vendredi 19 juin 2015

Adab et Cortezia

Adab [1] et Cortezia
ou l’Art de s’autodiscipliner 
par l’apprentissage des bonnes manières

De nos jours, le terme adab désigne le domaine littéraire, mais il a connu des acceptions diverses. Le sens qui nous intéresse particulièrement est le plus ancien : le substantif adab « s’applique à une habitude, une norme pratique de conduite, avec la double connotation d’être louable et héritée des ancêtres. » [2]. Cette notion va de pair avec la poésie amoureuse hidjazienne [3] des débuts de l’islam, car elle désigne l’art des bonnes manières, du tact et du raffinement. C’est sous le califat ‘abbasside que s’est développée cette conception éthique d’un art de vivre en société. Notons que la divergence qui existait déjà au niveau du mode de vie, entre la bédouinité et la sédentarité, s’est vue accentuée davantage à cette époque. Ce phénomène a été entraîné notamment par la circulation croissante des richesses, due au pèlerinage d’une part, et aux butins des conquêtes de l’autre. Ainsi, les Arabes de cette région prirent peu à peu goût au luxe et au raffinement et à la vie de plaisir. Par ailleurs, dans cette région, il semble que les femmes nobles pouvaient profiter d’une relative liberté. Elles furent même à l’origine des premières « réunions » artistiques et littéraires (madjâlis), auxquelles aimait particulièrement se rendre le poète ‘Umar Ibn ’Abî Rabî’a. N’oublions pas non plus l’influence des cultures persanes, grecques et indiennes à cette époque, qui contribua à la naissance de cet art de vivre « élégamment » en société. Ajoutons que la transmission du concept d’adab se faisait notamment par le biais de la littérature, à travers des ouvrages d’adab, des annecdotes, contes ou « exemples » (mathâl) à visée morale et didactique. C’est alors que toute une série de règles ont été établies, concernant l’apprentissage des bonnes manières et de ce que l’on peut rapprocher de la « courtoisie ».

    L’idée du raffinement et de l’élégance est également exprimée par le mot zarf (notons que l’adab s’accompagne souvent du zarf, et vice versa). Le zarîf  (pl. zurafâ’) est un être  distingué (homme ou femme) et éduqué, qui sait se comporter en société : il aime à se vêtir avec goût et délicatesse ; il sait manier l’art de la parole et de la politesse, il aime la compagnie des gens d’esprit, et apprécie la musique et la littérature. L’adîb, quant à lui, désigne l’homme cultivé, connaisseur de la tradition littéraire relevant de l’adab et de la sagesse qu’elle enseigne. Il a également une bonne connaissance du Coran, de la tradition prophétique et de la sunna. En somme, si le zarîf  se distingue par son comportement élégant en public et par la bonne éducation dont il fait preuve, l’adîb, quant à lui, se démarque par ses vertus éthiques et morales, fruit des connaissances qu’il a accumulées et qui relèvent d’une tradition ancienne.

    La cortezia apparaît d’une certaine manière comme l’équivalent chrétien de l’adab. Indissociable de la mezura (évoquée plus haut), ce concept désigne le comportement social des gens aisés et « civilisés », qui ont reçu une éducation raffinée. Ceux qui pratiquent la cortezia cultivent un goût certain pour les arts, la poésie, la connaissance et les bonnes manières.  Notons que la Dame décrite dans les poèmes des troubadours apparaît tout à fait conforme à l’attitude courtoise. Son comportement est celui d’un être raffiné et éduqué. Sa conversation est agréable, ses mouvements sont grâcieux et sa générosité est immense. Son visage affiche une expression gaie et accueillante. Ses propos sont mesurés et ses manières distinguées. D’ailleurs, il est intéressant de constater que ses vertus courtoises sont souvent abordées avec plus d’insistance que ses qualités physiques.


Ainsi, l’art de la « maîtrise de soi » cultivé au Moyen Âge en Orient et en Occident musulman puis en Occident chrétien, trouve son origine à la fois dans les valeurs véhiculées par les religions monothéïstes (l’Islam d’un côté et le Christianisme de l’autre), et dans les codes sociaux établis par les classes les plus aisées. Le milieu aulique est donc le lieu où s’élabore une culture particulière, qui rejaillit peu à peu en dehors de l’enceinte des palais et des châteaux à mesure que la vie citadine se développe et fait naître des catégories sociales intermédiaires, lesquelles s’inspirent des comportements de l’élite.

Clélia Bergerot, « L’art d’aimer selon les poètes arabes d’al-Andalus et les troubadours occitans», Mémoire de Master 2, Université Sorbonne Paris 3, Juin 2015





[1] Pour le concept d’Adab, extrait du mémoire de Master 1 intitulé « Rencontre, séparation et retrouvailles dans la poésie chantée arabo-andalouse » (avec quelques modifications).
[2] Gabrieli, F.. "Adab." Encyclopédie de l’Islam.
[3] Concernant l’élaboration du ghazal, on distingue généralement deux mouvements parallèles. L’un, que l’on situe habituellement dans un contexte bédouin, est celui qui a vu naître la poésie dite ‘udhrîte. Quant à l’autre, qui peut être qualifié de citadin, semble avoir pris naissance dans la région du Hidjâz. Ce dernier a connu un développement considérable, au sein d’une société particulièrement raffinée. Le poète le plus représentatif de ce ghazal « hidjâzien » est sans conteste ‘Umar Ibn ‘Abî Rabî’a, qui est en outre considéré dans l’imaginaire collectif, comme un « Don Juan  arabe ».

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