dimanche 1 novembre 2009

Ibn Arabi, poète de l'Amour divin (2)



Ibn 'Arabî s'est exprimé (...) en vers arabes classiques, c'est-à-dire en utilisant une métrique fondée sur une alternance régulière entre syllabes longues et brèves (...). Les vers ont ici tous la même longueur, le même mètre, et sont tous divisés en deux hémistiches de longueur égale. Le deuxième hémistiche se termine par une rime qui reste la même tout le long de chaque poème. La régularité géométrique du vers épouse le rythme du souffle humain: le poème est composé pour la récitation non pour la lecture proprement dite. Elle accompagne également le mouvement d'une pensée intuitive, car à chaque vers correspond un sens autonome, l'enjambement devant être évité. Tel un collier dont les perles de couleurs différentes contiguës mais non confondues se succèdent, le poème offre, par touches, une succession de vers dont aucun n'est enfermé dans une architecture préétablie.
Il s'ensuit un effet de "charme" - au sens originel d'"envoûtement" - auquel les Arabes ont toujours été sensibles. Dès la période antéislamique, ils ont développé un goût passionné pour la composition poétique qui est devenue de loin la forme d'art la plus prisée. Ils l'avaient d'ailleurs liée peu ou prou à une manifestation d'ordre surnaturel. Le poète antéislamique se disait inspiré par son double (qarin), son "génie". Sa parole était en outre supposée exercer un pouvoir, une action efficace. Un poème d'amour est un geste positif de séduction, une satire est une véritable attaque portée contre la puissance d'autrui: al-kalimatu kilâmun, " les paroles sont des blessures", dit l'adage ancien. Ainsi une anecdote rapporte-t-elle que, à la suite d'une guerre intertribale, les vainqueurs bâillonnèrent le poète de la tribu vaincue pour l'empêcher de continuer à nuire par son verbe.

La situation a sensiblement changé à l'avènement de l'Islam. Le Coran rejetant avec véhémence l'assimilation de la révélation à de la poésie, et attaquant même l'activité des poètes 1, il n'a plus guère été question par la suite de l'inspiration due aux génies (sic!)2.
Mais ceci ne signifie nullement que la poésie- hautement appréciée à chaque siècle de l'histoire des Arabes- soit devenue pour autant une activité de pure distraction profane. elle a gardé quelque chose de son effet "magique" et de son efficace. Ce que les philosophes expliquent avec un effort d'arguments remontant au patrimoine antique commun : le vers est une parole rythmée, dont la régularité numérique reflète l'harmonie du cosmos, lui-même entièrement structuré selon le nombre. À la différence du parler ordinaire "prosaïque", la parole poétique est alignée sur l'harmonie des sphères, et donc sur le verbe des anges qui le peuplent 3. Il s'agit donc d'une parole plus "spirituelle" qui atteint l'âme à un niveau de compréhension élevé.

On voit donc que la métrique n'est pas pour l'homme arabe médiéval une simple façon d'orner son discours, de le rendre agréable à l'oreille: elle élève de quelque manière le contenu une parole ordinaire au rang des réalités supérieures. Un poème d'amour transpose l'état affectif du poète "vers le haut", vers les régions supérieures de l'être où cet amour a pris naissance. A fortiori cet horizon s'élargira-t-il si l'auteur de cette poésie est un soufi, un inspiré, un sage. Choisir d'écrire un tel texte (c.à.d. L'Interprète des désirs) selon les lois de la métrique, c'est envisager dès le départ à la "conscience angélique " du lecteur, à sa saisie intuitive, plus qu'à son entendement commun, comme le ferait le discours doctrinal en prose. Les subtiles allitérations chez Ibn 'Arabî comme chez d'ailleurs le plus grand poète mystique arabe Ibn al-Fârid 4, ne sont pas des raffinements destinés aux intellectuels. On peut fort bien saisir l'harmonie globale d'une mosquée sans connaître le calcul des proportions mathématiques qui ont guidé le choix des architectes.
Extraits de la présentation de Pierre Lory, in Ibn 'Arabî, L'Interprète des désirs, Albin Michel, Paris, 1996, pp. 8-10.
Notes:
1. Coran, Sourate 26, versets 224-226.
(Commentaire de S. Benbabaali)
Dans la Sourate 26 qui a pour nom Al-Shu'arâ' on peut effectivement lire:
26:224: Et quant aux poètes, ce sont les égarés qui les suivent.
26:225: Ne vois-tu pas qu'ils divaguent dans chaque vallée,
26:226: et qu'ils disent ce qu'ils ne font pas?
Il est vrai qu'on cite souvent ces versets en omettant ce qui suit et qui dédouane la poésie au service de la foi et qui oeuvre aux bonnes actions:
26:227: à part ceux qui croient et font de bonnes oeuvres, qui invoquent souvent le nom d'Allah et se défendent contre les torts qu'on leur fait.
En vérité, ce n'est la poésie en tant qu'activité intellectuelle, artistique ou sociale qui est rejetée, mais le "mauvais usage"qui en est fait.

2. Note de S. Benbabaali:
en fait cette idée de "génies inspirateurs" continuera à faire partie de l'univers "mental" des poètes en langue arabe. Le meilleur exemple en est l'attitude de l'andalou Ibn Shuhayd (mort en 1034) dans son ouvrage kitâb al-Tawâbi' wa z-zawâbi' qui est un voyage imaginaire qui le mènera jusqu'aux "génies inspirateurs de nombreux "udabâ'" (hommes de lettres) musulmans.

3. On trouvera des développements de cet ordre chez les Ikhwân al-Safâ', notamment. Cf. p. ex. " L'Epître sur la musique des Ikhwân al-Safâ'" - traduction annotée " par A. Shiloah, in Revue des études islamiques, XXXII (1964).

4. Poète soufi, ‘Umar b. Ali (Sharaf al-din) Abu l-Qasim al-Misri al-Sa‘di Ibn al-Farid (1181-1235) mène une vie de retraite sur les collines voisines du Caire, ville où il est né et dans laquelle il revient à la fin de sa vie.
« D'une magnifique indépendance de caractère, assez riche, matériellement, pour ne quémander la protection d'aucun mécène, il s'enferma dans une mise à part distante et hautaine, n'ayant d'autre souci que la recherche amoureuse de l'Essence divine » (G.-C. Anawati et L. Gardet, Mystique musulmane. Aspects et tendances, expériences et techniques, 1961). Al-Farid est l'auteur d'un grand poème mystique : L'Éloge du vin (Khamriyya) :
Nous avons bu à la mémoire du Bien Aimé un vin qui nous a enivrés avant la création de la vigne / Notre verre était la pleine lune, lui, il est un soleil ; un croissant le fait circuler. Que d'étoiles resplendissent quand il est mélangé. / Sans son parfum, je n'aurais pas trouvé le chemin de ses tavernes. Sans son éclat, l'imagination ne le pourrait concevoir.
Ces trois vers donnent une idée de la puissante symbolique du premier poème.
Encyclopédie Universalis

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