèdent pourront consulter toute la littérature qui a été écrite à leur sujet pour tenter de les analyser de contes en contes jusqu’au mot à mot. On n’a qu’à jeter un œil sur les bibliographies des divers livres pour se rendre compte de la richesse des études sur cette œuvre.

Personnages-type et thèmes principaux


Les Mille et Une Nuits, par leur ampleur et leur diversité, abordent bien sûr de nombreux thèmes. Un ouvrage exhaustif qui répertorie tous les thèmes des Alf laylah wa laylah est le classique de Nikita Elisséeff, Thèmes et motifs des Mille et Une Nuits [37] . D’autres analysent encore plus en profondeur certains aspects comme Jean-Louis Laveille avec Le thème du voyage dans les Mille et Une Nuits [38] ou Malek Chebel avec La féminisation du monde, essai sur Les Mille et Une Nuits [39] . Mais sans consulter ces livres, à la seule lecture des contes, il est possible de détacher des thèmes principaux et des personnages-type. Les personnages et les thèmes sont évidemment étroitement liés, puisque ce sont les acteurs des contes qui véhiculent toute l’idéologie des Nuits.

Ce qui frappe d’abord, et ce, au tout premier conte du roi Shâhriyâr et de son frère Shâh Zamân, c’est la considération de la femme. On n’en doute pas, les contes ont d’abord été créés par les hommes. Ceux-ci présentent donc, dès les contes précoces, la femme comme un être perfide, commettant l’adultère avec un autre personnage-type, un esclave noir. Ainsi, les deux frères cités plus haut surprennent leur femme respective en flagrant délit d’adultère. Non contents d’avoir été trahis, ils se font violer par la femme d’un génie endormi qui avait fait auparavant 98 victimes! Pire, la femme, dans certains contes, va même jusqu’à vouloir éliminer son mari, après l’avoir trompé, en le métamorphosant en chien dans le Conte du Marchand et du Démon et en transformant ses jambes en pierre dans celui du Pêcheur et du Démon. L’esclave noir représente le vice et la virilité à laquelle la femme ne peut résister, celle-ci se laissant même insulter pour conserver les faveurs de l’esclave noir comme le montre cet extrait où il s’adresse à une femme mariée :
«Tu mens, espèce de putain. Je jure par la virilité des Noirs — et qu’elle soit réduite à n’être plus que celle des Blancs —, je jure que si tu t’attardes encore une seule fois, je ne serai plus ton amant et ne mettrai plus mon corps sur le tien. Maudite sois-tu, comment peux-tu me délaisser pour suivre tes désirs, ô puante, chienne, la plus ignoble des Blanches!» [40]
Si elle est d’abord présentée comme source du malheur des hommes, la femme est en contrepartie loin d’être une sotte. Dans bon nombre de contes, elle est savante, connaissant à fond le Coran, l’histoire islamique et la science de gouverner. Par son érudition, elle impressionne même tous les grands hommes de la cour, dont le vizir et surtout le calife prêt à donner tout son royaume pour s’approprier une telle femme. C’est ce type de femme qu’on retrouve entre autres dans L’Épopée d’an-Nu’mân avec la fille de ce dernier, Nuzhat az-Zamân, et les Byzantines Abrîza et sa grand-mère, la «maudite vieille rouée» Shawâhî ad-Dawâhî. On pourrait placer dans cette catégorie Shéhérazade, qui par sa ruse, parvient à s’attirer la grâce du roi et, par le fait même, à sauver toutes les femmes. Dans les contes, certaines femmes possèdent des pouvoirs magiques. Il y a d’abord celles, sorcières félonnes, qui métamorphosent leur mari en animaux ou les pétrifient, nous en avons déjà parlé; et celle qui, au contraire, rendent aux métamorphosés, par aspersion d’eau, leur apparence humaine après les avoir reconnus sous une forme animale et ensuite de quoi elles épousent l’homme délivré du sort [41] . Enfin, n’oublions pas que la femme est aussi victime à travers les récits. Enlevée, enfermée dans un coffre, enterrée vivante, menacée de mutilation ou de mort, battue, violée, assassinée, elle subit tous les sévices imaginables. À titre d’exemple, citons seulement cette phrase choquante qu’un Bédouin crie à Nuzhat après l’avoir kidnappée: «par mon bonnet […], si je t’entends encore pleurer, je t’arracherai la langue pour la fourrer dans ton vagin!» [42] Le conte-cadre lui-même des Nuits, où Shâhriyâr se venge de l’affront subi en égorgeant une vierge innocente chaque matin, commence dans un esprit de violence envers la femme.

La femme dans les contes des Nuits

Même si la gent féminine occupe une grande place au sein des Nuits, elle n’en est pas le héros principal (si l’on ne tient pas compte de Shéhérazade). De fait, c’est plutôt un homme, souvent prince ou riche marchand, qui est le pivot de chacune des histoires. Ce personnage central, typiquement respectueux des valeurs de l’Islam, juste et vaillant, est soit trahi par un proche, son épouse, sa fratrie ou toute autre personne en qui il avait mis sa confiance, soit il cède à la curiosité (par exemple de voyager pour voir du pays) ou dilapide sa fortune. Il lui arrive alors moult aventures plus périlleuses les unes que les autres, où il doit s’exiler dans une autre ville, loin de chez lui et où il rencontre de nombreux personnages ayant vécu la même infortune que lui, chacun ayant son histoire à conter. Il connaît alors la misère, la faim, le vol et la tromperie. L’homme, très émotif, se lamente, pleure sur sa pauvre condition, pâlit, maigrit et s’évanouit [43] . Un brave homme, petit marchand ou chauffeur de hammam, désireux de faire une action qui lui attirera la grâce d’Allah, le prend alors en protection sous son toit sans savoir qu’il a devant lui un fils de roi déchu. Le protagoniste est ensuite soigné, nourri, lavé et vêtu des plus beaux vêtements du bon samaritain jusqu’à ce qu’il soit remis sur pied et qu’il décide de retourner dans sa ville d’origine, accompagné du sauveur qui considère alors comme son fils l’homme aidé. La chance revient ensuite au héros qui réussit à conter son histoire au calife, lequel lui remet une robe d’apparat, lui offre ses plus belles femmes et le place à la tête de sa ville d’origine après avoir puni les coupables [44] .

L’homme peut aussi se retrouver devant un roi qui le condamne injustement à mort pour une action non commise comme dans le Conte du Bossu. Tel Shéhérazade, il demande au roi de lui laisser entendre son histoire avant de faire exécuter la sentence. Celui-ci, ému par le récit, lui laisse la vie sauve et va même jusqu’à le récompenser. Notons enfin que l’homme, lorsqu’il s’éprend amoureusement d’une femme, en perd la raison et va jusqu’à dilapider toute sa fortune et risquer sa vie pour être auprès d’elle [45] . La femme possède donc une arme, son charme, qui lui permet de dominer l’homme à sa guise, comme le fait Abrîza, cette femme chrétienne qui mate facilement le grand guerrier musulman Sharr Kân [46] .
Finalement, on retrouve les génies, ou djinns, lesquels sont de deux types. D’abord, les démons qui n’ont pas de maître, dont la mythologie seraient d’origine indopersane, reliée au polythéisme hindou [47] . Ils peuvent reconnaître les humains, ils enlèvent les femmes, s’en prennent aux hommes et personne ne peut les contrôler sauf d’autres génies ou leur contrepartie féminine, les femmes djinns, avec qui ils peuvent engager un combat féroce en se métamorphosant tantôt en serpent, tantôt en dragon, tantôt en feu [48] . Ou bien encore ils aident deux amants lointains à se retrouver et les font voyager d’une ville à une autre en une seule nuit [49] . D’autre part, on retrouve d’autres djinns qui n’obéissent qu’à un maître possesseur d’un talisman, comme la lampe d’Aladin. Ceux-là ne reconnaissent pas les humains qui tantôt peuvent être leurs amis ou tantôt leurs ennemis selon le possesseur du talisman. Ces génies seraient quant à eux d’origine égyptienne [50] .

Ce sont donc là quelques personnages typiques présents dans les Nuits. On remarque une emphase sur le thème de la tromperie ou de la trahison, la femme étant souvent celle qui commet l’acte de félonie envers un prince vertueux. L’idée de l’aventure et du voyage transpire aussi de ces contes par toutes les péripéties et les exils dont sont victimes les protagonistes de l’ouvrage, ces aventures découlant souvent d’une trop grande curiosité. Mais cette curiosité, lorsqu’elle est présente chez le roi ou le calife ayant prononcé une sentence fatale, entraîne aussi la grâce du condamné qui raconte son histoire. La clémence est donc un thème important des Nuits; elle est d’ailleurs accordée durant mille et une aubes à Shéhérazade. N’oublions pas l’idée de la magie gravitant autour des génies et de certaines femmes dotées de pouvoirs surnaturels de métamorphoses. Enfin, un thème omniprésent dans tous les contes est celui de la religion. On retrouve en effet de multiples allusions à Dieu et au prophète. Les personnages n’hésitent pas à invoquer Dieu au moindre danger et à crier Son nom lors des batailles contre les Croisés. L’Islam est bien sûr la religion dominante, mais les Chrétiens, les Juifs et les Zoroastriens sont aussi représentés dans les contes. Le conte du roi an-Nu’mân est particulièrement intéressant dans ce domaine puisqu’il nous donne une vision, bien entendu exagérée, qu’avaient les Musulmans par rapport aux Chrétiens byzantins durant les Croisades.

Conclusion

Pour conclure, j’aimerais citer Nikita Elisséeff qui affirme qu’il «est difficile de circonscrire les limites et le contenu des Nuits, car ils varient selon les pays et les époques, c’est une forêt où chaque saison fait surgir d’autres plantes. Nous n’avons pas à notre disposition un texte bien établi, mais une collection sans cesse complétée. C’est un tapis aux vives couleurs tissé par différents conteurs arabes, où l’on peut retrouver une image du monde arabo-islamique des six premiers siècles de l’Hégire.» [51] C’est en effet une fresque culturelle d’une autre époque qui, malgré son style d’écriture peu recherché en arabe, pourrait être rangée aux côtés des classiques comme l’Odyssée d’Homère. Si l’idée de tromperie possède une place centrale dans le récit, celle de la clémence est tout aussi importante. On peut y voir là une fable morale, mais à la lecture de ces histoires enchâssées, l’objectif premier, si facilement atteint, est clairement de divertir. Les Alf laylah wa laylah nous entraînent dans un monde où l’univers magique et imaginaire s’harmonise avec les réalités historiques, souvent déformées par des conteurs enthousiastes, d’un monde arabe dominé par l’Islam. Les Mille et Une Nuits méritent bien plus que leur connotation juvénile et de nombreux contes autres que ceux des Aladin, Ali Baba et Sindbad n’attendent qu’à être lus et mis en images. Les quelques traductions européennes qui ont véritablement répandu cette parcelle du monde arabe hors de l’Orient ont su donner aux Nuits un niveau littéraire acceptable et les consacrer œuvre écrite agréable à lire, mais il n’en demeure pas moins que le plus grand plaisir demeure sans doute de se faire raconter ces aventures merveilleuses par un conteur envoûtant, n’hésitant pas à modifier les histoires selon les réactions des auditeurs.

Bibliographie

ANONYME. Les Mille et Une Nuits I, II et III, Édition de Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel, Paris, Gallimard, 1991 (tomes I et II) et 1996 (tome III).

ANONYME. The Arabian Nights, [En ligne]. Adresse URL : http://mfx.dasburo.com/an/a_index_commented.html

BENCHEIKH, Jamel Eddine. Les Mille et Une Nuits ou la parole prisonnière, Paris, Gallimard, 1988.

«CARPET». I dream of Jeannie, [En ligne]. Adresse URL : http://www.geocities.com/carpet65/

CHEBEL, Malek. La féminisation du monde, Paris, Payot, 1996.

CROCKER, John. The Arabian Nights’ Entertainment, [En ligne]. Adresse URL : http://www.crock11.freeserve.co.uk/arabian.htm

ELISSÉEFF, Nikita. Thèmes et motifs des Mille et Une Nuits, Beyrouth, Institut français de Damas, 1949.

LARZUL, Sylvette. Les traductions françaises des Mille et Une Nuits, Paris, L ’Harmattan, 1996.

LAVEILLE, Jean-Louis. Le thème du voyage dans les Mille et Une Nuits, Paris, L’Harmattan, 1998.

NOTES

[1] Sir Richard Burton, qui a produit une traduction anglaise des Nuits de 1885 à 1888, est aussi celui qui a traduit le Livre du Kama Sutra. Sa traduction des Nuits révèle entre autres les aspects érotiques et vulgaires présents dans les contes et censurés par les traducteurs précédents. Voir le site Internet suivant pour une version «électronique» commentée de la traduction anglophone de Burton : http://mfx.dasburo.com/an/a_index_commented.html
[2] Les Mille et Une Nuits to. I, II et III, Édition de Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel, Paris, Gallimard, 1991 et 1996, est la version qui a été choisie pour cette analyse.
[3] ELISSÉEFF, Nikita, Thèmes et motifs des Mille et Une Nuits, Beyrouth, 1949, pp. 20-23.
[4] Shâhriyâr est présenté comme un roi sassanide. Or, cette dynastie régnait bien avant l’Islam, du IIIe au VIIe siècles. L’histoire présente donc un anachronisme puisque Shéhérazade parle dans ses contes de Haroun ar-Rachid qui vécut au VIIIe et IXe siècles! Cela témoigne sans doute de l’origine diverse des contes, tel qu’expliqué plus bas.
[5] LAVEILLE, Jean-Louis, Le thème du voyage dans les Mille et Une Nuits, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 122.
[6] ELISSÉEFF, op. cit., p. 33.
[7] Ibid., p. 27.
[8] Conte du tailleur, du bossu, du Juif, de l’Intendant et du Chrétien (nuits 25 à 34) in Les Mille et Une Nuits, op. cit., to. III, pp. 201-318.
[9] L’Épopée de ‘Umar an-Nu’mân (nuits 45 à 145) in Les Mille et Une Nuits, to. I, pp. 221-658.
[10] Conte du portefaix et des trois dames (nuits 17-18) in Les Mille et Une Nuits, to. III, pp. 99-108.
[11] ELISSÉEFF, op. cit., p. 52.
[12] Le calife Haroun ar-Rachid (766-809), 5e de la dynastie abbasside, régna à Bagdad à partir de 786 et fit de cette ville un lieu florissant de richesses et un centre rayonnant de culture par son goût pour les arts et la musique. Il apparaît dans plusieurs contes des Nuits souvent déguisé et flânant dans les rues où il est témoin d’anecdotes dont il entraîne le dénouement.
[13] ELISSÉEFF, op. cit., p. 25.
[14] LAVEILLE, op. cit., p. 128.
[15] LARZUL, Sylvette, Les traductions françaises des Mille et Une Nuits, Paris, L’Harmattan, 1996, pp. 106-109.
[16] ELISSÉEFF, op. cit., p 57.
[17] LAVEILLE, op. cit., pp. 126-127.
[18] ELISSÉEFF, op. cit., pp. 7-14.
[19] Ibid., p. 15.
[20] http://www.crock11.freeserve.co.uk/arabian.htm
[21] http://www.geocities.com/carpet65/
[22] LAVEILLE, op. cit., pp. 122-123.
[23] Les Mille et Une Nuits, op. cit., to. III, pp. 201-318.
[24] Les Mille et Une Nuits, op. cit., to I, pp. 10-11.
[25] Les Mille et Une Nuits, op. cit., to. I, pp. 69-118.
[26] ELISSÉEFF, op. cit., p. 143.
[27] Les Mille et Une Nuits, op. cit., to. I, pp. 177-220.
[28] Ibid., pp. 221-658.
[29] Les Mille et Une Nuits, op. cit., pp. 221-658.
[30] ELISSÉEFF, op. cit., pp. 27-28.
[31] LARZUL, op. cit., p. 5.
[32] Les Mille et Une Nuits, op. cit., to. I, pp. 21-24.
[33] Ce dernier a entre autres écrit un ouvrage intéressant intitulé Les Mille et Une Nuits ou la parole prisonnière, Paris, Gallimard, 1988, où il «entreprend d’analyser la composition et la génération des récits, de découvrir la fonction des opérateurs, de mettre au jour l’organisation profonde d’un conte apparemment banal ou trompeur, de comprendre la stratégie subtile de ses significations.»
[34] Les Mille et Une Nuits, op. cit.
[35] Les Mille et Une Nuits, op. cit., to. I, pp. 20-21.
[36] LARZUL, op. cit., p. 15.
[37] ELISSÉEFF, op. cit. Soulignons au passage que ce livre donne une excellente analyse de l’origine des contes et des manuscrits, et qu’il traite des différentes traductions des Nuits à son époque. Il termine en produisant des tables de concordance entre les différentes traductions.
[38] LAVEILLE, op. cit.
[39] CHEBEL, Malek, La féminisation du Monde, essai sur Les Mille et Une Nuits, Paris, Payot, 1996.
[40] Conte du pêcheur et du démon (nuit 7) in Les Mille et Une Nuits, op. cit., to. I, p. 108.
[41] Tel est le cas dans Le Marchand et le Démon, op. cit. et Le Portefaix et les trois Dames op. cit.
[42] Les Mille et Une Nuits, op. cit., to. I, p. 302.
[43] Ceci est un aspect intéressant des personnages masculins des contes. Ceux-ci expérimentent toute la gamme d’émotions et pleurent facilement. Cela contraste avec les héros occidentaux dont nous avons l’habitude…
[44] C’est entre autres le prototype du Conte des deux vizirs et d’Anîs al-Jalîs in Les Mille et Une Nuits, op. cit., pp. 119-176.
[45] Ibid. et dans le Conte du vizir Nûr ad-Dîn et de son frère Shams ad-Dîn in Les Mille et Une Nuits, op. cit., pp. 127-200.
[46] L’Épopée d’an-Nu’mân, op. cit.
[47] ELISSÉEFF, op. cit., p. 50.
[48] Conte du portefaix et des trois dames, in Les Mille et Une Nuits, op. cit., pp. 7-126.
[49] Conte du vizir Nûr ad-Dîn et de son frère Shams ad-Dîn, op. cit.
[50] ELISSÉEFF, op. cit., p. 50.
[51] ELISSÉEFF, op. cit., p. 54.

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