samedi 30 mars 2013

La Plume, la Voix et le Plectre- 4e partie


Sources et repères historiques


Le plus ancien témoignage connu sur l’art du tawshîh consiste en une page et une seule dans la Dhakhîra d’Ibn Bassâm al-Shantarînî[1], une œuvre qui compte pourtant quatre volumes. Heureusement qu’Ibn Khaldoun et al-Maqqarî ont recueilli des témoignages inestimables sur cet art. La Muqaddima, Nafh at-tîb et Azhâr ar-riyâd, contiennent de nombreux extraits de poèmes de la période “primitive“. Puisés dans les ouvrages disparus d’al-Hidjârî[2], d’al-Balansî[3], d’Ibn Khâtima et d’Ibn Sa’îd[4], ces muwashshahât ont été sauvées grâce aux deux lettrés maghrébins.

Mais c’est à un homme de lettres égyptien du 13ème siècle, Ibn Sanâ’ al-Mulk[5], que nous devons la contribution la plus remarquable à la connaissance de l’art du tawshîh. Le Dâr al-Tirâz peut être considéré comme le traité poétique le plus complet sur le muwashshah. Il constitue une source d’information inestimable dont se sont inspirés tous les spécialistes du domaine jusqu’à nos jours.

Après une longue période de silence, on recommença, dans la deuxième moitié du 20e siècle, à s’intéresser au problème du muwashshah. Malheureusement la plupart des travaux dus à des orientalistes, n’abordèrent qu’un aspect de l’art du tawshîh. On s’intéressa en priorité aux vers finaux appelés khardjât. La plupart des travaux, surtout ceux des savants espagnols, visaient essentiellement à démontrer que :
1.    les vers finaux en langue romane ne peuvent pas avoir été écrits par les poètes arabes ;
  1. le muwashshah obéit à une métrique syllabique romane et non aux règles prosodiques établies par al-Khalîl Ibn Ahmad.[6]
Laissons de côté l’aspect polémique concernant l’arabité ou non du muwashshah, et essayons  de mettre en relief les quelques repères concernant l’évolution de ce genre poétique.

Le muwashshah n’est certainement pas né, comme on l’a souvent affirmé, d’un seul jet, de la plume d’un unique créateur, mais des tentatives de nombreux poètes anonymes cherchant à s’émanciper des contraintes structurelles et rythmiques de l’antique qasîda.

C’est sous le règne des Mulûk al-Tawâ’if[7] que s’est produit le véritable développement du muwashshah. Lorsque le pouvoir central omeyyade de Cordoue affaibli par des querelles partisanes s’effondra, l’Émirat d’al-Andalus fut morcelé en de multiples principautés plus ou moins indépendantes. Celles-ci, par le biais du système du mécénat, permirent l’éclosion de talents dans les cours de Séville, de Badajoz ou de Saragosse. L’art poétique en Espagne obtint alors ses lettres de noblesse, tant dans le domaine de la qasîda, que dans al-shi’r al- muwashshah[8].

La plupart des poètes qui excellèrent dans cet art nouveau appartenaient aux classes sociales modestes. Leurs surnoms sont, de ce point de vue, très significatifs : Ibn al-Labbâna[9], « le fils de la crémière », al-Khabbâz, « le boulanger », al-Djazzâr[10] qui préféra retourner à son métier de « boucher » plutôt que de passer sa vie à encenser des aristocrates avares, Ibn Djâkh al-Ummî[11], « l’illettré » etc…Ce sont donc ces hommes du « petit peuple » qui fixèrent, dès le XIe siècle, les caractéristiques fondamentales du muwashshah.

Les deux dynasties « réformatrices » venues du Maghreb, celle des Almoravides, puis celle des Almohades, ont tenté d’imposer en vain aux Andalous leur rigorisme religieux. Mais elles  se heurtèrent au mode de vie et au raffinement culturel des  populations andalouses et les poèmes à la gloire de l’amour et de l’ivresse finirent par l’emporter sur les sermons rigoristes des fuqahâ’. Et lorsque le muwashshah aborda des thèmes spirituels, ce fut, lors du développement du mouvement soufi, pour exprimer des élans mystiques et la quête  passionnée de l’amour divin.
La popularité et l’authenticité du muwashshah triomphèrent de toutes les réticences des censeurs bornés ou des hommes de lettres timorés qui n’osaient pas imaginer un autre cadre à l’expression poétique que celui, immuable, de l’antique qasîda. Même les classes « supérieures » de la société qui avaient pris de haut une poésie ne respectant pas les règles sacro-saintes de la qasîda traditionnelle, finirent par composer dans le nouveau genre poétique, désormais adopté par la plupart des Andalous. Ce fut notamment, à l’époque nasride, le cas d’un souverain comme Yûsuf III ou d’Ibn al-Khatîb. Cet homme politique hors pair, auquel al-Maqqari consacra son ouvrage Nafh at-tîb fut un éminent lettré qui a marqué de son empreinte l’histoire du muwashshah. C’est à lui que l’on doit le célèbre muwashshah qui commence par « djâda-ka al-ghaythu idhâ al- ghaythu hamâ » qui appartient à la mémoire collective de tous les nostalgiques du paradis perdu andalou. Mais sa contribution la plus importante est due à son anthologie intitulée Djaysh al-tawshîh qui comporte plus d’une centaine de muwashshahât dont certaines ne se trouvent dans aucune autre source connue.


Le muwashshah, inventé dans la Péninsule ibérique, a commencé, dès le 12esiècle, à franchir le Détroit pour aller conquérir tant le Maghreb voisin que des contrées plus lointaines au Mashriq. Ceci fut permis par l’inversion du mouvement migratoire qui poussa des lettrés andalous à quitter al-Andalus pour partir à la quête du savoir, de la fortune ou de la divine vérité sur les chemins qui mènent de Ceuta à Marrakech, de Tlemcen à Bidjâya et de Tunis à Damas et à La Mecque. Quand il a quitté al-Andalus, le muwashshah était accompagné d’un genre très proche et plus populaire dans son expression : le zajal. Cette forme de poésie eut un  illustre représentant en la personne d’Ibn Quzmân qui fut l’auteur de pièces où s’exprima toute la sensibilité des Andalous de condition modeste : légèreté, joie de vivre et liberté de ton. Les muwashshahât furent d’autant plus facilement répandues qu’elles arrivèrent, dans ces nouvelles contrées, habillées le plus souvent des mélodies envoûtantes appartenant au système des nawbât mis au point par Ziryâb.



[1]Al-Dhakhîra fî mahâsin ahl al-Djazîra, édition Ihsân ‘Abbâs, Dâr Sâder, Beyrouth, 2000.
[2] L’ouvrage perdu d’Abû ‘abd Allâh Muhammad al-Hidjârî, mort en 549/1155, s’intitule Kitâb al-Mushib fî gharâ’ib al-Maghrib.
[3] Il s’agit de Nuzhat al-anfus wa rawdat al-ta’annus fî tawshîh al-Andalus de Ibn Sa‘d al-Khayr al-Balansî, originaire de Valence et mort en 525/1135.
[4] Poète et historien né près de Grenade en 610/1213.
[5] Ibn Sanâ’ al-Mulk (550/1155-608/1211) est l’auteur de Dâr al-Tirâz fî ‘amal al-muwashshahât. Cf. l’édition de J. Rikabi, Damas, 1949.
[6] Al-Khalîl ibn Ahmad al-Farâhidî (718-791) grammairien arabe d’origine persane, est connu aussi pour avoir établi les règles de la prosodie. Il distingua 16 types de mètres spécifiquement nommés (tawîl, basît, madîd, kâmil, wâfir, radjaz, etc.), chacun relevant d’un vers au nombre fixe de pieds, à la rime unique et divisée en deux hémistiches.
[7] Les Mulûk al-Tawâ’if  (Reyes de taifas en espagnol ) sont des roitelets, chefs de factions, qui se sont partagé le royaume morcelé en une trentaine principautés entre 1009 et1094.
[8] Littéralement : « la poésie embellie, ornée, enjolivée, parée etc…»
[9] Ibn al-Labbâna, Abû Bakr Muhammad Ibn ‘Îsâ ad-Dânî est né à Dénia à une date inconnue. Il fréquenta la cour du fameux roi de Séville, Al-Mu’tamid Ibn ‘Abbâd et mourut à Majorque en 507/1113. Cf. H. Hadjadji, Ibn Al-labbana, le Poète d'al-Mu'tamid, prince de Séville, Paris,1997.
[10] Il s’agit de Abû Walîd Yûnis Ibn ‘Îsâ. On ne trouve sa biographie dans aucun ouvrage. Seul Ibn al-Khatîb qui a recueilli ses dix muwashshahât dans sa fameuse anthologie, le Djaysh al-Tawshîh, le présente comme un poète n’ayant eu aucun maître et le compare à un poète irakien de Basra, Al-Khubz Arzi (mort en 327/936).
[11] Ibn Djâkh al-Ummî as-Sabbâgh vécut à la cour d’Al-Mutawakkil Ibn Al-Aftas à Badajoz et à la cour d’Al-Mu’tamid.

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