De la qasîda au zajal
Les
poètes andalous ont mis un certain temps avant de se libérer de la tutelle de
Damas et de Bagdad. Ils ont d’abord commencé à imiter leurs illustres pairs orientaux
comme ‘Umar B. Rabî’a, al-Mutanabbî ou Abù Nuwâs avant d’affirmer leur propre
identité. Les Andalous ont senti ensuite la nécessité de se doter, après trois
siècles d’histoire, d’une forme de poésie originale exprimant les spécificités
de leur identité particulière. Une fois ce processus enclenché, les poètes
andalous ont « revisité » tous les thèmes traditionnels de la poésie
en les marquant de l’empreinte d’une société multiethnique et multiculturelle.
Le
muwashshah
devint ainsi le mode d’expression poétique approprié d’une société qui a
réussi, après de longs et difficiles ajustements, à établir une relative
harmonie entre ses différentes composantes sociales et ethniques. L’art du tawshîh est incontestablement la signature
originale d’une civilisation qui est parvenue - à un moment de son histoire- à
réaliser la synthèse heureuse des diverses sensibilités qui se côtoyaient
alors: ibère, arabe et berbère.
Les
premières générations de compositeurs et interprètes andalous utilisaient des
poèmes appartenant au genre qasîda lors des “concerts“ donnés dans les cours princières
andalouses. Nous ne savons pas à partir de quelle date ils se servirent de ces
poèmes d’un genre nouveau appelés muwashshah et zajal. Ce qui est sûr, c’est que la poésie
strophique n’est apparue, au plus tôt, en Espagne musulmane, qu’à la fin du 10e siècle. Même s’ils ont été, comme on le
pense, composés dès le départ en vue d’être chantés, le muwashshah et le zajal n’ont pu se substituer à la qasida
que progressivement sur
une période dont nous ignorons l’étendue.
Mais
ce qui est frappant, c’est que le répertoire musical andalou-maghrébin, en
vigueur au moins depuis le 17e siècle, n’utilise quasiment que des
poèmes strophiques. Le recours à la qasîda classique n’intervient que dans ces improvisations vocales,
sorte de mélopées non rythmées,
appelées mawwâl dans
la ‘âla marocaine et istikhbâr dans la san‘â algérienne ou le malouf tunisien. Pour cette raison, la nawba, héritée des Andalous de la période
médiévale et remaniée par des générations de maîtres au Maghreb, est
indissociablement liée à la poésie strophique.
Outre
ce constat que peut faire tout amateur de musique andalouse, il convient de se
poser la question de savoir pourquoi cette musique et cette poésie se sont adaptées
l’une à l’autre au point de devenir inséparables. Nous pensons qu’il y a
plusieurs raisons à cela comme nous allons le montrer.
D’abord,
du point de vue métrique et structurel, la qasida est construite selon une succession de
vers (bayt pl. abyât) composés chacun de deux hémistiches (shatr pl. ashtâr). Le bayt s’achève par une rime (qâfiya pl. qawâfi) et il est construit sur un mètre (bahr pl. buhûr) qui reste le même tout le long du
poème. Avec le muwashshah, les poètes andalous ont inventé l’alternance des rimes et
des mètres. Par ailleurs, leurs poèmes s’organisent désormais en séquences
strophiques. Celles-ci comprennent chacune deux sous-unités ghusn et qufl dont la structure
métrique peut être
différente. Elles comportent très souvent un nombre inégal de pieds même s’ils
relèvent parfois du même mètre. Un tel agencement répond parfaitement au besoin
du chanteur qui, dans la nawba,
change de mélodie en passant du ghusn ( les premiers vers de la strophe ) au
qufl ( les vers de
clôture de la strophe ).
Doit-on
déduire, en partant de ces faits encore observables aujourd’hui, que le nouveau
genre poétique élaboré en Andalousie a été inventé pour répondre à la nécessité
de variation/alternance mélodique qui caractérise la nawba? Ou bien faudra t-il se contenter de
penser qu’il s’agit d’une rencontre fortuite ? Dans les deux cas de
figure, la combinaison de la nouvelle poésie avec le système musical de Ziryâb
a donné naissance à un couple inséparable depuis de nombreux siècles.
Ensuite,
sur le plan sémantique, la tradition consiste, dans la qasîda, à donner à chaque bayt une autonomie. Chaque vers doit ainsi se
suffire à lui-même et comporter un sens complet même s’il participe, avec ce qui le précède ou ce qui le
suit, à une signification plus large. Avec le muwashshah, les poètes andalous vont utiliser un
espace plus important pour développer une idée ou un motif en faisant de la strophe l’unité
signifiante minima. Chaque strophe comporte une idée ou un thème qui est désormais
développé dans un espace plus étendu.
Sur
le plan linguistique, il faudra s’interroger sur la nature ou plus exactement
sur le registre de langue utilisé dans les deux genres de poésie. La qasîda composée en langue arabe classique dans
un registre souvent très châtié convient surtout aux milieux des lettrés et des
aristocrates (la khâssa). Le muwashshah a recours, sauf dans des cas assez
rares, à une langue plus accessible même quand il reste dans le registre
classique. Mais le plus remarquable c’est qu’il accueille, notamment dans la
pointe finale appelée khardja, une séquence en langue parlée proche du
petit peuple. Quant au zajal,
il est composé quasiment en langue populaire. Est-ce là l’origine de son succès
et de sa « victoire » définitive sur la qasîda comme poésie de prédilection dans la nawba
andalou-maghrébine ?
Nous le pensons très fortement même si nous ne disposons pas de preuves
irréfutables.
Sur
le plan thématique, les washshâhûn vont abandonner totalement les anciens
thèmes bédouins et les clichés qui leur étaient naturellement liés. Délaissant
les prouesses parfois purement rhétoriques de leurs pairs orientaux, les poètes
andalous exprimèrent dans leurs oeuvres une vision du monde étroitement liée au
mode de vie du peuple d’al-Andalus. Celui-ci, forgé dans un mélange culturel et
ethnique, loin de l’ancien centre de l’Empire musulman, Bagdad, avait besoin
d’une nouvelle forme poétique. Le muwashshah exprima alors de manière plus adéquate
le rapport de la population andalouse à la nature et sa joie de vivre dans ce
paradis terrestre à propos duquel Ibn Khafadja déclarait :
Gens d’al-Andalus, c’est Dieu qui a fait votre bonheur
Entre l’ombre et les eaux, les
arbres et les rivières,
D’entre tous, ce pays est jardin
pour toujours
Si j’avais à choisir, c’est lui que
je choisis.
N’ayez crainte après lui, de
connaître le Feu
Jamais le Paradis n’ouvrira sur
l’Enfer.[1]
Une
conception particulière des rapports sociaux -notamment ceux existant entre les hommes
et les femmes- voit le jour en Espagne. En littérature s’impose ce qu’on
appellera plus tard « l’amour courtois » chez les troubadours
provençaux. Il est exposé avec brio par Ibn Hazm dans son Tawq al-Hamâma ce traité sur les relations amoureuses
traduit aujourd’hui dans toutes les grandes langues du monde. À la même époque,
le muwashshah
illustra avec justesse les thèmes de la soumission à l’aimée comme on peut le
voir dans cette strophe :
A toi je me soumets, fidèle à nos
serments
Et j’accepte mon destin
Sur mon front écrit ;
Dès
lors, on comprend aisément pourquoi tant les interprètes que les amateurs de la
nawba ont préféré ce
genre de poésie à la qasîda
de facture plus classique et où les thèmes épiques ou tragiques sont toujours
dominants.
[1] Ces vers de facture
classique et appartenant au genre qasîda sont souvent
interprétés dans le prélude appelé istikhbâr.Traduction :
Hamdane Hadjadji et André Miquel, Ibn Khafâdja l’Andalou, El-Ouns, Paris, 2002,
p.24.
[2] Voir plus loin la
traduction complète de ce poème chanté par Beihdja Rahal. Haraqa al-danâ : CD /3. Désormais
les extraits tirés du CD accompagnant l’ouvrage seront cités avec cette
indication : CD suivi du numéro de la plage.
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