La nawba : d’al-Andalus au Maghreb
Après
sa création, la nawba
a connu une évolution qui a duré près de sept siècles. De manière individuelle
ou collective, les générations de musiciens lui ont apporté autant
d’ajustements que d’innovations. Nous manquons de documents écrits permettant
de connaître avec précision les divers apports qui ont enrichi sans le
dénaturer le système musical dont Ziryâb avait conçu l’architecture et surtout
l’esprit. Mais il est plus que probable que la diffusion de cet art hors de la
capitale andalouse qui l’a vu naître a constitué le point de départ d’une
évolution qui dure jusqu’à nos jours. Stable en ses grandes lignes, la nawba s’est adaptée au génie propre et au
style de chaque région d’accueil. Les maîtres « dépositaires » de l’héritage
Ziryâbien ont apporté des nuances et des touches personnelles qui ont permis à
chaque nouvelle école d’affirmer son « originalité ».
Par
la suite le mouvement de migration s’est étalé sur une longue période à partir
des différentes villes d’al-Andalus au fur et à mesure qu’elles tombaient entre
les mains des « Chrétiens ». L’installation des émigrés andalous dans
les différentes régions du Maghreb a dû certainement nuire à l’unité et
l’homogénéité de l’héritage andalou. Mais si, d’un côté, la musique
arabo-andalouse perdit son cachet d’origine, de l’autre, elle acquit un style
propre à chacune des villes maghrébines d’adoption. C’est ce qui a donné, après
de longs siècles, aux écoles musicales pratiquant la ‘âla, le gharnati et la san‘a ou le malouf un cachet reconnaissable entre mille par
les amateurs de cette musique.
Ce
ne fut pas le cas des cinq derniers siècles où aucune création véritable n’eut
lieu. Cette période fut celle de la conservation du patrimoine malgré les
déperditions occasionnées par l’oubli et la confusion entre les modes. Des
mélodies vont totalement disparaître par manque d’interprétation, d’autres vont
être assimilées à des san‘ât
voisines. C’est ce qui expliquerait la perte de plus de la moitié des nawbât du système de Ziryâb et de ses
successeurs andalous.
D’abord
longtemps cantonnée dans les limites étroites des cercles de mélomanes
appartenant aux milieux les plus aisés ou aristocratiques, la musique andalouse
a connu très certainement des périodes de stagnation. Les musiciens, gardiens
fidèles du précieux legs qui leur a été confié par les générations précédentes,
se sont évertués à le protéger de toute forme d’innovation. Mais cette attitude
exclusive a permis aux musiciens qui se sont succédés depuis le 16e
siècle de sauver de l’oubli un répertoire musical inestimable.
Aujourd’hui,
grâce aux moyens modernes d’enregistrement et de diffusion, cette musique est
sortie définitivement du cadre étroit dans lequel elle était enfermée. Tous les
amoureux de cet art peuvent désormais y avoir accès. D’autant plus que, depuis
la fin des années soixante, l’organisation de festivals de musique andalouse a
redonné un nouvel élan à un art désormais pratiqué dès le plus jeune âge. En
effet, le travail accompli depuis les années trente du siècle dernier par les
Associations musicales et les divers instituts à donné pleinement ses fruits.
De nombreuses formations
- de compétences, il est vrai, très inégales
- livrèrent à un public, de plus en plus large, une grande part du patrimoine musical
hérité de l’école “ Ziryâbienne “. Enregistrés et diffusés par la Radio et la
Télévision, les concerts, donnés lors de ces rencontres, permirent un véritable
sauvetage d’un patrimoine universel unique.
À l’heure actuelle, l’essentiel de cette action de
sauvegarde a été réalisée même si toutes les pièces connues par certains
maîtres, comme le cheikh Ahmed Serri par exemple, n’ont pas été diffusées
alors qu’elles ont déjà été enregistrées[1].
Cette part du patrimoine est un trésor inestimable qui risquerait se perdre si
une main généreuse ne le sortait pas du tiroir où il dort.
Le système des nawbât
Dans
le système de Ziryâb,
chaque nawba repose sur un mode particulier appelé tab‘
et s’organise en un
ensemble élaboré. Des pièces instrumentales et vocales s’y alternent, selon un
ordre très précis, comme nous allons l’expliquer plus loin. Nous n’avons pas
les moyens de savoir avec certitude ce que fut la structure originelle de la nawba
andalouse. Mais il est très probable qu’elle était, dans ses fondements,
assez proche de ce qui nous en est parvenu malgré les siècles qui nous séparent
de l’époque de la naissance du système musical de Ziryâb.
Combinaison
de trois traditions - arabe orientale, berbère et ibérique -, le système de
Ziryâb fut développé par ses disciples et successeurs puis enrichi par les
générations de musiciens et
chanteurs des cours princières de Cordoue, Séville, Valence ou Grenade, etc...
D’autre part, les relations qui se tissèrent entre l’Espagne et le Maghreb,
notamment à partir du règne almoravide, à la fin du 11e siècle, permirent à la musique de
Ziryâb de franchir le Détroit de
Gibraltar. Nombreux furent en effet les musiciens qui, à l’instar des poètes ou
des philosophes, allèrent offrir leurs services aux puissantes et riches
familles maghrébines.
Ensuite,
avec la chute progressive des principautés musulmanes, sous les coups de
boutoir de la coalition des armées chrétiennes, des vagues importantes
d’émigrants andalous allèrent s’installer dans les principales villes du Maghreb[2].
Ils y établirent des foyers de civilisation où vont survivre et se développer,
parmi d’autres éléments culturels, les traditions musicales andalouses.
C’est ainsi que Fès, Marrakech,
Tlemcen, Béjaîa ou Tunis bénéficièrent
de l’apport musical des réfugiés andalous.
Simultanément,
entre la fin du 13e siècle et la reconquête définitive de la
Péninsule par les Chrétiens en 1492, la nawba connut un ultime développement en
Espagne grâce aux nombreux artisans anonymes qui mirent la dernière main à la
géniale invention de Ziryâb. Ceci permit son parachèvement en tant que vaste
construction cohérente. Ce dernier cadeau échut d’abord à Tétouan et Fès qui
recueilleront, à la fin du 15e siècle, l’héritage musical andalou dans sa
dernière mouture.
La
nawba arabo-andalouse
est une suite de pièces instrumentales et vocales chantées sur des mélodies
appartenant à des modes caractéristiques. Elles sont exécutées sur des rythmes
d’allures différentes se succédant avec une accélération progressive du tempo. Quand la nawba est complète, elle se déploie entre une
ouverture instrumentale non rythmée, la m’shâliya, et un mouvement cadencé d’une joyeuse
vivacité, le khlâs,
où, voix et instruments s’emballent dans un rythme invitant à la danse. Les
parties vocales sont au nombre de cinq et portent les noms suivants : m’saddar, b’taihi, darj, insirâf et khlâs. Chacune de ces sections comporte au
moins une chanson[3] dans un
« mode rythmique » spécifique où interviennent la mesure, le rythme
et le tempo. Les trois premières sections se jouent sur un rythme binaire et
tranquille et les deux autres sur des rythmes ternaires avec un tempo de plus
en plus accéléré.
La
règle fondamentale de la nawba
est que les cinq sections (fusûl pl. fasl)
soient interprétées dans le même mode (ou tab’). C’est la raison pour laquelle on donne
communément à la nawba le
nom de son mode. Il existe aujourd’hui dans les écoles algériennes douze nawbât complètes portant les noms des douze
modes connus : dîl,
m’djanba, h’sîn, raml al-mâya, raml, ghrîb, zîdân, rasd, mazmoum, sîka, rasd ad-dîl et mâya. Certaines nawbât bâties sur des modes typiques sont
facilement reconnaissables, d’autres par contre se ressemblent beaucoup entre
elles car les différences qui caractérisaient leurs modes se sont progressivement
effacées. C’est la proximité modale de certaines nawbât qui, à notre avis, a entraîné par un
« phénomène d’assimilation » la mystérieuse « disparition »
ou « perte » de certaines nawbât originelles du système de Ziryâb. Dès qu’une génération de
musiciens n’arrive plus à discerner à quel mode appartient telle ou telle
pièce, elle l’interprète de moins en moins jusqu’à l’oubli total ou alors elle
l’insère dans un mode proche de celui qui était le sien à l’origine.
Enfin
que penser du chiffre mythique de vingt quatre nawbât construites sur vingt quatre modes
conçus chacun pour une heure du jour ou de la nuit ? Cette affirmation ne
repose, à notre connaissance, sur aucun fondement sérieux. Elle est surtout révélatrice d’une division
stricte et froide du temps, propre à une mentalité moderne, qui n’a plus rien à
voir avec la conception médiévale
qui prévalait en Espagne musulmane. Les Andalous vivaient alors, très
certainement, en plus grande symbiose avec le rythme de la nature, comme
l’atteste le contenu de leurs oeuvres tant scientifiques que poétiques. On
n’attribuait pas, à l’époque, la
même valeur à une heure d’été et une heure d’hiver même si elles appartiennent au même moment de la
journée.
S’il
existe effectivement dans les poèmes chantés des indications de temps tels que
le lever du jour, la fin de l’après-midi, le crépuscule ou le milieu de la
nuit, on ne trouve pas trace d’une division plus poussée ni plus précise des
moments de la journée permettant un classement heure par heure de chacune des
prétendues vingt quatre nawbât.
Un seul exemple de l’absence de fondement
de cette thèse : la nawba al-maya
se joue au moment du coucher du soleil au Maroc alors qu’en Algérie, la nawba du même nom, proche par son mode de la nawba marocaine, se joue au lever du soleil.
Le
plus probable est que l’ordre temporel attribué aux différentes nawbât, par rapport aux moments de la journée,
a été dicté par les références à tel ou tel moment de la journée contenu dans
les muwashshahât
chantées. Par la suite, chaque fois qu’un nouveau texte était introduit dans le
répertoire des nawbât
préexistant, il était classé dans la nawba qui regroupait les textes correspondants au moment en
question et où le poète avait situé l’action.
[1] Il existerait, à notre
connaissance, près de cinquante heures d’enregistrement de pièces appartenant
tant à la nawba qu’au
hawzi
qui attendent dans un tiroir qu’une main généreuse les en sorte.
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