On peut lire dans les Futûhât, ce récit rapporté par Ibn Arabi concernant sa rencontre avec Ibn Rushd, le plus grand philosophe de son époque:
"Un jour, à Cordoue, j’entrai dans la maison d’Abûl l-Wâlid Ibn Rushd, cadi de la ville, qui avait manifesté le désir de me connaître personnellement parce ce que ce qu’il avait entendu à mon sujet l’avait fort émerveillé, c’est-à-dire les récits qui lui étaient arrivés au sujet des révélations que Dieu m’avaient accordées au cours de ma retraite spirituelle. Aussi, mon père, qui était un de ses amis intimes, m’envoya chez lui sous le prétexte d’une commission à lui faire, mais seulement pour donner ainsi l’occasion à Averroës de converser avec moi. J’étais en ce temps-là un jeune adolescent imberbe. A mon entrée, le philosophe se leva de sa place, vint à ma rencontre en me prodiguant les marques démonstratives d’amitié et de considération, et finalement m’embrassa. Puis il me dit: “Oui.” Et moi à mon tour, je lui dis: “Oui.” Alors sa joie s’accrut de constater que je l’avais compris. Mais ensuite, prenant moi-même conscience de ce qui avait provoqué sa joie, j’ajoutai: “Non.” Aussitôt, Averroës se contracta, la couleur de ses traits s’altéra, il sembla douter de ce qu’il pensait. Il me posa cette question: “Quelle sorte de solution as-tu trouvée par l’illumination et l’inspiration divine? Est-ce identique à ce que nous dispense à nous la réflexion spéculative?” Je lui répondis: “Oui et non. Entre le oui et le non les esprits prennent leur vol hors de leur matière, et les nuques se détachent de leur corps.” Averroës pâlit, je le vis trembler; il murmura la phrase rituelle: il n’y a de force qu’en Dieu, – car il avait compris ce à quoi je faisais allusion.
Plus tard, après notre entrevue, il interrogea mon père à mon sujet, afin de confronter l’opinion qu’il s’était faite de moi et de savoir si elle coïncidait avec celle de mon père ou au contraire en différait. C’est qu’Averroës était un grand maître en réflexion et en méditation philosophique. Il rendit grâces à Dieu, me dit-on, de l’avoir fait vivre en un temps où il pût voir quelqu’un qui était entré ignorant dans la retraite spirituelle, et qui en était sorti tel que j’en étais sorti.
وقال: هذه حالة أثبتناها وما رأينا لها أربابا.. فالحمد لله الذي أنا في زمان فيه واحد من أربابها الفاتحين مغاليق أبوابها. والحمد لله الذي خصني برؤيته"
C’est un cas, dit-il, dont j’avais affirmé moi-même la possibilité, mais sans avoir encore rencontré personne qui l’ait expérimenté en fait. Gloire à Dieu qui m’a fait vivre en un temps où existe un des maîtres de cette expérience, un de ceux qui ouvrent les serrures de Ses portes. Gloire à Dieu qui m’a fait la faveur personnelle d’en voir un de mes propres yeux.
Je voulus avoir une autre fois une nouvelle entrevue. La Miséricorde Divine me le fit apparaître en une extase, sous une forme telle qu’entre sa personne et moi-même, il y avait un léger voile. Je le voyais à travers ce voile, sans que lui-même me vît ni ne sût que j’étais là. Il était en effet trop absorbé dans sa méditation, pour s’apercevoir de moi. Alors je me dis: son propos ne le conduit pas là où moi-même j’en suis.
Je n’eus plus l’occasion de le rencontrer jusqu’à sa mort qui survint en l’année 595 de l’hégire (= 1198), à Marâkesh. Ses restes furent transférés à Cordoue, où est sa tombe. Lorsque le cercueil qui contenait ses cendres eut été chargé au flanc d’une bête de somme, on plaça ses oeuvres de l’autre côté pour faire contrepoids. J’étais là debout en arrêt: il y avait avec moi le juriste et lettré Abû l-Hosayn Mohammad ibn Jobayr, secrétaire du Sayyed Abû Sa’îd (prince almohade), ainsi que mon compagnon Abû l-Hakam ‘Amrû ibn as-Sarrâj, le copiste. Alors Abû l-Hakam se tourna vers nous et nous dit: “Vous n’observez pas ce qui sert de contrepoids au maître Averroës sur sa monture? D’un côté le maître (imâm), de l’autre ses oeuvres, les livres composés par lui.” Alors Ibn Jobayr de lui répondre: “Tu dis que je n’observe pas, ô mon enfant? Mais certainement que si. Que bénie soit ta langue!” Alors je recueillis en moi (cette phrase d’Abû l-Hakal), pour qu’elle me soit un thème de méditation et de remémoration. Je suis maintenant le seul survivant de ce petit groupe d’amis – que Dieu les ait en sa miséricorde – et je me dis alors à ce sujet: D’un côté le maître, de l’autre ses oeuvres. Ah! comme je voudrais savoir si ses espoirs ont été exaucés!
La traduction est d’Henry Corbin ( L’Imagination créatrice…, pp. 39-40) mais le début est de Miguel Asin Palacios (L’Islam christianisé, pp. 30-31),
Dans son introduction aux textes choisis tirés des Illuminations de La Mecque (où ce passage n’est pas traduit), Michel Chodkiewicz commente:
"Ce bas-monde et le paradis (…) ont en commun “la brique et le maçon”. Il y a donc entre eux continuité de nature et imbrication réciproque. le paradis est déjà présent hic et nunc (…) ce que l’homme ordinaire doit croire sans voir. Les “gens du dévoilement”, en revanche, perçoivent effectivement en cette vie la nature paradisiaque de la rawda. Ce discours révèle aussi le sujet de l’énigmatique dialogue entre le jeune Ibn ‘Arabî et Averroès qui est rapporté immédiatement après et que Corbin a traduit en l’isolant de son contexte. L’analyse attentive de cette séquence homogène montre que le problème débattu entre le philosophe et l’enfant est celui des fins dernières et la conjecture la plus probable est qu’il s’agit très exactement de la résurrection des corps. (p. 64)".
source: http://cercamon.wordpress.com/2006/11/14/ibn-arabi-et-averroes/
1 commentaire:
Baraka Allahu lakom, wa baraka fikom
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