Chapitre 3
La Shahada d’Abou l-Qamar Hilel Ibn Mardanish
« Seul le Royaume de Dieu est éternel »
« Après un quart de siècle de résistance, malgré la détermination de mon père et les murailles réputées inexpugnables de notre cité, Murcie La bien gardée est finalement tombée. Les Almohades sont désormais les nouveaux maîtres de l’Andalousie. Après avoir mis fin à l’empire almoravide et installé leur pouvoir à Séville, Cordoue et Alméria, les Berbères du Maghrib ont réussi à occuper la dernière principauté qui leur résistait.
Aujourd’hui, nous quittons Murcie défaite et ruinée. Ses magnifiques palais ont été livrés au pillage et ses jardins légendaires ont été dévastés. Tout ce qui faisait la splendeur de la capitale du Levante s’est écroulé sous les coups des conquérants et de leurs nouveaux alliés. Mais, grâce à Dieu, nous sommes encore vivants et l’honneur de nos femmes et de nos filles est sauf. Les Almohades dont on nous décrivait la sauvagerie se sont avérés moins cruels et moins vindicatifs qu’on ne le craignait.
Après la mort de mon père et la décision du conseil de livrer la ville aux vainqueurs, ces derniers ont accepté notre allégeance. N’ignorant pas l’expérience des fonctionnaires de notre cité dans l’administration de la Principauté, ils ont préféré utiliser leurs connaissances plutôt que de les éliminer ou les asservir. Ils nous ont alors proposé de les servir en tant que sujets de leur pouvoir à Séville qu’ils ont choisie comme nouvelle capitale d’al-Andalus.
Au moment où notre caravane franchit pour la dernière fois la porte de notre ville, tout le passé me revint à l’esprit…
C’est à mon père, Muhammad Ibn Mardanish, que non seulement Murcie, mais aussi tout le Levantin doivent leur gloire et leur splendeur. C’est à la mort de son maître Ibn ‘Iyâdh, prince de Valence, que mon père fut désigné pour lui succéder. Je me rappelle mot pour mot ce qu’il m’avait raconté maintes fois à propos de cet événement :
« Ibn ‘Iyâdh, mon maître, disait mon père, était l’homme le plus pur et le plus brave qu’il m’a jamais été donné de connaître. C’est pour ces qualités que les habitants de Valence, de Murcie et de l’Andalousie orientale tombèrent d’accord pour le reconnaître comme leur dirigeant. On disait qu’il était le meilleur du peuple qui a reçu comme guide le Prophète Mohammad. Aux qualités morales du chef de Sharq al-Andalus, s’ajoutait sa bravoure légendaire. Quand il prenait ses armes et montait à cheval, nul n’osait l’affronter, aucun héros ne pouvait lui résister. Les Chrétiens eux-mêmes le comptaient pour cent cavaliers et s’écriaient en voyant son étendard : Voilà Ibn ‘Iyadh, voilà cent cavaliers ! ».
Grâce à tout cela, racontait mon père, mon maître Ibn ‘Iyâdh assura la tranquillité de toute la région orientale de l’Andalousie jusqu’au jour de sa mort. Il avait été non seulement un guide pour moi, un modèle à suivre dans la vie quotidienne et un héros que je m’efforçais d’imiter, mais aussi un véritable père. Il ne voyait pas l’ombre d’une inquiétude sur mon visage sans m’interroger sur ce qui m’attristait pour me prodiguer ensuite les meilleurs conseils ou m’offrir tout ce qui pouvait me rendre ma joie et mon énergie. Aussi, le jour de sa mort, ma peine était indescriptible. L’ayant vu vivre à la fois comme un titan et un sage, je ne ne pouvais m’imaginer qu’il puisse être mortel. Mais comme le dit Allah dans notre Saint Coran : « Toute âme devra goûter à la mort ».
Tout le conseil était réuni à son chevet et attendait ses dernières recommandations pour la désignation de son successeur. Pour moi, comme pour tous les autres, il était évident que c’était son fils qui devait le remplacer, aussi les hauts dignitaires qui l’avaient toujours servi fidèlement lui proposèrent de passer les rênes du royaume à celui qui porte son nom. Mais Ibn ‘Iyâdh se releva du lit où il était allongé et je vis sur son visage un signe de profonde désapprobation. Il leur répondit d’une voix ferme malgré son état : « non, pas mon fils ! Pas lui ! Car j’ai ouï dire qu’il boit du vin et néglige la prière ! ». Ses auditeurs eurent à peine le temps d’entendre son refus qu’il ajouta : « si vous le voulez, je n’y puis rien, mais prenez plutôt cet homme, dit-il, en se tournant vers moi et en me désignant du doigt. »
Quelle ne fut pas ma surprise d’avoir été choisi par mon héros pour lui succéder ! Je connaissais toute sa bonté et son affection pour moi, mais j’étais loin de me douter qu’il me faisait confiance au point oui de ne préférer à son propre fils. Puis, avant que je n’eus le temps de réagir, il ajouta : « Mohamed est doté de l’énergie et du courage dont a besoin notre royaume. J’ai eu maintes fois l’occasion de vérifier sa droiture et sa fidélité. Jamais il n’a refusé une mission difficile ni contesté aucun de mes choix. De plus, il connaît tous les rouages du commandement militaire. Par lui, il est possible que Dieu étende sa faveur non seulement sur notre royaume, mais sur tous les musulmans ! »
Tous les membres du Haut-conseil approuvèrent la proposition d'Ibn 'Iyâdh qui mourut peu de temps après. Désormais à la tête de la principauté de Valence, mon père s'avéra un chef de guerre remarquable à l'instar de mon grand-père Saad Ibn Mardanish qui fut gouverneur de Fraga et résista avec succès aux attaques d'Alphonse 1er d'Aragon. Et comme mon oncle Abdallah qui fut lui aussi lieutenant d'Ibn 'Iyâdh et qui mourut les armes à la main en luttant contre les chrétiens lors de la bataille de Zafdala, mon père n'a jamais craint la mort. Doué d'une force prodigieuse, il était d'une bravoure à toute épreuve. Dans le combat, il n'avait pas peur d'exposer sa vie au point que ses lieutenants devaient constamment lui rappeler qu'un général en chef était beaucoup plus précieux pour son armée qu'un simple soldat. Ses officiers, pour qui il était une véritable idole, appréciaient en lui aussi bien sa témérité que sa sagacité.
Mon père était l'objet d'admiration non seulement de ses hommes, mais même de ses ennemis. Ces derniers, répugnant à le nommer Mohammed, le désignaient sous l'appellation de El Rey Lobo (Le Roi Loup). Ils allèrent même jusqu'à prétendre que son nom patronymique Mardanish était une déformation de « Martinez » pour les uns ou de « Mardonius » pour d'autres. Mais mon père ne m'a jamais confirmé cela malgré mes nombreuses questions à ce sujet. Et lorsqu'il sentait que son silence me troublait, il me disait que nous avions une origine noble arabe qui nous rattachait à l'illustre tribu des Djudham. Il aimait chaque fois me rappeler cette parole des anciens arabes : "l'homme de valeur n'est pas celui qui proclame : voici ce que fut mon père, mais celui qui dit voici ce que je suis!" Et il ajoutait : "Dieu Seul sait ce que nous sommes, Lui qui est au cœur de Ses créatures. Il sait ce que chacune montre et ce qu'elle cache au fond de sa poitrine. C'est pourquoi je n'ai cure des jugements des hommes qui ne perçoivent que les apparences des êtres. En toutes choses, je m'en remets au Jugement de Dieu qui connaît le secret de mon âme. »
Ce sont de telles paroles qui m'ont permis de voir mon père non pas avec les yeux du visage, mais avec ceux du cœur. Aussi, je ne prêtais nulle attention aux rumeurs qui couraient sur lui et que chaque fois que l'on me rapportait quelque chose de négatif sur lui, je me contentais de répondre : " Dieu est le plus savant, Il est le Seul à savoir ce qui est vrai et ce qui est faux dans ce que vous me dites sur mon père."
À la tête de Valence, mon père consolida en peu de temps les marches frontalières de la principauté. Mais son ambition allait bien au-delà de la simple conservation du territoire qu'il a hérité de son maître Ibn 'Iyâdh. Il était animé d'un esprit de conquête qu'il exerça avec détermination et perspicacité. La puissance de notre taïfa s'accrut considérablement grâce à la collaboration de son beau-père Ibrahim Ibn Hamushk. Ensemble, ils étendirent notre territoire par la possession des cités de Cadix, Jaen, Baeza et Carmona. Des années plus tard, ils menèrent une attaque surprise contre l'importante ville de Grenade qu'ils occupèrent pendant un certain temps. Mais, les Almohades, qui avaient réussi à établir leur pouvoir sur toutes les autres principautés ne pouvaient supporter de concurrents dans al-Andalus où ils se voulaient les maîtres absolus. Aussi, à la fin du mois de Rajab 557 ( Juillet 1162), réagirent-ils avec une force démesurée et une violence inouïe. Ils réussirent à déloger les soldats de Ibn Hamushk des places fortes de l'Alcazaba de Grenade où ils s'étaient établis et en tuèrent un très grand nombre. Mon père me raconta qu'il échappa de justesse à la mort en abandonnant tentes et bagages. Poursuivi par les Almohades, il ne dut sa survie qu'à sa connaissance des sentiers des montagnes de la Sierra Nevada.
Cette reprise de Grenade eut de graves conséquences pour les populations juives et chrétiennes qui y vivaient encore. En effet, leur sort, déjà bien malheureux sous les Almoravides, était devenu intolérable après la conquête almohade. Leurs églises et synagogues furent détruites pour la plupart et ils furent contraints à la conversion à l'islam selon l’interprétation " almohade ". Quant à ceux qui refusèrent de le faire, ils n'eurent d'autre choix que l'exil ou la mort. C'est la raison pour laquelle ils appelaient de tous leurs voeux l'heure qui les délivrerait du joug insupportable qui pesait sur eux et voyaient dans les soldats de mon père des libérateurs. Ils étaient donc prêts à seconder mon père dans ses attaques contre les places fortes tombées sous le pouvoir des Berbères du Maghreb. Et c'est justement ce qu'ils firent lorsque les soldats d'Ibn Hamushk se présentèrent aux portes de Grenade. Ils réussirent à leur en permettre l'accès sans combat en leur ouvrant la porte d'Elvira.
Après leur échec à conserver Grenade, nos troupes entreprirent trois ans plus tard, en 560/1165, de tenter de conquérir Cordoue qui dut subir un long siège, mais ne tomba pas. Mais lorsqu'ils entreprirent la marche sur Séville, la même année, les Almohades réagirent immédiatement d'une façon vigoureuse. Le calife Abou Yousouf Yaqoub, qui était alors à Marrakech, franchit le Détroit avec une puissante armée et se dirigea vers Murcie. Les troupes Almohades, en très grand nombre, infligèrent une lourde défaite à notre armée dans la vallée de Guadalantine.
Vaincu et blessé, mon père se réfugia derrière les murailles des fortifications de notre capitale. Il réussit ainsi à sauver sa vie et celles d'une d'une partie de ses combattants les plus proches. Mais il ne put éviter la destruction de tout ce que Murcie comptait de magnifiques jardins et de splendides demeures hors de la ville assiégée. C'est alors que le vent tourna définitivement pour nous. Mon père fut abandonné par son beau-père et bras-droit qui prêta allégeance aux Almohades et adopta leur doctrine. Ces derniers furent ravis de compter désormais dans leurs rangs non seulement le combattant le plus audacieux, mais surtout le chef le plus proche de leur dernier ennemi en Andalousie. Grâce à lui, ils pouvaient désormais connaître tous les secrets de défense de mon père et les faiblesses de notre principauté. Cette trahison fut un coup fatal pour lui et le mena par la suite à la démence et à la mort.
Mais avant d'atteindre ce stade irréversible, il eut un dernier sursaut de sagesse. Comprenant alors que le sort de Murcie était scellé, il nous réunit mes frères et moi dans sa chambre de travail pour un entretien qui restera gravé dans ma mémoire. Pour la première fois de ma vie, je vis sur son visage les signes évidents du désespoir lui qui ne s'était jamais avoué vaincu même dans les pires épreuves. Ayant perdu le soutien, non seulement de son beau-père mais aussi des populations de nombreuses localités qui dépendaient de Murcie, il comprit que la chute de Monteaguda, la principale forteresse de défense, était imminente. Après nous avoir fait asseoir autour de lui avec une infinie douceur, totalement inhabituelle chez lui, il me regarda droit dans les yeux et me dit :
" Hilal, tu es l'aîné de tes frères et le plus compétent d'entre eux dans tous les domaines. Tu as suivi mieux que personne les déroulements de notre résistance depuis de nombreuses années. C'est donc à toi que je m'adresse en premier lieu. Tu devines, hélas, que je ne t'ai pas appelé pour te remettre les clés de succession à la tête de notre royaume dont les jours sont comptés. Je t'ai demandé de venir ici pour gérer la suite de notre débâcle. J'aurais aimé te voir me succéder non pas sur le trône de Murcie sur lequel je ne me suis jamais assis, mais sur le dos d'un coursier comme je le fis durant toute mon existence de guerrier et de chef de notre communauté. Malheureusement, il n'y aura plus, pour toi, de combats à mener ni de victoires à remporter sur les champs de bataille. Ton intelligence et ta bravoure devront désormais s'exercer dans l'enceinte des palais de nos propres ennemis."
À ces mots, je bondis et osai même lui dire :
- Père, je t'ai toujours obéi, je n'ai jamais refusé d'exécuter le moindre de tes ordres, mais servir nos ennemis, ça jamais !
- Je comprends ton étonnement et ton refus mon fils, mais comme disaient nos ancêtres: que peut le défunt entre les mains celui qui est chargé de ses ablutions mortuaires?
- Mais pourquoi parles-tu de la mort, père ? Tu as encore toute ta force et ta vigueur et nous pouvons encore résister. Il te reste encore de valeureux et fidèles combattants qui sont prêts à se battre à tes côtés!
- Oui, quelques uns, mais pas suffisamment pour tenir encore longtemps face à la marée almohade. C'est pour cela que j'ai invité tous mes conseillers et administrateurs à une réunion après mon entretien avec vous. Quant à ce qui concerne la mort je voudrais que tu saches vraiment ce que j'en pense. Malgré l'impression que j'ai pu te donner auparavant, j'ai toujours su, grâce à mes expériences de combattant, que la durée de notre vie dans cette demeure est brève. J'ai été si souvent confronté à la mort, je l'ai approchée moi-même de très près à Grenade et à Guadalantine. J'ai vu aussi périr à mes côtés tant de braves combattants que j'ai compris mieux que personne le sens du verset où Dieu nous rappelle que "toute âme goûtera à la mort". Sache, Hilal, que le jour où je rejoindrai le Seigneur est très proche. Il y a des impressions qui ne trompent pas. J'espère seulement que mes bienfaits pèseront plus lourds que mes péchés dans la Balance, le Jour du Jugement.
- Père, je ne peux imaginer que tout ce que tu as édifié va s'écrouler et que...
- Si, mon fils, aucun empire aussi puissant soit-il ne demeure, seul le Royaume de Dieu est éternel. Aussi vous ai-je réunis pour vous dire ceci : « les Almohades se sont répandus partout et les principautés reconnaissent les unes après les autres leur autorité. Comme je pense que vous ne pourrez pas leur tenir tête, reconnaissez, vous aussi bon gré, mal gré, leur pouvoir. Afin de jouir de quelque influence auprès d'eux, n'attendez pas de subir le même sort que d'autres avant vous. Vous n'ignorez pas comment ils ont traité les pays conquis de vive force. »[1]
Aussi amères fussent-elles, nous ne pouvions rien dire contre les paroles de notre père. Il avait parlé en homme d'expérience et en véritable stratège dans la situation de défaite que nous vivions. Aussitôt son discours terminé, mon père nous invita à le suivre jusqu'à la salle du Conseil afin d'assister à sa rencontre avec les dignitaires du royaume.
Quand nous entrâmes dans la salle, tout le monde était déjà là, attendant les annonces du prince. Je me dirigeai avec mes frères vers l'espace réservé habituellement aux invités étrangers. Il y avait là quelques fidèles de mon père accourus des rares localités de Murcie qui n'avaient pas encore prêté allégeance à l'ennemi. On y retrouva également quelques enfants des collaborateurs de mon père que leurs parents tenaient à les voir assister à cette rencontre solennelle de fin de règne. Pareille occasion permet aux jeunes esprits de s'instruire des affaires du pouvoir mieux que tous les livres. Parmi les enfants, il y en avait un qui nous était très proche à la fois du fait de la fonction de son père, ministre du prince mais aussi par son intelligence précoce que j'avais constatée en lui lorsqu'il venait jouer avec mes jeunes frères. Il s'agissait de Muhammad Ibn al-Arabi. (Intégrer passage sur enfance vue par Hilel)
Lorsque mon père commença à parler, un silence absolu se fit dans la salle. Tout le monde connaissait la gravité de la situation et s’interrogeait sur la manière dont le prince allait l’affronter. Le dernier carré présent à cette rencontre lui était totalement acquis. Ils avaient tous vu leur chef se dépêtrer de mille situations qui paraissaient alors inextricables. Ils connaissaient sa capacité à pardonner en grand seigneur comme il le fit pour un allié accusé de trahison. Ce dernier, nommé Ibn Nizar, était également un poète talentueux qui connaissait la faiblesse de mon père pour l’art de la poésie comme pour celui de la danse, du chant ou de la sculpture. Jeté en prison à la suite d’une dénonciation de sédition, Ibn Nizar composa un poème d’une subtile intelligence qu’il fit entendre à mon père par l’intermédiaire d’une esclave-chanteuse (ici le récit de cette histoire abrégée)
Prompt à pardonner, mon père pouvait également punir avec une extrême sévérité comme il le fit avec les ministres qu’il emmura vivants après leur trahison. Mais ce que nous allions entendre aujourd’hui ne tenait ni de la détermination de l’ambitieux conquérant ni de l’homme de cour enjoué. Moi-même, son fils aîné, qui le connaissait en tant qu’homme de pouvoir et en tant que père, fus surpris dès ses premières paroles :
« Au Nom de Dieu le Clément le Très Miséricordieux et que le Salut et la Prière de Dieu soient sur son Prophète notre guide et notre exemple suprême. À vous mes fidèles de la dernière heure, je voudrais d’abord vous dire que ce qui m’anime depuis plus d’une semaine n’est pas le sort de notre principauté qui est vouée à la reddition et peut-être même à la destruction et au carnage dont ont fait preuve nos ennemis lors de la prise des autres territoires qui avaient refusé de se rendre. Non, ce qui me taraude l’esprit aujourd’hui, c’est le sort de mes enfants et de mes fidèles ainsi que de leurs familles. Je ne suis plus préoccupé que par le désir de rendre à Dieu une âme repentante et apaisée. Peut-être alors que dans Sa Clémence incommensurable, Dieu me permettra de recevoir le livre de mes actes de la main droite et que j’y lirai au jour du Jugement plus d’actes méritants que de méfaits.
Je sais que ma vie n’a pas toujours été exemplaire. Mes ennemis se sont chargés de dénigrer ma conduite en me chargeant de tous les péchés. Ils se sont déclarés mes juges, sans aucune légitimité, alors que notre Saint Coran et les paroles de notre Prophète - que le Salut et la Prière de Dieu soient sur Lui- nous recommandent à n’être les juges que de nos propres actes : « Interrogez vos âmes en ce monde avant qu’elles ne soient interrogées par l’Ange de la mort dans l’Autre ! ». Car ceux qui ne se contentent que des apparences sont prompts à condamner comme si chaque être n’était que la façade visible de sa personne. Dieu qui connaît nos intentions a fait dire à notre Prophète que « les actes ne valent que par les intentions qui les animent ». Certes, je ne suis pas un mutahhar, mahfoudh (un purifié parmi les préservés) dont les entrailles n’ont jamais été entachées par des pensées d’égarement ni les apparences par des actes contraires aux lois de la charia. Chaque personne donne de lui une image qui reflète ses actes apparents avant qu’il ne soit revêtu le Jour de la Résurrection de l’habit et de l’image de sa profonde Réalité.[2]
" Le moment est venu, pour moi, non pas de justifier, de nier ou de minimiser mes erreurs passées, mais de vous parler en vérité. J'ai ressenti, depuis notre dernière lourde défaite le besoin pressant de dérouler devant vous les pages de mon Kitâb. Je le fais avec vous qui m'êtes restés fidèles alors que d'autres responsables, certains de ma propre famille, ont préféré pactiser avec l'ennemi.
Vous savez tous que j'ai même refusé de prendre de titre pompeux de « souverain » et de ne m'occuper que de ma gloriole comme le font de nombreux " Reyes de taifas" que je ne nommerai pas. Durant tout mon règne, je n'ai été animé que par une seule ambition: donner à notre royaume toute la splendeur et la notoriété qu'il mérite! Je voulais faire de Murcie un pôle de civilisation aussi illustre que le fut Cordoue au temps du grand calife Abderrahmane. Murcie n'est-elle pas devenue une capitale musulmane puissante et respectée ? Sa notoriété n’a têlle pas dépassé les frontières de la Péninsule ? Nous traitions d'égal à égal non seulement avec les rois chrétiens d'Aragon et de Castille et le comte de Barcelone, mais nous étions reconnus même par le calife abbaside de Baghdad depuis que j'ai fait prononcer son nom dans le sermon du vendredi.
Cependant, que n'a t-on pas tissé de mensonges sur les véritables motifs de mes choix politiques et de mes décisions? On m'a traité, et vous avec moi, de mécréant et d'apostat. On a levé des armées contre nous et appelé à une véritable guerre de religion contre nous comme si nous étions les suppôts de Satan! On disait que j'avais renié mes origines en faisant des princes chrétiens non seulement des alliés, des amis, mais même des frères. On trouvait que le fait de parler leur langue, de s'habiller comme eux ou d'équiper ses chevaux à leur manière étaient des signes de " Koufr". Est-ce que tous les chrétiens qui, du temps de l'âge d'or d'Al-Andalus, avaient adopté nos coutumes et notre langue étaient devenus musulmans pour autant ?
On m'a également reproché que, pour acheter la protection des rois de Castille et d'Aragon, j'avais payé tribut à nos puissants voisins chrétiens et que, pour ce faire, j'ai écrasé nos sujets d'impôts ! Mais que devais-je faire, en tant que premier responsable de notre communauté pour la préserver des dangers qui la menaçaient de toutes parts? Fallait-il se lancer dans une aventure téméraire mais à l'issue incertaine au risque de faire subir à nos populations le désastre qui suit toute guerre qui s'achève par une défaite ? Vous savez comme moi que lorsque j'ai pris ces décisions avec votre assentiment, c'était avant tout pour le bien et la sécurité des populations vivant sur notre territoire. Notre alliance avec les Chrétiens et le recrutement de mercenaires expérimentés n'étaient dus ni au rejet de notre religion ni à de la faiblesse ou à une servile soumission. D'ailleurs, les Almohades qui nous reprochent ces choix et qui se targuent pourtant de pureté morale et de rigueur religieuse, n'y ont-ils pas eu recours eux-mêmes contre leurs ennemis au Maghreb dans leurs guerres contre les Almoravides? Nous nous sommes battus, sans répit, avec courage et témérité quand il le fallait et que nous le pouvions. N'avions-nous pas étendu les frontières de notre royaume et imposé notre présence jusqu'aux montagnes de Cuenca et à la Sierra de Segura? Seule Almeria nous avait échappé quand elle tomba aux mains des Castillans.
On nous a également reproché le prétendu "traitement de faveur" accordé aux soldats castillans, navarrais et catalans que nous avions recrutés et que nous leur avions octroyés les maisons des fonctionnaires qui complotaient contre nous avec nos ennemis! Fallait-il les faire vivre dans des conditions insupportables si nous voulions qu'ils se battent à nos côtés avec conviction ? Fallait-il les laisser errer à leur guise sans demeures ou les cantonner plutôt dans des lieux contrôlables ?
Quant à la permission d'ouvrir des cabarets dans leurs quartiers, nous la leur avions donné selon le principe du respect du mode de vie de nos alliés du moment. Évidemment, nos ennemis qui avaient toujours vécu en terre d'Islam sans la présence à leurs côtés de populations à la religion et aux mœurs différentes ne peuvent comprendre le sens de notre principe de convivialité. Nous autres Andalous, au cours des siècles de présence en terre ibérique, avons porté à un sommet jamais égalé l'esprit de tolérance et de respect des convictions religieuses des Gens du Livre, qu'ils appartiennent au peuple de Moïse ou de Jésus ! Ce fut le cas non seulement sous le pouvoir éclairé du Calife omeyyade Abderrahmane, mais même sous le règne des princes des taïfas de Cordoue, de Séville ou de Badajoz. Musulmans, Juifs et Chrétiens vivaient en bonne entente. Chaque communauté fréquentait ses lieux de culte et vivait selon ses habitudes culinaires et vestimentaires. À cette époque, notre civilisation était admirée et enviée par toutes les nations. On venait de toutes parts admirer l’intelligence et la sagesse avec lesquelles le pays était administré. Notre pays attirait les hommes et les femmes les plus célèbres qui venaient y exercer leur art ou développer leurs pensées philosophiques et scientifiques.
Tout cela a malheureusement failli disparaître à cause des conflits qui ont suivi la chute du califat et la division de notre patrie en principautés concurrentes. Heureusement que la culture andalouse et l’esprit d’ouverture étaient profondément ancrés dans les âmes. Même les Almoravides, venus du Maghreb ont fini par se laisser conquérir par la douceur et l’esprit de tolérance de l’Andalousie. Et si la gestion de notre pays n’était pas devenue médiocre voire suicidaire, nous n’aurions jamais pris les armes contre eux.
« Rappelez-vous comment dès mon accession à la charge de dirigeant de Valence, j’ai défendu avec force cet esprit andalou. Nous avons ressuscité, dans notre royaume, l’esprit de tolérance selon le verset qui dit : « À vous votre religion et à nous la nôtre ! ». Nos ennemis nous respectaient au point non seulement de nous envoyer des ambassadeurs pour représenter les intérêts de leurs pays, mais ont noué avec nous des relations très étroites dans tous les domaines. Nous avons signé des traités commerciaux même avec les républiques de Pise et de Gênes en Italie. Notre monnaie était devenue l’une des plus puissantes d’Europe. Nous avions développé notre agriculture surtout autour de notre capitale Murcie. On venait de tous les royaumes environnants s’instruire sur les techniques d’irrigation mises en place par nos ingénieurs. Nos artisans, travaillant dans un esprit d’innovation, ont redonné vie à l’art de la céramique et à la fabrication du papier de soie. Leurs produits s’exportaient dans tous les pays du Nord. Toutes ces activités ont enrichi notre population qui s’est accrue à un niveau jamais atteint auparavant.
Mais l’admiration des uns n’allait pas sans l’envie des autres. Aussi les Almohades n’ont jamais supporté notre indépendance. Après avoir chassé les Almoravides de Séville et conquis la plupart des autres principautés, ils ont voulu réserver le même sort à notre territoire. Sans la bravoure de nos soldats, chrétiens comme musulmans, ainsi que les puissantes fortifications que nous avons élevées autour du Castillo de Monteaguda et d’autres places fortes autour de Murcie, nous aurions disparu depuis longtemps. C’est grâce à tous ceux qui ont donné leur vie pour défendre notre royaume et grâce à vous tous, qui avez si bien géré nos affaires que nous avons pu résister durant un long de siècle à une armée qui a conquis tout le Maghreb et a remplacé le pouvoir almoravide et celui des princes indépendants ailleurs en Andalousie. Mais seul le royaume de Dieu est éternel !
Vous savez, comme moi, qu’à la prochaine offensive, si nous continuons à nous battre, nous serons balayés. À ce moment-là, nos ennemis n’auront aucune pitié. Tout vos biens vous seront arrachés, vos mères et vos épouses seront violentées et Dieu sait ce qu’ils feront de vos enfants. Sans doute des esclaves qu’ils enverront enchaînés de l’autre côté du Détroit. Alors que faire ? Je vais peut-être vous surprendre, mais je vous demande de céder notre place forte sans combat. Même Almeria et Valence où j’avais placé mon propre frère, viennent de se soumettre aux Almohades. Prêtons allégeance à ceux que nous ne pouvons pas vaincre ! Sauvons ce qui reste de la brillante civilisation que nous avons contribué à développer. En ce qui me concerne, pour le bien de tous, je suis prêt à me livrer ou à m’embarquer pour une destination lointaine. Et vous direz à mes ennemis que vous m’avez vous-même chassé parce que je voulais vous obliger à résister. Laissez-moi porter seul le poids de la velléité de résistance et vous apparaîtrez comme de futurs alliés sur qui les Almohades voudront compter. Ils connaissent trop vos qualités et vos talents pour vous sacrifier. »
Voici ce que j’avais à vous dire. Maintenant la décision est entre vos mains. Que Dieu Tout Puissant éclaire votre choix et vous protège ainsi que vos familles. Que Dieu me pardonne mes erreurs et m’assiste dans les mois futurs pour que la fin de mon règne ne soit une tragédie ni pour moi ni pour personne. Maintenant, je vous laisse discuter librement entre vous sur la décision apprendre. Quant à moi, je me retire pour aller m’entretenir avec mon âme. »
Une fois son discours achevé, tout le monde se leva en signe de respect pour un homme qui était prêt à renoncer à une gloire finale illusoire pour le bien de ses administrés. Je reçus, ce jour-là, la plus brillante leçon de politique. J’ai ressenti aussi pour mon père une admiration sans bornes et, après avoir ramené mes jeunes frères, je revins à la salle du Conseil pour participer à la décision des représentants de notre communauté. La séance fut très brève : la proposition de mon père fut acceptée à l’unanimité et décision fut prise d’envoyer un émissaire auprès du sultan almohade porter le drapeau blanc de la reddition. »
Saadane Benbabaali, le 6 Septembre 2021
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