dimanche 21 octobre 2012

Carpe diem andalou (5e partie) : Tarafa Ibn al-’Abd


  4e Anniversaire

21 Octobre 2008: Ouverture du Blog

أدب وثقافة عربيّة/Littérature et culture arabes / Arabic literature and culture

21 Octobre 2012: déjà 4 années d'existence et 368 pages sur tous les sujets qui concernent le littérature et la culture arabe.

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2. des vidéos exclusives : concerts de musiques, conférences, documentaires etc...

3. des photos, miniatures, dessins etc...

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Merci pour votre fidélité et vos commentaires encourageants. 

Aujourd'hui, je continue à enrichir cet espace avec la suite de mon travail sur la notion de Carpe Diem chez les Andalous avec un chapitre consacré aux poètes de la Djahiliyya.  

C'est au tour de Tarafa Ibn al-'Abd de nous livrer sa conception de "la vie ici et maintenant". 

Je vous souhaite une bonne lecture et tous vos commentaires sont les bienvenus. 

 

Tarafa Ibn al-’Abd, mort à la fleur de l’âge[1], nous a laissé une longue ode, très importante par rapport au sujet qui nous préoccupe. Elle s’ouvre « sur la revendication du ludique et finit par l’appréhension de la mort »[2]. Un hédonisme marqué et un penchant pour les plaisirs de la vie y sont revendiqués par ce poète assassiné pour avoir osé exprimer haut et fort un amour que les mœurs de l’époque recommandaient de maintenir sous le sceau du secret.
Comme cela est de convention, dans ce genre de poésie, le temps qui passe est évoqué avec la touche personnelle qui permet de transfigurer le néant en un tableau d’une grande beauté :

Il ne reste de Khawla sur les schistes de Thahmad
Que des vestiges qui remontent comme un reste de tatouage
Sur le dos de la main.

C’est là qu’arrêtant sur moi leurs montures
mes compagnons m’ont dit
- Ne vas pas de chagrin mourir, mais t’endurcis »[3]

La suite du poème montrera que le chagrin de l’absence ne peut durer face au souvenir vivant de moments vécus avec ses compagnons: « Hommes libres et sans tache, brillants comme les étoiles ». Ressuscitant alors les plaisirs intenses partagés avec les joyeux commensaux, toutes les sensations vécues autrefois viennent de nouveau habiter le présent et lui donner une autre couleur. À la solitude et au silence du désert, vient se substituer l’atmosphère conviviale et chaleureuse d’un cabaret où une qayna, cette hétaïre de la culture arabe, attise par ses chants et sa tenue les désirs des compagnons :

Une chanteuse vient nous voir le soir, esclave vêtue d’une robe safran,
D’une autre à rayures
À l’ample et hospitalière échancrure ; douce est sa peau
Au toucher des commensaux, molle rondeur sa nudité ;

Quand nous lui disons : «  Fais-nous entendre ta voix ! »,
Son chant pour nous se déploie
Doucement, lentement en une languide complainte »[4].

Puis, donnant les raisons qui ont fait de lui un marginal que sa propre tribu a fini par condamner au bannissement, Tarafa énonce clairement son crédo :

Toujours, je suis à boire du vin, à prendre mon plaisir,
A vendre et à dissiper l’acquis et l’héritage,

Tant est si bien que toute la tribu a fini par m’éviter,
Et qu’on m’a isolé comme un chameau galeux.[5]

Ne sommes-nous pas là avec un homme qui a fait du carpe diem  une règle de vie ? Peu confiant dans l’avenir, et profondément sceptique quant à l’au-delà, il préfère la réalité du présent à l’incertitude de l’éternité.  À ses détracteurs qui lui reprochent sa soif de vivre ici et maintenant parce qu’il a conscience que la mort est inéluctable, il répond  :
Toi qui me blâmes d’être toujours au cœur de la mêlée,
D’assouvir mes passions, est-ce toi qui m’assureras l’éternité ?

Et si tu ne peux faire que je ne meure point,
Laisse-moi donc brusquer ma mort, en dissipant mes biens !
(…)
Je vois la vie comme un trésor qui diminue chaque soir,
Le temps s’épuiser avec la diminution des jours.[6]

Puisque tout doit finir un jour et plus vite qu’on ne le croit, semble nous dire Tarafa, alors il faudrait se hâter de vivre et ne râter aucune occasion de jouir de l’instant présent. « Le généreux, tant qu’il est en vie,proclame t-il, s’abreuve lui-même jusqu’à plus soif ».

Pour ce faire, il ne connaît pas d’autre moyen d’assurer son bonheur que de vivre selon des principes qui relèvent à la fois de l’hédonisme et de la générosité légendaire des nomades du désert. Trois choses préoccupent le brave au cours de son existence :
1. L’ivresse
« Devancer les censeurs en avalant
une lampée d’un vin rouge-brun qui mélangé à l’eau mousse aussitôt »

2. Le courage quand il faut porter secours à un homme en danger
« Tourner bride, sur un cheval (…), à l’appel d’un infortuné »
3. L’amour :
Écourter un jour nuageux(…)
Dans une tente au mât dressé avec une grâce beauté ».[7]

La conscience aigüe de la briéveté de l’existence va de pair chez lui avec le sentiment tragique de la mort. La « faucheuse » n’épargne personne et réunit dans un même destin celui qui a bien vécu et celui qui s’est privé de tout et a passé sa vie à se lamenter :

« je vois la tombe du pleure-misère avare de ses biens
pareille à celle du fol oisif qui dissipe les biens.

Regarde ! Là ! Deux tas de terre et posées dessus
Des dalles sourdes, pierres plates entassées ! »[8]

Nouvelle lecture de cette poésie souvent réduite à n’être qu’un témoignage antique d’un état primitif de la langue arabe ? Certes, mais pour y déceler ce qui n’a pas varié chez l’être humain depuis la nuit des temps : ses tentatives inlassables, d’une époque à une autre, de faire face à sa condition de mortel. Car la mort ne l’emporte pas seulement lors du dernier souffle, mais à chaque instant qui nous échappe et sombre dans le tombeau du passé. Et nous voici avec des poètes  dits « archaïques » qui se battent avec talent et énergie contre le dahr avec pour seules armes : la poésie.

Dimanche 21 Octobre 2012
Tous droits réservés: Saadane Benbabaali


[1] Ibn Qutayba, dans son livre la Poésie et les poètes, dit qu’il serait mort à l’âge de 20 ans, après avoir offensé ʿAmr b. Hind, le roi d’al-H̩īra, par un vers désobligeant et, ajoute l’une des versions rapportées par Ibn Qutayba, parce qu’il aurait prononcé des vers galants à l’endroit de la sœur du roi.

[2] J. Berque, op. Cité, p. 148.
[3] Les Suspendues (al-Mu’allaqât), traduction et présentation de Heidi Toelle, Paris, 2009, p. 101.
[4] Les Suspendues op. cité,  p. 117.
[5] Idem, p. 117

[6] Idem, pp. 120
[7] Idem, p. 121
[8] Idem, p. 121

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