dimanche 21 juin 2009

Le Livre de Brocart (Al-Kitâb al-Muwashshâ) d' al-WASHSHA



Rédigé à Bagdad au Xe siècle, ce livre est une collection d'aphorismes et pensées savoureuses d'auteurs que le rédacteur avait en haute estime. Commentés et classés par thèmes, on y trouve la sagesse du savoir-vivre, l'amitié, l'amour, les us et coutumes…

La société arabe classique était d'un grand raffinement, dont on mesure la profondeur par les écrits d'alors, comme ici avec cet ouvrage du Xe siècle. Si nous avons rattaché le Livre de brocart à la poésie, omniprésente comme on le verra avec une large place accordée à l'amour et aux vers de qualité, les chercheurs aujourd'hui le considèrent plutôt comme un témoignage exceptionnel des us et coutumes de Bagdad au Xe siècle. C'est en effet une somme d'étiquette et d'usages qu'égrènent les soixante-trois chapitres du titre…

Mais c'est surtout une anthologie d'aphorismes et de principes commentés : l'auteur, voici plus d'un millénaire, avait pris soin de colliger les meilleures pensées de ses contemporains et prédécesseurs, qu'il arrangea ensuite par thèmes pour illustrer ses propres développements, parfois étendus et toujours en prose. C'est donc une sorte de vade-mecum, passé au tamis de l'expérience pour gentilhomme, ou prud'homme selon la terminologie adoptée par la traductrice. Car il n'est presque pas une page sans qu'une phrase au moins ne mérite attention et réflexion.

Cette récente traduction s'enrichit du labeur de la traductrice, Siham Bouhlal, qui avait présenté une thèse de doctorat à la Sorbonne en 1998 sur ce même livre. C'est même une traduction partielle de l'édition originale réalisée en 1886 par R. Brünnow, d'après le seul manuscrit existant et conservé à la Bibliothèque de l'Université de Leyde, aux Pays-Bas. Elle a établi un énorme corpus d'explications historiques et techniques en fin de chapitre.

Le savoir-vivre : vivre pour savoir
« Sache que l'homme de raison, qui de ce fait s'oppose au sot, doit tout d'abord rechercher, désirer et s'adonner à la compagnie des hommes doués d'un esprit pénétrant. Il lui incombe d'étudier les branches de l'éducation, de lire les livres et les traditions, d'apprendre les récits et la poésie (p.29) ».
Ainsi commence le Livre de Brocart : par un appel au dépassement de soi, par l'esprit et un appel au cénacle des hommes de bonne volonté… Et c'est une quête de tous les instants,
« le raffinement est la plus noble chose pratiquée par les savants et recherchée par les hommes d'éducation […] il leur incombe de se forger les qualités les plus pures, le caractère le plus noble, les plus belles conduites et les ambitions les plus hautes (p.85) ».
Et l'auteur poursuit :
« sois celui qui enseigne, celui qui apprend ou celui qui écoute ; si tu es un quatrième, tu es en perdition (p.29) […] il est plus beau de mourir en cherchant que de se satisfaire de son ignorance […] quand je rencontrais un savant, je prenais de sa science et lui donnais de la mienne (p.34) ».
Et cela pour une excellente raison :
« de tous les plaisirs, il ne reste plus que celui de converser avec les gens d'esprit (p.43) ».

Eloge du silence

L'apprentissage va de pair avec l'écoute, et comme il en est toujours qui sont plus loin dans la voie de la connaissance et de la sagesse, l'humilité est de rigueur ; d'où ce conseil :
« qu'il parle en connaissance de cause et se taise pour écouter avec patience. Qu'il ne s'empresse pas de répondre et ne coupe pas la parole. S'il est en présence d'un plus savant que lui, qu'il se taise pour profiter de sa science (p.31) ».
Sinon, le fanfaron est vite démasqué :
« reste attaché au silence, on te prendra pour un sage, que tu sois sot ou savant (p.31) » et ne pourra jamais donner le change : « de toute façon, l'afféterie laisse des traces dans les gestes et le regard : ceux-ci trahissent le faux raffiné sans qu'il puisse les dissimuler sous des manières affectées ni les voiler par une attitude retenue (p.85) »
La conclusion s'impose donc :
« qu'il ne parle pas de ce qu'il ignore et ne débatte pas de qui lui échappe […ou] les hommes doués d'un esprit pénétrant le mépriseront ».
Et surtout parce que les paroles, une fois lâchées, deviennent la propriété de tous :
« la langue est ton esclave ; tu es le sien dès que tu parles (p.32) ».
En fait, l'auteur va même plus loin :
« ce que tu caches à ton ennemi, n'en dis rien à ton ami (p.74) »…

L'Ami

L'ami, omniprésent dans le livre, est aussi un terme courant dans la littérature classique arabe pour désigner l'être aimé, indifféremment de son sexe. Et dans les textes mystiques, comme ceux de Rûmi, il peut aussi renvoyer au créateur, mais ce n'est pas le cas ici. En revanche, le commerce en amitié occupe une place particulière, preuve que les relations sociales, prisées comme dans toute société, faisaient l'objet d'attentions et d'efforts constants :
« Accepte donc les excuses de ton ami, tu le garderas ;pardonne à qui tu aimes, sinon, il partira […] »Prends ton ami comme il se donne à voir car l'enquête ferait tomber son masque Quand j'ai mis à l'épreuve un ami de confiance j'ai toujours dû en regretter les conséquences (p.42) ».
Dès lors, se pose la question de comment choisir ses amis, parmi les prud'hommes s'entend puisque l'auteur a souligné dès le début la nécessité de les fréquenter. Et rarement ai-je lu si belle définition de l'amitié, par élimination :
« Elis pour compagnon celui qui oublie les bienfaits qu'il t'a rendus (p.44) ».
Aussi convient-il de ménager ses amis, par l'espacement de ses visites, par la mesure de l'expression de griefs comme de transports, etc.
« Sois mesuré dans l'amour et la haine
peut-être découvriras-tu chez l'ami une autre face de lui-même (p.60) »
« Quand tu demandes, tu blesses ta pudeur
puis la perds contre grâces et faveurs (p.73) »

« Ne vois-tu pas que le soleil est toujours désiré
car il ne brille pas sans interruption (p.61) »

« Ne soit ni orgueilleux ni renfrogné
c'est là le sommet de l'idiotie
Tu ferais d'un ami ton ennemi (p.54) »
Et comme l'amitié est un cadeau de la vie, qui se donne pour peu qu'on la mérite, la sentence est lapidaire :
« quel incapable que celui qui ne fait aucun effort pour trouver des amis ! Encore plus incapable celui qui les perd (p.48) »

L'Amour

Le sentiment amoureux a aussi toujours occupé une place importante dans la littérature arabe, il n'y a qu'à compulser les ouvrages classiques sur la question. Celui-ci ne fait pas exception à la règle, puisqu'on retrouve l'amour d'un chapitre à l'autre, avec la beauté et les regrets qui en résultent… En ce domaine, les femmes avaient une grande emprise sur cette société masculine, à en juger par les vers et propos qui nous sont parvenus :
« Du regard elles ensorcellent et promettent des grâces
mais les étoiles sont plus proches que leurs promesses (p.140) »

« A ses larmes, l'encre fut mélangée
au point d'attendrir ceux qui le blâmaient (p.206) ».

« jouis des roses qui durent peu de temps (p.190) »…
Mais il y a surtout d'innombrables vers de qualité, comme ces distiques délicieux :
« Nous passâmes la nuit protégés de pluie et de rosée
tels deux manteaux exhalant le bonheur (p.83) »

« le soleil apparaît puis se couche
mon désir, quant à lui, jamais ne s'éteint (p.224) »
dont le recours à la métaphore naturelle rappelle le principe du pantoum malais. Et comme pour l'amitié, benêt est celui qui passe à côté du bonheur :
« Si tu n'aimes pas jusqu'à l'égarement
et si tu n'es pas aimé alors tu es un âne (p.97) »

Erwan L'Helgouac

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