De nos
jours, le terme adab désigne le
domaine littéraire, mais il a connu des acceptions diverses. Le sens qui nous
intéresse particulièrement est le plus ancien : le substantif adab « s’applique à une habitude,
une norme pratique de conduite, avec la double connotation d’être louable et
héritée des ancêtres. » [2]. Cette
notion va de pair avec la poésie amoureuse hidjazienne [3] des débuts
de l’islam, car elle désigne l’art des bonnes manières, du tact et du
raffinement. C’est sous le califat ‘abbasside que s’est développée cette
conception éthique d’un art de vivre en société. Notons que la divergence qui
existait déjà au niveau du mode de vie, entre la bédouinité et la sédentarité,
s’est vue accentuée davantage à cette époque. Ce phénomène a été entraîné
notamment par la circulation croissante des richesses, due au pèlerinage d’une
part, et aux butins des conquêtes de l’autre. Ainsi, les Arabes de cette région
prirent peu à peu goût au luxe et au raffinement et à la vie de plaisir. Par
ailleurs, dans cette région, il semble que les femmes nobles pouvaient profiter
d’une relative liberté. Elles furent même à l’origine des premières
« réunions » artistiques et littéraires (madjâlis), auxquelles aimait particulièrement se rendre le
poète ‘Umar Ibn ’Abî Rabî’a. N’oublions
pas non plus l’influence des cultures persanes, grecques et indiennes à cette
époque, qui contribua à la naissance de cet art de vivre
« élégamment » en société. Ajoutons que la transmission du concept d’adab se faisait notamment par le biais
de la littérature, à travers des ouvrages d’adab,
des annecdotes, contes ou « exemples » (mathâl) à visée morale et didactique. C’est alors que toute
une série de règles ont été établies, concernant l’apprentissage des bonnes
manières et de ce que l’on peut rapprocher de la « courtoisie ».
L’idée du
raffinement et de l’élégance est également exprimée par le mot zarf (notons que l’adab s’accompagne souvent du zarf, et vice versa). Le zarîf (pl. zurafâ’)
est un être distingué (homme ou femme)
et éduqué, qui sait se comporter en société : il aime à se vêtir avec goût
et délicatesse ; il sait manier l’art de la parole et de la politesse, il
aime la compagnie des gens d’esprit, et apprécie la musique et la littérature.
L’adîb, quant à lui, désigne l’homme
cultivé, connaisseur de la tradition littéraire relevant de l’adab et de la sagesse qu’elle enseigne.
Il a également une bonne connaissance du Coran, de la tradition prophétique et
de la sunna. En somme, si le zarîf se distingue par son comportement élégant en
public et par la bonne éducation dont il fait preuve, l’adîb, quant à lui, se démarque par ses vertus éthiques et morales,
fruit des connaissances qu’il a accumulées et qui relèvent d’une tradition
ancienne.
La cortezia apparaît d’une certaine manière
comme l’équivalent chrétien de l’adab.
Indissociable de la mezura (évoquée
plus haut), ce concept désigne le comportement social des gens aisés et
« civilisés », qui ont reçu une éducation raffinée. Ceux qui
pratiquent la cortezia cultivent un
goût certain pour les arts, la poésie, la connaissance et les bonnes
manières. Notons que la Dame décrite
dans les poèmes des troubadours apparaît tout à fait conforme à l’attitude
courtoise. Son comportement est celui d’un être raffiné et éduqué. Sa
conversation est agréable, ses mouvements sont grâcieux et sa générosité est
immense. Son visage affiche une expression gaie et accueillante. Ses propos
sont mesurés et ses manières distinguées. D’ailleurs, il est intéressant de
constater que ses vertus courtoises sont souvent abordées avec plus
d’insistance que ses qualités physiques.
Ainsi, l’art de la « maîtrise de soi » cultivé au Moyen Âge en Orient et en Occident musulman puis en Occident chrétien, trouve son origine à la fois dans les valeurs véhiculées par les religions monothéïstes (l’Islam d’un côté et le Christianisme de l’autre), et dans les codes sociaux établis par les classes les plus aisées. Le milieu aulique est donc le lieu où s’élabore une culture particulière, qui rejaillit peu à peu en dehors de l’enceinte des palais et des châteaux à mesure que la vie citadine se développe et fait naître des catégories sociales intermédiaires, lesquelles s’inspirent des comportements de l’élite.
Clélia Bergerot, « L’art d’aimer selon les poètes arabes d’al-Andalus et les troubadours occitans», Mémoire de Master 2, Université Sorbonne Paris 3, Juin 2015
[1] Pour le concept d’Adab, extrait du mémoire de Master 1
intitulé « Rencontre, séparation et retrouvailles dans la poésie chantée
arabo-andalouse » (avec quelques modifications).
[3] Concernant l’élaboration du ghazal, on distingue généralement deux mouvements
parallèles. L’un, que l’on situe habituellement dans un contexte bédouin, est
celui qui a vu naître la poésie dite ‘udhrîte.
Quant à l’autre, qui peut être qualifié de citadin, semble avoir pris naissance
dans la région du Hidjâz.
Ce dernier a connu un développement considérable, au sein d’une société
particulièrement raffinée. Le poète le plus représentatif de ce ghazal « hidjâzien »
est sans conteste ‘Umar Ibn ‘Abî Rabî’a, qui est en outre considéré dans
l’imaginaire collectif, comme un « Don Juan arabe ».
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