Voici le début des commentaires de la Khamriyya d'Ibn al-Faridh traduits par Émile Dermenghem dans son ouvrage L'Éloge du vin (Al Khamriya) poème mystique de `Omar ibn al-Faridh.(Paris, Ed. Véga. 1980)
DONT NOUS NOUS SOMMES ENIVRÉS AVANT LA CRÉATION DE LA VIGNE.
BOURINI — Sache que cette qacida est composée dans la langue technique des çoufis, dans le lexique desquels le Vin, avec ses noms et ses attributs, signifie ce que Dieu a infusé en leur âme de connaissance, de désir et d'amour. Le Bien-Aimé, c'est tantôt le Prophète, tantôt l'essence du Créateur, l'Eternel (qu'il soit grand et haut !), parce que Dieu (qu'il soit exalté !) a désiré être connu et a créé. Sa création provient de l'amour[2]; et puisqu'il a aimé, puis créé, il est donc l'Amant et l'Aimé, le Demandeur et le Demandé. Le Vin, ici, c'est la Connaissance de Dieu et le désir ardent d'aller vers Dieu.
L'expression NOUS NOUS SOMMES ENIVRÉS signifie que nous avons été enivrés en entendant : « Ne suis-je pas votre Seigneur[3]? ».
AVANT LA CRÉATION DE LA VIGNE, c'est-à-dire avant l'existence ; car la vigne veut dire ce monde possible et temporel que l'omnipotence divine a fait sortir du néant.
NABOLOSI — L'expression NOUS AVONS BU signifie que nous, qui marchons dans la voie de Dieu de toute notre âme et de toute notre volonté tendue, nous avons bu.
A LA MÉMOIRE DU BlEN-AlMÉ. Ce Bien-Aimé, c'est la Vérité[4] (qu'Elle soit exaltée !) qui s'irradie sur ses serviteurs, extérieurement et intérieurement, par la forme de toutes les choses, celles-ci étant la trace des beaux Noms[5] de celui qui est absolument transcendant.
La MÉMOIRE (dzikr), c'est le souvenir après l'oubli de la distraction et après le voile de l'éloignement ; et ce mot peut signifier la citation avec la langue ou avec le cœur. C'est la répétition de son Nom (qu'il soit exalté !), conformément à sa parole (Coran, VI, 91) : « Dis : Allah ! et laisse-les à leur jeu vain. » Car s'occuper d'autre chose que Lui est un jeu vain, qui leurre les ignorants. C'est l'habitude des buveurs débauchés de boire au son des instruments et des chants. Notre cheikh (Ibn al Fâridh) a fait la même chose, mais en renversant l'ordre et en découvrant les réalités de la générosité divine. Et il veut faire entendre que la mémoire (mention) de l'Aimé est pour lui, comme le serait une musique, le meilleur moyen d'arriver à l'allégresse.
Le VIN signifie la boisson de l'Amour Divin qui résulte de la contemplation des traces de ses beaux Noms. Car cet amour engendre l'ivresse et l'oubli complet de tout ce qui existe au monde.[6]
DONT veut dire : par ce Vin, émanation (nach'a) générale et particulière, qui s'irradie de forme en forme (çoura), qui descend de sourate (du Coran) en sourate (soura) [7]
NOUS NOUS SOMMES ENIVRÉS, c'est-à-dire nous avons perdu, à force d'allégresse, connaissance de tout ce qui est autre
que la Vérité. Nous sommes parvenus, par le fumet de cette subtile liqueur, à l'oubli même de notre oubli.
AVANT LA CRÉATION DE LA VIGNE, veut dire que cette ivresse a devancé dans la prescience divine l'apparition de toute chose prédestinée. En effet, sans la réalisation première dans l'existence éternelle, la réalisation seconde ne serait pas, ni la trace contingente de l'Existence éternelle.
NABOLOSI — Ce VIN, c'est l'Amour divin éternel qui apparaît dans les manifestations de la création. Dieu (qu'il soit exalté !) a dit (Coran, V, 59) : « Il les aime et ils L'aiment. » Le soleil de « Il les aime » se reflète dans la lune de « ils L'aiment », et c'est toujours la même lumière, la lumière de l'une étant de même nature que celle de l'autre[10]. Et c'est encore, ce Vin, la lumière qui brille en tout lieu, et c'est encore le vin de l'Existence véritable et l'appel véridique. Toute chose a bu de ce vin et en elle ap- paraît l'ombre et ce qui donne l'ombre. Il est l'amour qui fait germer toutes les graines et il est le vin qui enivre l'esprit de Zeid et de 'Amr[11] et il est l'existence qui fait déborder toutes les générosités. Il est l'appel de : « Kôun fa yakoûn. Sois, et elle est[12] », d'où sort tout mouvement et toute stabilité. Il est la substance qui maintient toutes les substances. Et tout cela n'est que descrip- tions et manières de dire pour désigner seulement les vêtements de Soulaïma et de Asma[13] car celui qui a compris le signe n'a pas besoin de l'expression, et ceux qui en ont goûté savent le sens vrai de ce qui est écrit sur le papier et le secret des cœurs nobles.
Que veut dire la PLEINE LUNE (badr) ? C'est l'homme parfait, le savant qui cherche consciencieusement la vérité et qui la pratique[14]. LeQâmoûs[15] dit que badr c'est la lune en son plein ; le Çahâh[16] dit qu'on l'a appeléebadr parce qu'elle « s'empresse après » le soleil, comme si elle activait le coucher de celui-ci. L'homme parfait est rempli de la Vérité (qu'Elle soit exaltée !) (comme un verre de vin) par l'irradiation (tajallî), l'apparition et le lever de Sa lumière. L'homme parfait s'empresse après le soleil de l'Unité[17] en se levant dans les ténèbres de la création, comme s'il activait son coucher ; il le cache aux yeux des sceptiques ; il est le lieu où s'irradie parfaitement la Vérité ; il est la porte des dons et des grâces[18].
Le VERRE signifie le lieu d'élection de l'apparition et de l'irradiation pour le maqâm[19] très haut, et l'on appelle l'homme parfait un verre parce que ce qui est en lui est un vin enivrant. L'esprit de celui qui boit ce Vin se détache de la considération des mondes visibles. L'homme parfait dit au novice (mourîd)[20] sincère ce qui a été infusé en lui des sciences certaines de ce Vin. Le mourîd sincère le boit donc de cet homme parfait. Sa quantité (kimiya) et sa qualité (keifiya) s'anéantissent et il ne reste de lui rien d'autre que Lui.[21]
Déjà Bayazîd Bisthâmî († 874) avait professé la doctrine de l'extinction, de l'annihilation (fanâ’) et de la déiformation (baqâ' : de baqiya, être perpétuel, immuable). Il faut passer par le rien pour trouver le tout, dit saint Jean de la Croix. « Quand l'homme n'est rien, disait de même Bisthâmî, il est avec tout... Les créatures sont sujettes aux états, mais l'initié n'a pas d'états, parce que ses vestiges sont effacés et son essence annihilée par l'essence d'un autre, et ses traces sont perdues dans les traces d'un autre... Je suis sorti de moi-même comme un serpent de sa peau. Puis j'ai regardé. J'ai vu que l'amant, l'aimé et l'amour sont un, car dans le monde de l'unification tous peuvent être un. Je suis le buveur et le vin et l'échanson. »
Ce thème est l'un des plus souvent traités par les çoufis des siècles suivants, dans le Maghreb aussi bien qu'en Orient, en arabe aussi bien qu'en persan. Ibn 'Arabî qui naquit en Andalousie et mourut à Damas en 1240, définit le fanâ' : la vision, la « réalisation », de la part du serviteur que Dieu maintient, se tient sous toutes choses. (Definitiones, édition en arabe, par G. Flügel, Leipzig, 1845.) Le point de vue ontologique et le point de vue mystique sont étroitement liés dans sa doctrine de l'unité de l'exis- tence, wahdat al woujoûd. Il définit la « réalité »,haqîqa, de la façon suivante : « Ses attributs (du Seigneur) se substituent aux tiens, car c'est lui qui agit pour toi, en toi et de toi et pour toi. » Et il dit, d'après un énergique et pittoresque verset du Coran (XCVI, 15) : « Il n'y a pas de créature que Dieu ne traîne par sanâciya (touffe de cheveu du milieu du front). »
On saisit ici sur le vif comment les penseurs mystiques ont déduit une métaphysique profonde des conceptions ordinaires de la religion et de la théologie. Malgré les motazilites et les qadarites, partisans du libre arbitre, les conceptions qui insistaient sur la toute-puissance, la souveraineté, la prescience et la liberté absolue de Dieu, sur la prédestination, l'emportèrent surtout après Ach'arî. Les uns et les autres manquaient d'envergure métaphysique et risquaient d'aboutir à des conclusions intenables, d'un côté au « pélagianisme », de l'autre au fatalisme. Si l'homme est auteur absolu de ses actes, Dieu n'est plus l'auteur de toutes choses, et si Dieu est l'auteur de nos actes, que deviennent notre liberté, notre responsabilité et sa justice ? Les çoufis et Ibn 'Arabî s'empareront des thèses de la théologie officielle et des versets coraniques pour leur faire exprimer les conceptions de l'unité de l'existence et de l'union mystique transformante. Leur Dieu n'est pas un tyran capricieux qui n'a aucun compte à rendre de ses fantaisies, mais la Réalité (al Haqq) absolue, dont tous les êtres tirent leur être, qu'il ne tient qu'à nous d'appréhen- der en purifiant notre esprit des idées fausses et notre cœur des désirs mondains, et auquel le mystique s'unit par la connais- sance et l'amour. Décrivant la septième « vallée » dans le Langage des oiseaux, le Persan 'Attâr écrit : « Là tu vois disparaître devant un seul rayon du soleil spirituel les milliers d'ombres qui t'entourent... Lorsque l'Océan de l'immensité cesse d'agiter ses vagues, les figures formées à leur surface disparaissent. Ces figures ne sont autres que le monde présent et le monde futur. Ce- lui dont le cœur s'est perdu dans cet océan y est perdu pour toujours et demeure en repos. Dans cette mer paisible il ne trouve autre chose que l'anéantissement... Si une chose pure tombe dans cet océan, elle y perdra son existence particulière... En cessant d'exister isolément elle sera belle désormais. Elle existe et n'existe pas. Comment cela peut-il se faire ? L'esprit est impuissant à le concevoir. »
Ce mystère préoccupait Joseph de Maistre. Quelle personnalité peut laisser subsister cet anéantissement de l'individualité qu'une Marie des Vallées compare à la transubstantiation eucharistique ? (Les trois Personnes de la Tri-unité ne sont pas trois individus divins). Il pensait que le « système de Mallebranche de la vision en Dieu n'est qu'un superbe commentaire de ces mots si connus de saint Paul : C'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être », et que « le panthéisme des stoïciens et celui des Spinoza sont une corruption de cette grande idée ». Il avait été ébloui et « prêt à se prosterner » la première fois qu'il avait lu la phrase fameuse : « Dieu est le lieu des esprits comme l'espace est celui des corps. » Le Sénateur des Soirées de Saint-Péters- bourg fait allusion dans le Xe entretien aux images de Mme Guyon et de Fénelon sur les âmes qui se perdent en Dieu comme les fleuves dans la mer, et se demande : « Toutes ces eaux ne peuvent se mêler à l'océan sans se mêler ensemble, du moins d'une certaine manière que je ne comprends pas... Lorsque la double loi de l'homme sera effacée et que ses deux centres (sans doute l'âme charnelle et l'esprit, lanafs et leroûh des Arabes) seront confondus, il sera Un : car n'y ayant plus de combat dans lui, où prendrait-il l'idée de la duité ?... Que deviendra le Mo i, lorsque toutes les pensées seront communes comme les désirs, lorsque tous les esprits se verront comme ils sont vus ? Qui peut comprendre, qui peut se représenter cette Jérusalem céleste, où tous les habitants, pénétrés par le même esprit, se pénétreront mutuellement et se réfléchiront le bonheur ?... Plus on examine l'univers et plus on se sent porté à croire que le mal vient d'une certaine division qu'on ne sait expliquer et que le retour au bien dépend d'une force contraire qui nous pousse sans cesse vers une certaine unité tout aussi inconcevable. »
Dans le christianisme, les fidèles sont appelés à devenir divinæ consortes naturæ, vivant à la vie divine à proportion qu'ils meurent à la leur propre, tuant le « vieil homme » pour s'identifier à l'Adam nouveau (saint Paul, I Cor., XV,Ep hès., IV, 24,Rom. VI). Les sacrements du baptême et de l'eucharistie font mourir avec le Christ mort et ressuscité pour revivre avec lui à la vie éternelle (Paul, Rom., VI et ICor., X, 17 et XV). Jésus triomphant des ténèbres appelle tous les hommes à ne faire qu'un avec lui comme il ne fait qu'un avec le Père (Jean, XIV, XV et XVII). Non seulement il restaure l'unité perdue de la nature humaine en ré- parant la division causée par le péché d'Adam, mais en assumant pour la régénérer et la glorifier cette nature, il assure la com- munion de celle-ci à la divinité, de telle sorte que Dieu soit tout en tous (ICor., XV, 28). Ce qui signifie, commente Origène (Principes, 1. VIII, ch. VI) « que chaque substance intelligente étant parfaitement purifiée, toutes ses pensées seront Dieu ; elle ne pourra voir et comprendre que Dieu ; elle possédera Dieu et Dieu sera le principe et la mesure de tous ses mouvements ; ainsi la fin des choses nous ramènera au point dont nous étions partis. »
L'on trouve dans la mystique musulmane les conceptions analogues de l'Homme Parfait et duNoûr (lumière) compris comme Logos. Et Jésus-Christ est appelé Verbe d'Allah dans le Coran lui-même. La doctrine essentielle de la mystique musul- mane est que Dieu est seul l'Être absolu, que les choses, néant en elles-mêmes, n'ont d'autre être que celui que Dieu leur donne ; ayant réalisé la vérité ontologique, ayant renoncé à attribuer aux créatures une existence réelle absolue, le mystique voit Dieu en tout et tout en Dieu ; ayant renoncé à soi-même, il vit en Dieu et Dieu vit en lui.
Dieu a dit (Coran, XIII, 18) : « C'est ainsi que Dieu distingue le vrai et le faux. Tandis que l'écume s'en va, inutile, ce qui est utile aux hommes demeure sur la terre. » Et il a dit (Coran, passim) : « C'est Dieu qui est dans les cieux et sur la terre. » Les choses contingentes s'effacent tandis que l'Existence réelle demeure telle qu'elle était avant la création, et l'aspirant (sâlik) s'effacera aussi.
Les mots ET LUI EST, qui se rapportent à ce vin, sont pour affirmer qu'il est une substance existante, une vérité lumineuse,éternelle, perpétuelle.
Il est un SOLEIL qui se lève, qui éclaire toute chose prédestinée et toute chose imaginée, selon sa science et sa volonté, et se- lon la direction qu'il donne à son ordre éternel, stable. Dieu a dit (Coran, XXIV, 35) : « Dieu est la Lumière des cieux et de la terre », c'est-à-dire qu'il illumine ces choses de sa lumière et c'est de Lui qu'elles tiennent leur être[22], par le décret de son apparition, que l'on réalise ou non sa présence[23]. Car la lumière du soleil qui se lève aux horizons et fait face à la lune, apparaît en celle-ci sans que le soleil se déplace vers elle ou se rencontre avec elle.
L'expression FAIRE CIRCULER, veut dire connaître ses Noms et ses beaux Attributs.
Le CROISSANT (hilâl), c'est la pleine lune (badr) elle-même ; mais du seul fait d'apparaître elle-même, elle est un peu éclip- sée, pour ne pas montrer toute la lumière qu'il y a en elle, comme la terre qui se met entre la lune et le soleil transforme la pleine lune en croissant.
Si l'homme parfait est pleine lune, il n'y a pas en lui d'hétérogénéité et il ne peut pas s'exprimer ; mais s'il est croissant, son moi l'éclipse un petit peu ; il apparaît alors comme croissant et peut servir les convives (ainsi qu'un échanson).
LORSQU'IL EST MÉLANGÉ veut dire : quand il est mêlé à une substance différente de lui.
Les ÉTOILES ? C'est encore ce croissant, lorsqu'il se retourne[24] et considère les autres ; il devient alors étoile pour guider les hommes, et ceux qui le suivent marchent à sa lumière. Dieu (qu'il soit exalté !) a dit (Coran, XVI, 16) : « Avec les étoiles, ils sont guidés » ; et le Prophète (sur lui la prière et la paix !) a dit : « Mes compagnons sont comme des étoiles ; quel que soit celui que vous suiviez, vous serez dans la bonne voie ». Le compagnonnage c'est la rencontre, même seulement spirituelle, entre gens de la Voie.
COMBIEN (d'étoiles resplendissent !) : ce combien ! exclamatif, symbolise que le mélange (dont on a parlé) par la prise de conscience et la perte de conscience, la découverte et l'éclipsé, est la station (maqâm) de celui qui prie (da’i). Mohammad (sur lui la prière et la paix !) a dit : « Certes, cela m'oppresse le cœur, et je demande pardon à Dieu plus de septante fois par nuit et par jour. » Tel est l'état de l'étoile qui guide dans les ténèbres de la terre et de la mer.
Il y a donc trois aspects unis et distincts : le parfait et assuré, le gnostique et le guide, l'aspirant sincère. Ce sont trois personnes distinctes ou bien trois rôles distincts d'une même personne : soleil, lune, étoile.
Eblouis par les mystères véridiques, envahis par les subtils secrets, ils n'ont plus aucun doute, ils sont libérés de toute perplexité.
SANS SON PARFUM JE N'AURAIS PAS TROUVÉ LE CHEMIN DE SES TAVERNES ; SANS SON ÉCLAT L'IMAGINA-
TION NE POURRAIT LE CONCEVOIR.
NABOLOSI — SON PARFUM, c'est le monde de l'esprit suprême (er roûh el a'dham) qui « procède du commandement de Dieu ». (Coran, XVII, 87).
Les TAVERNES, ce sont les présences de la Substance très élevée, les différents Noms et Attributs très hauts. Sans les parfums qu'exhalent ces présences, dit le poète, je n'aurais pas été guidé vers les beaux Noms et les hauts Attributs. Car ces traces qui portent ce secret caché, leurs parfums se sont exhalés et ont embaumé le monde, et n'a été frustré de les sentir que celui qui n'a pas l'odorat assez fin pour les sentir et pour s'assurer des sciences incomparables et des différentes branches de la Connaissance.
SON ÉCLAT est une figure pour dire la lumière (noûr) de l'Intellect ('aql) humain, et cet intellect est la lueur de l'éclair spirituel, et cet éclair spirituel est un symbole duroûh al amrî[25], qui est comme un clin d'oeil.
Dieu a dit (Coran, LIV, 50) : « Nous ne commandons qu'une seule fois, comme un clin d'œil ». L'intellect est à l'esprit ce que la langue est à l'homme. Sans son ‘aql lumineux (du Vin) dont l'esprit humain est le reflet, l'imagination, qui inspire, au cœur, des symboles inadéquats, n'aurait pas attribué à ce Vin, symbole de la Vérité universelle, absolument réelle et divine, une image ; car ce Vin n'a pas d'image en soi[26]. L'intellect est dans la nécessité de lui attribuer une image, car il ne peut penser une chose sans se la représenter. On a dit que le jugement dérive de la représentation. La représentation ne nuit pas aux gens de la con- naissance, qui sont assurés des vérités de la foi. Quiconque possède un intellect avec lequel il se représente Dieu est dans la né- cessité d'affirmer sa divinité et ses Attributs, Noms et Actes. Le Cheikh al Akbar (Ibn 'Arabî) (que Dieu sanctifie son esprit !) a dit : « Dieu n'a pas de forme et Il a toutes les formes. »
LE TEMPS EN A SI PEU CONSERVÉ QU'IL EST COMME UN SECRET CACHÉ AU FOND DES POITRINES.
NABOLOSI — Cela signifie qu'il ne reste que très peu de ce Vin dans les vues intérieures de ceux qui sont tenus à l'obser- vance de ses sentences, et cela, parce que les distractions se sont emparé du cœur de la plupart d'entre eux. Le TEMPS veut dire ici les charmes de ce monde et ses pompes qui distraient les cœurs négligents et empêchent de s'élever à la contemplation des irradiations (tajallî) de la Vérité (qu'elle soit exaltée !)[27]. Le TEMPS qui est le symbole des charmes vains de ce monde et de ses faux ornements, n'a laissé dans le cœur de la plupart des adorateurs aucune trace de spiritualité et aucun reste duroûh al amrî.
COMME UN SECRET signifie que cette vérité est cachée dans les intelligences humaines, comme les secrets sont cachés et
conservés dans les consciences de ceux qui ont reçu la science divine
[1] Le Vin est employé pour signifier l'amour divin, amour de Dieu pour Lui-même et amour de Dieu pour les hommes et des hommes pour Dieu, cause et fin de l'univers. Amour générateur du monde et amour déiformateur des âmes. Amour inséparable de la connaissance. Mahabba et ma'rifa. Amour d'autant plus grand que la connaissance est plus parfaite (Léonard de Vin- ci). Amour qui nait de la connaissance vraie aussi nécessairement que la lumière du soleil (Spinoza). Amour qui transforme l'amant dans l'objet de son amour, au point que l'Amant, l'Aimé et l'Amour deviennent un.
Le symbolisme bachique est très ancien et très fréquent chez les mystiques. LeCantique des Cantiques l'emploie en même temps que le symbolisme érotique. La vigne, le raisin, le vin et la coupe se trouvent dans les mystères antiques, la légende du Graal, la messe catholique. Un des fameux vitraux de Saint-Étienne du Mont, le « pressoir mystique », représente le corps du Christ sous une presse d'où coule à flots la boisson salvatrice. Jésus s'était lui-même comparé à la vigne.
En hébreu, les mots vin (yain) et mystère (sôd) ont la même valeur numérique : 70, et se rapprochent par conséquent selon le procédé cabalistique de guématrie. Le Talmud indique en effet ce rapport à plusieurs reprises. Le Zohar, à propos du banquet des élus après la résurrection, parle du vin conservé depuis la création et qui sera servi aux justes ; il s'agit, dit-il, des mystères cachés depuis la création du monde et qui seront alors révélés. Le grand recueil cabalistique parle aussi du vin où le Roi-Messie a lavé sa robe dès le jour de la création du monde, conformément au mystérieux verset LIX, II, de la Genèse. Selon Siméon ben Yochaï, les grappes de la Terre Promise rapportées à Moïse par ses espions figurent l'enseignement de la Hagada. Selon la tradi- tion juive talmudique commentant le Cantique des Cantiques, Dieu est l'Époux, l'Assemblée d'Israël, ensemble des âmes sancti- fiées, est l'Épouse, et la Loi est symbolisée par le vin. (Cf. Paul Vulliaud,La Kabbale juive, I, 164, etLe Cantique des Cantiques d'après la tradition juive, p. 59).
En Islam, l'interdiction de boire le vin matériel accentue encore la force et la portée du symbole. Les poètes profanes lui fe- ront signifier les plaisirs mondains et les poètes mystiques la grâce divine, l'ivresse de l'amour spirituel et la science ésotérique. Les uns et les autres ont manié ce thème d'une façon très heureuse. « Le vin, la torche et la beauté sont les épiphanies de la Véri- té (Dieu) », dit Mahmoûd Châbistârî dans son beau poème Gulshân i Râz, le Jardin de la Rose (texte persan et traduction an- glaise, par E. H. Whinfield, Londres, 1880, in-4°, p. 78). Le Vin, commente Lâhijî, est l'extase qui transporte le çoufi hors de lui- même à l'apparition des irradiations du Bien-Aimé ; la Torche, c'est la lumière allumée dans son cœur par cette apparition, et la Beauté, c'est la Vérité elle-même rendue manifeste et présente. « Bois à longs traits, continue Châbistârî, le vin de l'annihilation... Bois le vin qui te délivrera de toi-même et fera tomber dans l'Océan l'être de la goutte d'eau. Bois le vin, car sa coupe est la face de l'Ami ; la coupe est son œil chaviré par l'ivresse. Cherche le vin sans coupe ni gobelet ; le vin, c'est le buveur, l'échanson, c'est la coupe. » C'est-à-dire que le vin de l'unification annule toute pluralité phénoménale, détruit le moi et absorbe tout dans l'unité.
De même, Bâyazîd Bisthâmî ( † 261/875) disait : « Je suis le buveur, le vin et l'échanson. Dans le monde de l'Unification tous sont un ». Yahya ben Mo'âdz ar Râzî lui ayant écrit un jour : « Je suis ivre d'avoir bu à fond la coupe de son amour », Bisthâmî lui répondit : « Un autre a bu les mers du ciel et de la terre et n'est pas encore désaltéré. Il tire la langue et demande s'il n'y en a pas encore. » A partir de cette époque le symbolisme bachique devient courant dans le çoufisme. Avant lui les deux premiers exemples connus sont de Dâ'oûd at Tâ'î († 165), un des premiers çoufis (comme il avait souri et qu'on lui demandait pourquoi, « au crépuscule, répondit-il, on m'a donné un vin qui s'appelle la boisson de l'intimité ; aujourd'hui j'ai fait un festin et me suis abandonné à la réjouissance »), et de Dzoû'n Noûn al Miçrî ( f 245) qui parle de la coupe de l'amour. Naturellement, les çoufis ont tiré parti et interprété mystiquement le verset LXXVI, 21 du Coran, qui dit : « Leur Seigneur leur fera boire une boisson pure », le verset LXXXIII, 25 : « On leur donnera à boire un vin parfumé et scellé », les versets XLVII, 16, XXXVII, 44-46, LVI, 18, LXXVIII, 34, LXXVI, 5 et suiv., etc., qui parlent de boisson, de vin, de coupes, de sources et d'échansons.
La taverne peut être le lieu de réunion des çoufis, comme elle peut signifier le monde entier, manifestation de l'Absolu. De même l'échanson peut être Dieu, versant sa grâce, ou le mystique initié capable de la communiquer aux hommes.
Le symbolisme du vin a été employé par les mystiques chrétiens, notamment à propos du Cantique des Cantiques, commenté ou imité par saint Jean de la Croix, sainte Thérèse, etc., etc... Marie des Vallées entendait par vin les joies spirituelles.
[2] « J'étais un trésor caché, J'ai voulu être connu et J'ai créé », dit un hadits souvent cité par les mystiques.
« L'amour est la cause finale de la création », dit Jâmî dans Yousouf et Zoulaïkha. — « Tu saecla nondum currere coeperat, Tu nos amabas ». (Hymne des Vêpres du Sacré-Cœur)
[3] Lors du Covenant (mîtsâq) (Coran, VII, 171). Quand Dieu interrogea la masse des âmes futures dans les reins d'Adam pour se faire rendre un témoignage solennel d'adoration et d'obéissance. Cf. ci-après, p. 235.
[4] Al Haqq ou la Réalité, c'est-à-dire Dieu.
[5] A Dieu les plus beaux noms, dit à plusieurs reprises le Coran. On en compte 99 : le Généreux, le Puissant, le Fort, le Miséricordieux, le Clément, sans borne, l'Éternel, Celui qui subsiste par soi-même, etc...
[6] On trouve une nourriture délectable quand on renonce aux vanités de la vie », conclut saint Thomas d'Aquin au chant XI du Paradis de Dante. — « C'est un sacrifice agréable à Dieu que celui par lequel on s'arrache en quelque sorte à son corps et à ses inclinations ; c'est le vrai culte divin. Celui qui dans ses pensées rejette toute image visible et tout ce qui vient des autres sens pour ne plus faire agir que sa pure intelligence, celui-là poursuit la vraie philosophie... L'âme du gnostique doit être tout d'abord débarrassée de son enveloppe matérielle, c'est-à-dire affranchie des frivolités des sens, des idées vaines et inadéquates et des passions ; alors elle recevra la lumière qui la sanctifiera » (vie purga- tive, illuminative et contemplative), dit Clément d'Alexandrie (Stromates, V, II), qui ajoute : « Ce n'est pas sans fondement que les mystères chez les Grecs commençaient par les ablutions. Pour nous, chrétiens, la purification se fait par la confession et on arrive à la contemplation par l'analyse ». — Le gnostique de saint Paul et des Pères de l'Église, c'est le'âri f, et la gnose, lama'ri f a des çoufis. Les mystiques catholiques mo- dernes insistent plus particulièrement sur le côté expiation, compassion, via crucis, et les çoufis sur le côté métaphysique, sur la conscience de l'unité de l'être prise par le mystique, mais si les méthodes et les attitudes diffèrent parfois, la doctrine est la même.
[7] Les créatures diverses, manifestations de Dieu, sont comme les chapitres, versets, mots et lettres de la Parole divine. Cette idée se retrouve chez plusieurs çoufis. Elle montre clairement le sens panenthéiste, non panthéiste, de la doctrine.
[8] Le mot adâra peut signifier entourer ou faire circuler, offrir à la ronde. Il y a dans ce vers une double série d'images subtiles pivotant sur ce mot et réunissant tous les astres du ciel : le disque et le croissant lunaire, le soleil, enfin les étoiles ; et d'autre part une série d'images se rapportant au vin : verre que fait circuler un échanson (le hilâl, croissant, évoque une jeune beauté ; on pourrait paraphraser : « Que fait circuler un (échanson beau comme un) croissant » ; mais l'image, si elle en devenait plus claire et précise, serait peut-être trop matérialisée.) Le commentaire de Boûrînî précise que le vin est la connaissance divine, le verre ceux qui ont cette connaissance, spécialement les prophètes et surtout Mohammad, et le croissant, ceux qui la transmettent, notamment les compagnons du Prophète qui a dit : « Mes compagnons sont comme des étoiles qui vous guident dans la bonne volonté », et les disciples de ceux qui ont la Connaissance.
[9] Quand on verse quelque autre liquide dans une coupe de vin des bulles brillantes se forment à la surface. Cette image est assez fréquente dans la poésie orientale. « Les êtres sont comme des bulles sur le vin dans le gobelet de l'existence », dit 'Omar Khayyâm.
[10] Ailleurs, dans le commentaire du poème : « Mon cœur m'a dit ... », Nâbolosî,-établit de même, en s'autorisant de ce verset coranique, la possibilité de la Mahabba, amour réciproque entre Dieu et l'homme, et écrit : « L'amour divin qui est dans le serviteur, c'est la descente de l'amour divin qui est dans le Seigneur ». — Dieu est en effet la Beauté éternelle qui par nécessité de nature désire être aimée, et se manifeste par amour. L'amour profane est une image de l'amour divin, comme la lumière de la lune reflète celle du Soleil (comme l'être des créatures a sa source dans l'Être divin). L'âme languit du besoin de se réunir à ce dont elle a été séparée par l'illusion de l'individualité et le voile du monde sensible. L'Amour s'incarne tout particulièrement dans l'Homme Parfait qui fait le pont entre les deux mondes et les deux modes de l'être, cause première et cause finale de la création, (« Tu m'as aimé avant la fondation du monde », dit Jésus, Jean, XVII, 24) image de Dieu qui reflète tous ses Attributs, et qui se manifeste par les prophètes et les saints, seuls parfaits effectivement, alors que tous les hommes le sont en puissance. (Cf. note 10.) — L'amour est l'essence de toute religion, dit Jalâl addîn Roûmî, « plus un homme aime et plus profondément il pénètre les secrets divins. L'amour est l'astrolabe des mystères célestes ; il purifie et rend clairvoyant l'œil spirituel. » II implique l'identité de volonté ; il abolit le conflit entre la liberté et la nécessité ; il unit à l'être universel, au-dessus de toutes les limita- tions. « Je ne suis d'aucun pays... au-dessus du ciel et de l'enfer... hors de la lignée d'Adam... Transcendant l'âme et le corps, je vis dans l'âme de mon Bien-Aimé, de nouveau Un. »
[11] Noms employés couramment dans les exemples de grammaire. Comme nous dirions : de Pierre et de Paul, c'est-à-dire de quiconque.
[12] Koun fa yakoûn. « Quand Dieu a résolu quelque chose, il dit : « Sois » et elle est. » Coran, II, III ; XXXVI, 82.
[13] Noms employés couramment dans les exemples de grammaire. Comme nous dirions : de Pierre et de Paul, c'est-à-dire de quiconque.
[14] « Faire la vérité », dit saint Jean. Ici il s'agit de celui qui est à la fois uléma, docteur, qui sait ce qu'il faut faire, et qui le fait. Idée fréquentechez les moralistes. Cf. Patrologia orientalis, t. XIII, 1919, p. 349, Asin Palacios, Logia et agrapha Domini Jesu apud moslemicos scriptores... : « Dixit Jesus qui scientia prœditus fuerit, et fecerit et docuerit, hic vocabitur magnus in regno cœlorum », d'après Ghazâlî.
[15] 67Encyclopédie, par Firoûzâbâdî, † 1414, défenseur d'Ibn 'Arabî.
[16] Autredictionnaire.
[17] Ou de l'Unicité
[18] Selon la métaphysique de l'école des Wahdatîya, professant l'Unité de l'Existence, wahdat al woujoûd, fondée par Ibn 'Arabî, les choses ont un degré supérieur d'existence dans le Savoir divin (cf. la dissertation de saint Thomas d'Aquin se demandant s'il vaut mieux pour les créatures exister seulement dans le Savoir divin, ou avoir une existence extérieure actuelle) dont elles éma- nent par une évolution en cinq temps. Les esprits, par une involution inverse, réintègrent l'essence divine. — On voit ici une conception analogue aux théories néoplatoniciennes, et qui se retrouvera en Europe, spécialement accentuée chez un Scot Erigène, puis chez les théosophes martinistes du XVIIIe siècle, etc. — L'Homme Parfait ou l'Homme Universel est le nœud de cette évolution-involution. Il est le microcosme à travers lequel Dieu est manifesté à lui-même. En cet Homme-Dieu sont réunis les deux attributs complémentaires Seigneur et serviteur. C'est ce Médiateur universel que Dieu proposa sous la forme (çoura) d'Adam à l'adoration des Anges. Iblis (Satan) fut damné pour avoir, trop radical monothéiste, refusé de se prosterner devant lui. De même, selon des spéculations chrétiennes, Satan refusa d'admettre le Christ, nouvel Adam, incarnation du Verbe Fils du Père, de la seconde hypostase en laquelle Dieu prend conscience de soi-même éternellement, médiateur et sauveur universel en lequel Dieu réunira toutes choses, tant ce qui est dans les cieux que ce qui est sur la terre (Ephès., I, 10). Cf. ce que nous disons ci-dessous duroûh al a'dham et dunoûr al mohammadî.
L'esprit humain réintègre l'essence divine en s'identifiant avec cet Homme Parfait (cf. saint Paul,Ep hès., IV, 13), comme le chrétien doit devenir un autre Christ. De telle sorte que le terme peut s'appliquer à la fois à cet Adam cosmique et au mystique parvenu à l'union complète.
'Abdalkarîm al Jîlî (1365-1428) a développé cette conception dans sonInsân al Kâmil fi ma'rifati'l awâkhir wa'l awâ'il, « L'Homme Parfait dans la gnose des dernières et des premières choses. » (Cf. une importante étude dans Nicholson, Studies in islamic mysticism, Cambridge, 1921, ch. II, p. 77-148). Nâbolosî a écrit un commentaire de cet Insân al Kâmil de Jîlî.
Quand les chrétiens parlent d'aller à Dieu par le Fils, le Verbe, le Christ, ils ne disent en somme pas autre chose que les Musulmans parlant de l’insân al kâmil, du ro ûh et du no ûr. Il est d'ailleurs évident que les hommes ne peuvent dépasser l'indi- vidualité et sortir de la multiplicité qu'en s'unissant à cet Homme Universel.
Les Esotéristes musulmans de cette période ont donné de l'Homme Parfait et du Pôle,Qouthb (cf. p. 172-173), des définitions qui semblent parfois extravagantes. Mais il convient de distinguer entre l'Homme Parfait mythique, Verbe, Adam Kadmon, In- telligence universelle, et le saint humain qui par la voie mystique s'unit à lui. Voici la définition que Jorjanî donne (Silvestre de Sacy, Notices et Extraits des manuscrits de la Bibliothèque Royale, 1818, t. X, n° 211) de l'Homme Parfait : « Il est la réunion de tous les mondes divins et naturels, universels et partiels. Il est le livre dans lequel sont réunis tous les livres divins et naturels. A rai- son de son esprit (roûh) et de son intellect ('aql), c'est un livre raisonnable nommé la Mère du Livre (oumm al kitâb, terme cora- nique désignant le prototype céleste des livres révélés, le Verbe et l'Esprit divin, que Jorjanî identifie à l'Intelligence première). A raison de son cœur (qalb), c'est le livre de la Tablette bien gardée (sur laquelle sont inscrites toutes les choses dans la prescience divine). A raison de son âme (nafs), c'est le livre des choses effacées et des choses écrites (le monde sensible des choses transi- toires) : c'est lui qui est ces feuillets vénérables, élevés, purs, qui ne doivent être touchés et dont les mystères ne peuvent être compris que par ceux qui sont purifiés des voiles ténébreux. Le rapport de l'Intelligence première (al ‘aql al awwal) au Grand Monde (al 'âlam al kabîr) et à ses réalités est comme le rapport de l'esprit humain au corps et à ses facultés ; l'Ame universelle (an
nafs al koulliya) est le cœur du Grand Monde, comme l'âme raisonnable est le cœur de l'homme, et c'est pour cela que le monde est appelé le Grand Homme. » De même que l'homme est le petit monde, microcosme. « Le monde de l'homme réunit tous les mondes » (ibid., n° 154). Ibn 'Arabî appelle l'homme unba rz ak h, un isthme, unissant les deux mondes. « L'homme est comme un isthme entre la lumière et l'obscurité », dit Jalâl addîn Roûmî dans leMa t hnawî.
Le Grand Monde, macrocosme, semble désigner ici le monde des Idées, des a'yân tsabita, essences fixes, réalités des choses renfermées dans le savoir divin, coéternelles à Dieu, n'étant postérieures à lui que quant à l'essence, non au temps.
L'Homme Parfait, au sens du mystique, est, dit Nâbolosî, le lieu sur cette terre de l'irradiation divine la plus complète. Ce mot detajallî comme celui de no ûr, lumière, est très fréquent sous sa plume comme chez tous les çoufis. Ces expressions sont d'ailleurs assez naturelles et le symbolisme lumière-ténèbres vient spontanément. (Il se trouve aussi dans saint Paul,Ep hès., V, 8, IICor. IV, 6, et ITh essal, V, 5 et dans saint Jean, VIII, 12). Mais là aussi un rapprochement avec le néoplatonisme s'impose, spé- cialement en ce qui concerne la « philosophie illuminative »,hikmat al ichraq.
Ce mot s'applique spécialement à la doctrine de Souhrawardî Maqtoûl d'Alep ( † 587/1191), auteur d'un ouvrage portant ce titre. Pour Souhrawardî Maqtoûl, Dieu est la Lumière des lumières, les esprits supérieurs sont des lumières ; l'illumination est la diffusion de ces lumières idéales, descendant de leur source première dans le monde des ténèbres. Plotin avait appelé cette dif- fusion, irradiation.
M. Carra de Vaux (« La philosophie illuminative d'après Souhrawardî Meqtoul », Journal Asiatique, 1902), note l’affinité de cette terminologie avec le mazdéisme persan et le manichéisme. Cette philosophie est, dit-il, un néoplatonisme recouvert d'une termnolorie manichéenne. Mais, comme nous l'avons dit, le fait des influences possibles, probables ou certaines, ne doit pas faire méconnaître le fait des démarches analogues et parallèles de l'esprit humain.
Les penseurs musulmans ont eux-mêmes proclamé ce qu'ils devaient à la pensée grecque, spécialement au platonisme et au néoplatonisme. Hermès, Empédocle, Pythagore, Platon, Agathodæmon, etc., sont souvent appelés des prophètes inspirés. Aristote fut connu d'abord à travers les néoplatoniciens, et des écrits néoplatoniciens lui étaient attribués. Le néoplatonisme a influencé même les philosophes musul- mans plutôt aristotéliciens comme Ibn Thofaïl et Avicenne, mais non pas toutefois Averroès. Le çoufisme, nous l'avons dit, dut beaucoup aux Grecs, mais il dépassa ce que l'on entend souvent par l'esprit grec dans un sens restreint. L'on peut d'ailleurs penser que bien des élé- ments de la pensée grecque dépassent l'horizon du rationalisme ou du naturalisme, et il est probable que certaines doctrines, comme le py- thagorisme et le néoplatonisme, eurent des sources orientales. Aristote lui-même a proclamé le grand principe de l’adcequatio rei et intellectus. En Platon, un Joseph de Maistre distinguait un élément grec et un élément oriental, et préférait ce dernier.
[19] Station, place. Le maqâm d'Abraham est à la ka'ba de la Mecque dont on lui attribue la construction. Les mystiques musulmans emploient souvent ce terme demaqâm (pluriel :ma qâ mâ t) pour les étapes de la vie spirituelle, à cô- té du mothâ l (pluriel :ah wâ l). Les stations (maqâmât) sont des vertus acquises, et les états (ahwâl), plus passagers, des grâces données. Une extase, un élan d'amour et de joie mystique, une impression de douleur, la présence ou l'absence divine, etc., sont des états. L'ascétisme, la patience, l'abandon à Dieu, la satisfaction mutuelle de l'âme et de Dieu, etc., sont des stations. Les auteurs coufis, Sarrâj , Houjwîrî, Qochayrî, Ghazâlî, Souhrawardî de Baghdad, ont parlé des états et des stations. Leur double liste ne concorde d'ailleurs pas toujours. (Cf. aussi Louis Massignon, Al Hallaj, 1922, p. 423).
A côté de ces termes classiques, certains auteurs mystiques en ont employé qui rappellent les « jardins » et les « châteaux » mystiques, degrés d'oraison, de la mystique catholique (sainte Thérèse en particulier). Ainsi les oiseaux du poème allégorique de Farîd addîn 'Attâr, Mantiq at-taïr, le Langage des oiseaux, traversent 7 vallées : recherche, amour, connaissance, libération, unité, stupéfaction, annihilation (trad. Garcin de Tassy.Paris, 1863). (Cf. Horn, Geschichte der Persischen Litteratur, Leipzig, 1901, p. 158 et suiv. ; et Carra de Vaux, Les Penseurs de l’Islam, t. IV, 1923, p. 312-317). — Ibn 'Arabî compare l'illumination à un château dont l'Intellect universel fait visiter les diverses chambres. (Cf. Asin Palacios, Aben Masarra y sua escuela, Madrid, 1914, p. 163).
[21] Doctrine de l'union transformante, expérience mystique universelle qu'en Islam Hallaj fut l'un des premiers à formuler le plus catégoriquement au début du Xe siècle. « Quand la vérité s'est emparée d'un cœur elle le vide de tout ce qui n'est pas elle. Quand Dieu s'attache à un homme, il tue en lui tout ce qui n'est pas Lui », dit-il. Et encore : « Je suis devenu Celui que j'aime... » et son fameux « Ana al Haqq. Je suis la Vérité. » Il précise d'ailleurs qu'il s'agit d'une déiformation, d'une irradiation, non d'une incarnation. Il supplie Dieu d'enlever les derniers voiles : « Entre moi et toi, il subsiste un « c'est moi », qui me tourmente. Ah ! enlève, de grâce, ce « c'est moi » d'entre nous deux ! » Malgré l'opposition entre la misère charnelle de la créature et l'impassibi- lité divine, il y a une affinité entre l'esprit humain, appelé à la vision béatifique et Dieu. Dieu n'est pas séparé de sa création, tout en ne lui étant pas annexé. Si le créateur se retirait, la création cesserait d'exister, puisqu'elle n'a d'être que par lui. Par un mode transcendant et don gratuit de l'amour divin, l'âme transformée en esprit qui transfigure l'être, devient celui qu'elle aime. Ce n'est plus moi qui vit, mais Lui qui vit en moi, dit saint Paul. Il ne reste plus rien du vieil homme dans l'Adam nouveau. Il vit de la vie divine dans la mesure où il meurt à la sienne. Le çoufisme, dit Jounayd, qui pourtant n'admet pas la formule hallajienne, c'est mourir à soi-même et vivre en Dieu. Les puissances de l'âme sont revêtues des divins Attributs, elle est toute remplie de Dieu, possédée de Dieu, déifiée, non substantiellement, mais moralement, par une participation ineffable, miracle de l'amour divin. (Cf. Massignon, op. cit., p. 517 et suiv., et notreVie admirable et Révélations de Marie des Vallées, 2e partie, chap. 2).
Cette mystique, nous l'avons dit, suppose une conception de Dieu et de l'esprit analogue à celle du platonisme ; analogue aussi à celle de l'hindouisme (cf. par exemple ce que dit M. R. Guénon de Brahma, Brahmâ, âtmâ, yoga, mukti, dans Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues, p. 210, 228, 238, 252, 268, etc., et dans L'homme et son devenir selon le Vêdânta).
S'il est difficile de montrer des influences hindoues aux origines du çoufisme, l'on trouve des contacts nombreux par la suite à partir de l'inva- sion musulmane. Des miniatures nous montrent des ascètes hindous et musulmans vivant en bonne intelligence (cf. sir Thomas W. Ar- nold, Painting in Islam, 1929), Les entretiens de Lahore, entre le prince impérial, de la dynastie des grands Mogols, Dârâ Shikûh et l'ascète hindou Baba La'l Das, en 1063/1653 (texte persan et traduction française par Cl. Huart et L. Massignon, 1926, extrait duJournal Asiatique, octobre-décembre 1926), nous donnent un exemple très curieux d'essai de conciliation religieuse, ou en tout cas de compréhension mu- tuelle. « Quelle distinction peut-on établir entre le créateur et la créature ? demande le prince musulman. J'avais posé cette question à quelqu'un, qui m'a répondu en comparant leur différence avec celle qui existe entre un arbre et sa semence (cf. ce que dit ci-dessous Nâbo- losî). Soit ; mais comment l'interpréter ? — Le créateur, répond l'ascète hindou, est comme l'océan et la créature comme une cruche pleine d'eau. Quoique l'eau soit la même dans la cruche que dans l'océan, il y a une très grande différence entre les deux récipients. C'est ainsi que le créateur est créateur et la créature créature. » Interrogé sur l'union transformante, il la compare au fer rougi au feu, et il parle de l'anéantissement mys-térieux qu'est lamu kti, salut, délivrance par la transformation dans l'être humain de tout ce qui fait obstacle à son union à l'Être universel. Transformation qui doit être entendue ici au sens rigoureusement étymologique de « passage « au delà de la forme » qui n'apparaît comme une destruction que du point de vue spécial et contingent de la manifestation... passage du manifesté au non-manifesté, par lequel s'opère le retour à l'immutabilité éternelle du Principe suprême, hors de laquelle rien ne saurait d'ailleurs exister qu'en mode illusoire. » (Guénon, op. cit., p. 210.) Le bouddhisme, qui eut certes le mérite de réagir contre bien des abus pratiques et d'ap- porter au monde des exemples particulièrement savoureux de charité, est une hérésie, une sorte de protestantisme, par rapport au brah- manisme. Ses philosophes, en refusant toute notion de Substance absolue et d'esprit immortel, de brahman-âtman, ébranlaient les bases métaphysiques de la doctrine mystique traditionnelle et aboutissaient au nihilisme. Mais les penseurs bouddhistes du grand Véhicule, Mahâyâna, qui ont prévalu en Chine et au Japon, restauraient, semble-t-il, plus ou moins, indirectement et inconsciemment, ces notions, tout en maintenant la négation de principe : leur subconscient universel,âl ay a-vij n ân a, leur nature absolue,tathatâ, leur conception positive dunirvana et de la bouddhéité correspondent en fait, malgré tout, plus ou moins aux conceptions de l'âtman, de la mukti, etc., comme à celles que nous étudions du f an â', dutawhîd, dunoûr mohammadî, de l'Homme Parfait, etc... (Cf. René Grousset, Sur les traces du Bouddha, chap. XVII et XVIII).
[22] 74 Mot à mot : et il apparaît en eux sans eux.
[23]Mot à mot : selon l'absence ou la présence du cœur. (Ms. arabe 3162 de la B. N., fol. 21)
[24] 76 Mot à mot : « lorsqu'il va dans un sens différent de son premier chemin », c'est-à-dire : lorsque le mystique se détourne de son extase pour parler aux hommes. — En somme le sens général de ce vers subtil semble être que Dieu se reflète, comme le soleil dans la lune, dans l'homme parfait, le mystique, lequel est un croissant pour initier le mourid et une étoile pour guider les hommes. Cet homme parfait, rem- pli de la connaissance de Dieu, comme un verre l'est de vin, communique ce vin, selon leurs capacités, au mourîd et aux hommes. Peut- être faut-il comprendre que, comme croissant, il communique la vérité ésotérique aux mourîdoun, et comme étoile, la vérité exotérique au commun des fidèles. Nous avons en tout cas trouvé dans la classification des spirituels (Introduction, § « Les traités de çoufisme ») l'idée que le mystique parvenu au plus haut stade peut, ou bien rester perdu dans l'océan de l'unification, ou bien s'occuper encore des hommes pour les guider sur cette terre. L'idée se rencontre aussi dans les mystiques brahmaniste, bouddhiste et chrétienne. Marie des Vallées aurait voulu quitter le ciel pour sauver les âmes ici-bas. — Guillaume Postel (Ms. latin 3398 de la B. N., fol. 44 v°), très imprégné de la Kabbale juive et de la mystique arabe, qu'il fut l'un des premiers à répandre en Europe au XVIe siècle, dit que l'âme humaine est « la harpe du divin accord et la TASSE DU DIVIN VIN.
[25] L'Esprit (roûh) qui procède du commandement (amr) de Dieu, selon le verset coranique déjà cité, l'Esprit, souffle divin. A mr est parfois dans le Coran un équivalent du Verbe. (Cf. H. Hirschfeld, New researchs into the composition of the Qoran, 1902. p. 15-17, qui fait, avec les termes hébraïques, de curieux rapprochements).
[26] C'est parce que l'intelligence humaine est un reflet du Logos divin, parce qu'il y a une affinité entre eux, que la connaissance est possible. Mais c'est « moins en ce qu'il est qu'en ce qu'il n'est pas » qu'on peut comprendre Dieu, comme disent Clément d'Alexandrie, le Pseudo- Denys, saint Thomas d'Aquin, etc., quand il s'agit de la via negationis intellectuelle. (Théologies apophatique et cataphatique).
[27] « Aussitôt que l'âme achève de se purifier soigneusement des formes et des images saisissables, elle baignera dans cette pure et simple lumière, et, en s'y transformant, atteindra l'état de perfection. En effet cette lumière n'est jamais absente de l'âme ; ce qui fait obstacle à son infusion, ce sont les formes les voiles des créatures qui enveloppent et embarrassent l'âme... » Saint Jean de la Croix, Montée au Carmel, 1. II, ch. XIII
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