Sources et repères historiques
Le
plus ancien témoignage connu sur l’art du tawshîh consiste en une page et une seule dans
la Dhakhîra
d’Ibn Bassâm al-Shantarînî[1],
une œuvre qui compte pourtant quatre volumes. Heureusement qu’Ibn Khaldoun
et al-Maqqarî ont recueilli des témoignages inestimables sur cet art. La Muqaddima, Nafh at-tîb et Azhâr ar-riyâd, contiennent de nombreux extraits de
poèmes de la période “primitive“. Puisés dans les ouvrages disparus d’al-Hidjârî[2],
d’al-Balansî[3], d’Ibn Khâtima
et d’Ibn Sa’îd[4], ces muwashshahât ont été sauvées grâce aux deux lettrés
maghrébins.
Mais
c’est à un homme de lettres égyptien du 13ème siècle, Ibn Sanâ’
al-Mulk[5],
que nous devons la contribution la plus remarquable à la connaissance de l’art
du tawshîh.
Le Dâr al-Tirâz peut
être considéré comme le traité poétique le plus complet sur le muwashshah. Il constitue une source d’information
inestimable dont se sont inspirés tous les spécialistes du domaine jusqu’à nos
jours.
Après
une longue période de silence, on recommença, dans la deuxième moitié du 20e
siècle, à s’intéresser au problème du muwashshah. Malheureusement la plupart des travaux
dus à des orientalistes, n’abordèrent qu’un aspect de l’art du tawshîh. On s’intéressa en priorité aux vers
finaux appelés khardjât. La plupart des travaux, surtout ceux des savants
espagnols, visaient essentiellement à démontrer que :
1. les
vers finaux en langue romane ne peuvent pas avoir été écrits par les poètes
arabes ;
- le muwashshah obéit à une métrique syllabique romane et non aux règles prosodiques établies par al-Khalîl Ibn Ahmad.[6]
Laissons
de côté l’aspect polémique concernant l’arabité ou non du muwashshah, et essayons de mettre en relief les quelques repères concernant
l’évolution de ce genre poétique.
Le
muwashshah
n’est certainement pas né, comme on l’a souvent affirmé, d’un seul jet, de la
plume d’un unique créateur, mais des tentatives de nombreux poètes anonymes cherchant à s’émanciper des contraintes
structurelles et rythmiques de l’antique qasîda.
C’est
sous le règne des Mulûk al-Tawâ’if[7] que s’est produit le véritable
développement du muwashshah. Lorsque le pouvoir central omeyyade de Cordoue affaibli
par des querelles partisanes s’effondra, l’Émirat d’al-Andalus fut morcelé en
de multiples principautés plus ou moins indépendantes. Celles-ci, par le biais
du système du mécénat, permirent l’éclosion de talents dans les cours de
Séville, de Badajoz ou de Saragosse. L’art poétique en Espagne obtint alors ses
lettres de noblesse, tant dans le domaine de la qasîda, que dans al-shi’r al- muwashshah[8].
La
plupart des poètes qui excellèrent dans cet art nouveau appartenaient aux
classes sociales modestes.
Leurs surnoms sont, de ce point de vue, très significatifs : Ibn
al-Labbâna[9],
« le fils de la crémière », al-Khabbâz, « le
boulanger », al-Djazzâr[10]
qui préféra retourner à son métier de « boucher » plutôt que de
passer sa vie à encenser des aristocrates avares, Ibn Djâkh
al-Ummî[11],
« l’illettré » etc…Ce sont donc ces hommes du « petit
peuple » qui fixèrent, dès le XIe siècle, les caractéristiques
fondamentales du muwashshah.
Les
deux dynasties « réformatrices » venues du Maghreb, celle des
Almoravides, puis celle des Almohades, ont tenté d’imposer en vain aux Andalous leur rigorisme religieux.
Mais elles se heurtèrent au mode
de vie et au raffinement culturel des
populations andalouses et les poèmes à la gloire de l’amour et de
l’ivresse finirent par l’emporter sur les sermons rigoristes des fuqahâ’. Et lorsque le muwashshah aborda des thèmes spirituels, ce fut,
lors du développement du mouvement soufi, pour exprimer des élans mystiques et
la quête passionnée de l’amour
divin.
La
popularité et l’authenticité du muwashshah triomphèrent de toutes les réticences
des censeurs bornés ou des hommes de lettres timorés qui n’osaient pas imaginer
un autre cadre à l’expression poétique que celui, immuable, de l’antique qasîda. Même les classes
« supérieures » de la société qui avaient pris de haut une poésie ne
respectant pas les règles sacro-saintes de la qasîda traditionnelle, finirent par composer
dans le nouveau genre poétique, désormais adopté par la plupart des Andalous.
Ce fut notamment, à l’époque nasride, le cas d’un souverain comme Yûsuf III ou
d’Ibn al-Khatîb.
Cet homme politique hors pair, auquel al-Maqqari consacra son ouvrage Nafh
at-tîb fut
un éminent lettré qui a marqué de son empreinte l’histoire du muwashshah. C’est à lui que l’on doit le célèbre muwashshah qui commence par « djâda-ka
al-ghaythu idhâ al- ghaythu hamâ » qui appartient à la mémoire collective
de tous les nostalgiques du paradis perdu andalou. Mais sa contribution la plus
importante est due à son anthologie intitulée Djaysh al-tawshîh qui comporte plus d’une centaine de muwashshahât dont certaines ne se trouvent dans
aucune autre source connue.
Le
muwashshah,
inventé dans la Péninsule ibérique, a commencé, dès le 12esiècle, à
franchir le Détroit pour aller conquérir tant le Maghreb voisin que des
contrées plus lointaines au Mashriq. Ceci fut permis par l’inversion du mouvement migratoire
qui poussa des lettrés andalous à quitter al-Andalus pour partir à la quête du savoir, de la fortune ou de la divine
vérité sur les chemins qui mènent de Ceuta à Marrakech, de Tlemcen à Bidjâya
et de Tunis à Damas et à La Mecque. Quand il a quitté al-Andalus, le muwashshah était accompagné d’un genre très proche
et plus populaire dans son expression : le zajal. Cette forme de poésie eut un illustre représentant en la personne
d’Ibn Quzmân qui fut l’auteur de pièces où s’exprima toute la sensibilité des
Andalous de condition modeste : légèreté, joie de vivre et liberté de ton.
Les muwashshahât
furent d’autant plus facilement répandues qu’elles arrivèrent, dans ces
nouvelles contrées, habillées le plus souvent des mélodies envoûtantes
appartenant au
système des nawbât mis
au point par Ziryâb.
[2]
L’ouvrage perdu d’Abû ‘abd Allâh Muhammad
al-Hidjârî, mort en 549/1155, s’intitule Kitâb al-Mushib fî gharâ’ib
al-Maghrib.
[3]
Il s’agit de Nuzhat al-anfus wa rawdat
al-ta’annus fî tawshîh al-Andalus de Ibn
Sa‘d al-Khayr al-Balansî, originaire de Valence et mort en 525/1135.
[4] Poète et historien né près de Grenade en 610/1213.
[5]
Ibn Sanâ’ al-Mulk (550/1155-608/1211) est
l’auteur de Dâr al-Tirâz fî ‘amal al-muwashshahât. Cf. l’édition de J. Rikabi, Damas, 1949.
[6] Al-Khalîl ibn Ahmad
al-Farâhidî (718-791) grammairien arabe d’origine persane, est connu aussi pour
avoir établi les règles de la prosodie. Il distingua 16 types de mètres
spécifiquement nommés (tawîl, basît, madîd, kâmil, wâfir, radjaz, etc.), chacun relevant
d’un vers au nombre fixe de pieds, à la rime unique et divisée en deux
hémistiches.
[7] Les Mulûk al-Tawâ’if (Reyes de taifas en espagnol ) sont des
roitelets, chefs de factions, qui se sont partagé le royaume morcelé en une
trentaine principautés entre 1009 et1094.
[9] Ibn al-Labbâna, Abû
Bakr Muhammad Ibn ‘Îsâ ad-Dânî est né à Dénia à une date inconnue. Il fréquenta
la cour du fameux roi de Séville, Al-Mu’tamid Ibn ‘Abbâd et mourut à Majorque
en 507/1113. Cf. H. Hadjadji, Ibn Al-labbana, le Poète d'al-Mu'tamid, prince de Séville, Paris,1997.
[10] Il s’agit de Abû Walîd
Yûnis Ibn ‘Îsâ. On ne trouve sa biographie dans aucun ouvrage. Seul Ibn al-Khatîb
qui a recueilli ses dix muwashshahât dans sa fameuse
anthologie, le Djaysh
al-Tawshîh, le présente
comme un poète n’ayant eu aucun maître et le compare à un poète irakien de
Basra, Al-Khubz Arzi (mort en 327/936).
[11] Ibn Djâkh
al-Ummî as-Sabbâgh
vécut à la cour d’Al-Mutawakkil Ibn Al-Aftas à Badajoz et à la cour
d’Al-Mu’tamid.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire