Entretien
avec Louisa Nadour
Marie Virolle --- Vous venez de publier un très beau recueil de poésie bilingue
(arabe-français), que vous avez traduit vous-même, aux éditions L’Harmattan, Le
pinceau et les par-chemins. Je peux supposer qu’il
n’est pas très évident, en France, de publier ainsi un texte bilingue.
Pouvez-vous nous parler des difficultés inhérentes à la publication d’un tel
ouvrage ? Pourquoi teniez-vous à une publication bilingue ? Est-ce seulement
parce que vous êtes vous-même traductrice de profession… ?
Louisa Nadour--- Le bilinguisme est le passage en souplesse, et avec une relative
aisance, d'une langue à
l’autre. Pour ma part, c’est une évidence et une belle gymnastique linguistique qui s'est
imposée à moi, et facilitée par mes pérégrinations entre mon pays natal, la
France, et mon pays
d’origine, l’Algérie. Je suis fière d’appartenir à ces deux Nations. J’ai eu de
la chance de vivre
en Algérie, le temps de m’imprégner de son paysage, de ses saveurs, de ses us et coutumes.
Ma culture ancestrale est un vivier intarissable dans lequel je ne cesse de puiser pour
nourrir mon âme poétique. Mes études en langue arabe m’ont amenée à acquérir ensuite les
subtilités de cette langue, devenue un outil de travail et d’enchantement. La
littérature arabe
regorge de textes sublimes ; elle est bien connue pour ses poésies. Elle m’a
tout simplement
séduite et donné généreusement toute latitude pour m’exprimer. La langue française est aussi
ma langue d’expression comme pour la plupart des Algériens. C’est une langue que
j’apprivoise au quotidien en tant que traductrice. C’est un challenge et une
belle expérience que
de traduire mes poèmes en français. Ce n’était pas évident au départ de trouver une maison
d’édition qui accepterait de publier un texte bilingue. Les éditions
l’Harmattan
m'ont offert
cette possibilité et j’en suis très ravie.
M.V. ---Votre titre, « Le pinceau et les par-chemins », suggère un dialogue entre création littéraire et création
plastique. Par ailleurs, votre recueil est accompagné de treize reproductions
en couleurs d’œuvres du peintre algérien Kamel Yahiaoui. Pouvez-vous nous en
dire plus sur cette démarche ?
L.N. --- Kamel Yahiaoui m'a fait l’honneur d’illustrer mes poèmes de
treize peintures ; il les a conçues après
avoir lu le recueil, il s’en est inspiré pour en faire une série d’œuvres. La
poésie occupe une
place prépondérante dans l'œuvre plastique de Kamel Yahiaoui. Plusieurs poètes ont
inspiré ses créations: Si Mohand, Kateb Yacine, Nabile Farès, Léopold Sédar Senghor, François
Villon, Mallarmé, Paul Eluard, Jacques Prévert ....D’après Kamel Yahiaoui
" la
peinture abrite le poème et la poésie est la palette du peintre" de ce fait, je suis enchantée que Kamel
Yahiaoui accompagne et habille ma poésie de ses créations.
M.V. --- Qu’est-ce qui a présidé au choix des peintures de Kamel
Yahiaoui ? Pourquoi cet artiste ? Pourquoi ces œuvres-là, « peuplé[es] de
silhouettes et de fantômes, d’âmes impalpables et de souvenirs innombrables », comme l’écrit Jean-Louis Pradel dans sa présentation ?
L.N. --- Kamel Yahiaoui s'est accordé, à la lecture du recueil, un
voyage à travers les mots.Les poèmes sont
tellement imagés, d’après lui, qu’ils lui ont soufflé les traits et les
contours de ses
silhouettes ; il a su déchiffrer la quintessence des mots. Les silhouettes
de Kamel Yahiaoui nous invitent à aller au-delà de l’apparence pour toucher laprofondeur de
l’imaginaire, c’est une évasion en soi. Il a su conserver le mystère, tout en
livrant des codes
au sein de ses fresques pour permettre au lecteur d’accéder au bal des songes.
L’Historien et critique d'art français Jean-Louis Pradel, nous a, de surcroît,
gratifiés
d’un très beau
texte de présentation concernant cette étreinte artistico-poétique.
M.V. --- Marcel Khalifé, le grand chanteur et musicien libanais, que le
poète Mahmoud Darwich a souvent inspiré, vous fait l’honneur de préfacer votre
ouvrage — gage, s’il en fallait, de sa qualité. Il écrit dans sa préface que
vous « dénude[z] votre exil », pouvez-vous nous
parler de ce sentiment et des conditions de cet exil, car vous êtes née en
France, n’est-ce pas ?
L.N. --- L’exil et le voyage perpétuel sont omniprésents (ou en
filigrane) dans mes poèmes. Notre exil diffère de celui
de nos pères, qui se sont installés en France dans l’espoir de retourner un
jour
au bercail.
L’exil a jeté sur eux un déni au quotidien tandis que l’éloignement était à la
fois
géographique et
symbolique. Les poètes « dits de l’exil » comme Slimane Azem, El-Hasnaoui,
Ahmed Wahbi pansaient une inquiétude vécue par des textes poétiques souvent
mélancoliques mais non moins instructifs. Je fais partie de la troisième
génération issue de l’immigration.
En France, je me sens tout à fait chez moi comme en Algérie d’ailleurs. Néanmoins, une autre
forme d'exil me préoccupe ; un sentiment inachevé s’empare de mon être, ici comme là-bas
; je saurais peut- être un jour l’expliquer et mettre des mots dessus.
M.V. --- Revenons au bilinguisme de vos textes, qui est, en lui-même,
passionnant. Quelles sont les difficultés, en poésie, du passage d’une langue à
l’autre ? Vous êtes dans une position très particulière car ce sont vos deux
langues d’expression — comme d’ailleurs pour la plupart des Algériens —,
auxquelles s’ajoute, parfois, le berbère. Avez-vous composé en arabe et traduit
en français, et/ou l’inverse ? Quel est le niveau de langue utilisé pour
l’arabe ? Est-ce une création totalement bilingue ? Avez-vous eu parfois
l’impression de « trahir » dans l’une ou l’autre langue, selon l’expression
bien connue « traduction, trahison » ? Les deux
univers
linguistiques ont-ils induit deux univers poétiques, si l’on considère les
héritages poétiques dans les deux langues ?
L.N. --- L’aphorisme italien résume bien cette idée «Traductore,
traditore » il signifie que
toute traduction
est fatalement infidèle et trahit par conséquent la pensée de l’auteur du texte
original.
Partant de ce constat, vous imaginez bien qu’il n’y a pas plus périlleux que de
se tra-
hir soi-même. La
traduction poétique pose, effectivement, un problème particulier parce que le
poème est un tout indissoluble de sens et de son. La lisibilité du texte ne
pourra, en aucun cas, être cherchée dans sa littéralité même, et le traduire
par son seul sens, serait le dépouiller de toute son enveloppe charnelle, visible-lisible.
Traduire ne peut être que poésie recommencée, la traduction se fonde plus ou
moins sur ce paradoxe de l’infidélité. Le traducteur le plus fidèle est celui
qui donne la version la plus parfaitement réussie et la plus crédible dans sa
langue à lui. Face au poème-source(en arabe), je me suis arrêtée à son niveau
de langue, ses images, ses subtilités qui constituent une respiration unique,
une voix particulière et une élégance linguistique propre aux impératifs
esthétiques de la langue arabe. J’ai puisé par la suite dans la langue
française, je me suis tenue à ses exigences, ses propres formes d’éloquence et
j’ai traduit tout en gardant la réalité culturelle de la langue arabe et en
évoquant mes inspirations originelles. C’est tout simplement un bel exercice
linguistique et poétique qui a allie probablement deux univers poétiques.
M.V. ---Vous dédiez votre ouvrage à votre mère et à vos enfants, ce qui
vous situe dans la lignée de celles qui transmettent la vie… Mais vous êtes
aussi celle qui transmet la parole. La mère est d’ailleurs évoquée dans l’un de
vos poèmes, « Le foulard vert », comme celle qui
conte — et l’« éternelle du voyage » la cherche
dans « la foule mouvante » qui brasse « les
partants et les revenants » —, avez-vous été
nourrie de littérature orale algérienne ? Dans quelle langue ? Pensez-vous que
ce viatique soit important pour votre création, et comment ?
L.N.--- Encore une fois, je considère que j’ai eu une immense chance de
vivre en Algérie et de puiser dans la profondeur de sa culture ancestrale ; en
langue kabyle comme en arabe dialectal. L’Algérie recèle un patrimoine culturel
précieux et immatériel transmis d’une génération à l’autre dans une expression
populaire imagée, formée bien souvent d’assonances rimées et de rythmes. On y
trouve aussi de nombreuses réminiscences de la spiritualité et de la sagesse
populaire algérienne. Comme tout Algérien, je me suis nourrie de cette oralité.
Aussi c’est peut- être dans un besoin intense de me rattacher à mes racines que
j’ai approfondi mes recherches dans la littérature populaire algérienne. J’ai
animé pendant quatre ans l’émission des « rythmes et des rimes » à Radio-Soleil, une émission qui m’a permis d’offrir une tribune
à cette oralité et cette sagesse populaire. Ce rendez-vous radiophonique a eu
beaucoup d’écho auprès des auditeurs qui venaient se joindre à nous à travers
les ondes pour recréer la convivialité d’antan. Nous éprouvons tous le besoin
de nous rattacher à notre spécificité culturelle, tout en évoluant et en nous
adaptant à travers le monde car, à mon sens, la capacité d’adaptation et
d’évolution passe aussi par la conservation de notre spécificité culturelle
tout en nous propulsant dans l’universalité. Plus nous entretenons la quête
personnelle et la recherche identitaire, plus les murs entre les peuples
tombent, et plus nous nous apercevons que les peuples sont frères. Si nous
prenons comme exemple, les contes et proverbes, nous y trouverons beaucoup de
similitudes ainsi que la même portée morale d’une sagesse qui appartient à la
première tribu, qui est la tribu humaine. La littérature orale est
effectivement un bout de moi-même que j’emporte tel un viatique dans mes
créations. Et justement, vous avez bien vu, dans le poème « le foulard vert » la maman incarne la filiation et la transmission. Je la cherche
partout par souci d’existence à travers un patrimoine précieux et immatériel
qu’on risque malheureusement de perdre.
M.V. --- Quels sont vos projets ?
L.N. -- Je continuerai à publier mes poèmes après les avoir traduits et
fait illustrer par
d’autres
artistes de tous horizons. J’ai aussi un projet de livre autour des proverbes,
contes et
énigmes
populaires algériennes en kabyle et arabe dialectal.
Texte remis pour
publication par Louisa Nadour
Propos
recueillis par Marie Virolle
Revue Algérie
Action Littérature
2010 Novembre –
Décembre. N° 145-146
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