L’Anthologie de l’Institut National de Musique Algérien[2]
C’est le recueil de chansons
dites « arabo-andalouses » le plus complet. Il contient près de 660
pièces appartenant au répertoire encore chanté de nos jours. On y trouve même
les poèmes dont les mélodies ont été perdues. Le premier des trois tomes de cet
ouvrage comporte une introduction intéressante de Djelloul Yelles[3]
et de Al-Hafnaoui Amokrane[4]
sur le muwashshah et la nawba.
Ces
poèmes appartiennent tous aux deux genres andalous : le muwashshah
et le zajal.[5]Même
si quelques poèmes sont dus à des auteurs andalous des 11e et 12e
siècles comme Ibn Sahl, Ibn Baqî ou al-A‘mâ al-Tûtîlî, la très grande
majorité des compositions sont anonymes et semblent de composition plus
récente. L’intérêt de cette anthologie est de donner une idée de ce qu’a pu
être le patrimoine poétique chanté à un moment de l’histoire.
Il faut dire cependant que le plus important, dans le domaine de la san’a, reste le répertoire mélodique. On peut, en effet,
toujours composer un nouveau poème ou utiliser un texte poétique d’un auteur
plus ancien, mais on ne peut pas créer facilement une mélodie inédite qui
s’intègre harmonieusement dans le système musical hérité des générations passées.
Et si d’aventure, quelque esprit audacieux osait le faire les tenants de la
tradition ne l’accepteraient pas. La question de l’innovation dans la partie
musicale se pose aujourd’hui au Maghreb de la même manière qu’elle se posait au
10e siècle pour la poésie au moment de l’apparition du muwashshah en terre d’al-Andalus. Peut-on déroger partiellement
à la tradition sans mettre en danger l’existence même de l’ensemble du
système ?
Les poèmes de l’Anthologie
ont été recueillis par les auteurs auprès de musiciens et d’interprètes dans le
genre andalou-maghrébin. On aboutit alors parfois à des versions différentes
plus ou moins importantes. Ces différences sont signalées dans des notes en bas
de pages donnant les variantes pour de nombreux poèmes. Les chansons sont
classées par ordre alphabétique et précédées par des indications précisant le tab‘ et le mouvement dans lesquels elles sont chantées
dans chacune des trois grandes écoles : Tlemcen, Alger et Constantine. Le
3e tome comporte un index alphabétique et un regroupement des poèmes
chantés par école d’une grande utilité pratique.
Cette Anthologie très exhaustive mériterait un travail
d’authentification et une correction des textes présentés. Il serait aussi
judicieux de signaler les poèmes encore réellement chantés ainsi que les
enregistrements réalisés disponibles sur le marché ou dans les phonothèques.
L’Anthologie de Sid-Ahmed Serri
Moins
fournie que la précédente, l’Anthologie de Sid-Ahmed Serri, ne comporte que les
textes effectivement encore chantés de nos jours dans l’Ecole d’Alger[6]
dans le registre profane appelé hazl. C’est pourquoi certains poèmes chantés dans la tradition
du malouf contantinois
ou appartenant spécifiquement au répertoire de l’Ecole de Tlemcen sont absents
de ce recueil. De même, les poèmes faisant partie du registre sacré (le djadd) n’ont pas été recensés. Il reste que le
recueil comporte 420 poèmes[7]
sans compter les distiques de facture classique utilisés dans les
improvisations vocales appelées istikhbârât. Cet ouvrage où les poèmes sont classées
en fonction des nawbât dans
lesquelles ils sont chantés, gagnerait à être enrichi d’un index alphabétique
des pièces recensées.
Ahmed
Serri, ce dernier grand maître encore vivant de la tradition andalouse qui
vient de rééditer son recueil met ainsi à la disposition du public un kunnâsh de valeur que l’on se gardait de
diffuser, il y a encore quelques années. Homme cultivé et disposant d’une
mémoire phénoménale, il a vocalisé les textes publiés auxquels il a même
apporté certaines corrections personnelles. Même si certains choix peuvent être
contestés, il faut lui rendre hommage pour ce travail généreux. Le cheikh Serri, qui fut le transmetteur de la
tradition enseignée par ses maîtres dont le plus célèbre fut le regretté
Mohammed Fakhardji, a réalisé, comme nous le disions plus haut l’enregistrement
de l’intégralité du répertoire tant andalou que ‘aroubî ou sacré qu’il connaît. Formons de
nouveau le vœu qu’un tel trésor puisse être diffusé dans les meilleurs délais
afin que les milliers d’amateurs qui pratiquent cet art puissent en profiter.
Analyse des poèmes chantés
Les
poèmes contenus dans les deux anthologies sont composés suivant les mêmes
règles que les muwashshahât classiques. Ils constituent l’essentiel du répertoire
poétique chanté dans la nawba
andalouse telle que nous la connaissons aujourd’hui. Ils présentent
cependant des différences importantes avec leurs modèles médiévaux.
- Alors que les poèmes strophiques de la période andalouse pouvaient être composés en vue d’être déclamés par un rhapsode ou le poète lui-même devant un auditoire, ceux de la période tardive sont essentiellement destinés au chant. Transmis d’une génération à l’autre par les interprètes de cet art musical, il est probable qu’ils aient subi de nombreuses transformations pour les nécessités de l’interprétation. Le mode de transmission étant surtout oral, on imagine facilement que des simplifications et des substitutions lexicales aient été introduites par les interprètes les moins instruits en langue arabe.
- Ce sont des textes généralement courts qui comportent rarement plus de trois strophes au lieu des cinq habituelles comme ce fut le cas à l’origine. On peut avancer bien entendu l’hypothèse du morcellement du muwashshah et de la dispersion de ses différentes strophes en autant de « chansons » devenues autonomes. Mais on peut aussi imaginer que les poèmes ont été réduits –du point de vue de leur extension- au strict nécessaire pour les besoins du chant. On observera à ce propos que les pièces chantées dans les mouvements lents (m’sadrât, drâdj et b’tayhiyyât) sont beaucoup plus courtes que celles qui sont interprétées dans les mouvements plus rapides. Le chanteur peut se contenter d’une petite strophe dans le premier cas alors qu’il a besoin d’un texte plus long pour le second.
- Les thèmes traités sont très majoritairement amoureux ou bachiques. Les textes relevant du genre panégyrique se trouvent cantonnées dans les pièces appartenant au registre sacré. Ce sont essentiellement des madîh adressés au Prophète ou des poèmes à la gloire de Dieu. Quant au genre satirique, on ne le rencontre que de façon limitée lors de l’évocation des ennemis des amants comme le raqîb[8], le wâshî[9] ou le ‘adhûl[10]. Les descriptions concernent l’être aimé (homme ou femme) et la nature dans laquelle évoluent les amants et les compagnons des assemblées de plaisir (madjâlis al-uns). Enfin le thrène est quasiment absent de toutes les compositions tardives.
Espace du bayt et art de la “mise en scène“
À
la différence du bayt
trop limité dans la qasîda
classique, l’étendue de la strophe du muwashshah et du zajal donne au poète plus d’espace pour
s’exprimer. Il peut alors construire parfois un petit scénario où il met en
scène une véritable intrigue amoureuse. On rencontre dans ces pièces les
personnages conventionnels du genre que nous évoquions plus haut : aussi
bien les ennemis des amants que leurs alliés. La scène se déroule généralement
dans un décor bucolique dans une atmosphère bachique. De joyeux convives
partagent des coupes de vin en bonne compagnie au milieu de jardins fleuris où
courent des canaux où l’eau abonde. Le poète donne la parole aux amants pour
exprimer autant leur joie de vivre que la douleur de la séparation. C’est aussi
l’occasion de parler la bien-aimée, de son caractère, de son comportement et de
sa beauté physique . Même si ce dernier thème est souvent traité avec des
formules conventionnelles, cela suffit pour nourrir l’imagination de l’auditeur
et de raviver ses sentiments amoureux.
Certaines pièces
sont des modèles dans cet art de la mise en scène. C’est le cas dans ce
poème qu’interprète admirablement
le regretté Dahmane Benachour :
Saraqa l-ghusnu qadda mahbûbî wa-khtafâ fî-l-waraq
Quti‘a l-ghusnu sâhati
l-atyâr dhâ djazâ man
saraq[11]
Le rameau a volé la taille de mon
bien-aimé,
et parmi les feuillages s’est caché,
mais le rameau a été coupé
et les oiseaux se sont écriés :
c’est ainsi que tout voleur est
châtié !
La
chanson tuwayyarî masrâr
est une composition légère, délicate et pleine d’ingéniosité. L’auteur anonyme
y met en scène la bien-aimée sous l’apparence d’un oiseau. Sa compagnie est
agréable car elle est dotée de qualités remarquables : le charme et le
parler clair. Mais le drame survient à cause de son esprit d’indépendance et
son désir de liberté qui rappelle le thème de la Carmen de Bizet : « l’amour est
un oiseau de Bohême et n’a jamais connu de loi... ». Mais après l’expérience de l’éloignement, l’oiseau revient
au bercail jouir d’un amour exclusif.
Mon petit oiseau au charme secret
N’accepte
point la tyrannie.
Bec
d’or et gorge vermeille,
Il
chante haut et clair
Et
aux convives tient compagnie.
Mais
un coup d’aile et le voilà parti,
Délaissant
nos demeures désertes ;
Çà
et là, il s’en va quêter son bonheur ;
Puis
sur ma main, revient se poser :
“ tant
que durera la vie,
nul
autre que moi ne sera ton ami ”.
Dans
le poème très connu Qabbaltu
yadâ-h qâla lî, l’auteur
construit une véritable saynète pleine d’humour où l’amant tente vainement
d’attendrir le cœur du bien-aimé. Ce qui frappe ici, c‘est le ton enjoué,
provocateur et plein d’ironie que le poète prête à la bien-aimée. Celle-ci
soumet ainsi l’amant à l’épreuve de la patience comme cela se faisait dans les
cours d’amour des troubadours provençaux.
J’ai
embrassé ses mains, elle m’a demandé :
Mais
que cherches-tu donc ?
L’union,
lui ai-je répondu ;
Tu
rêves, mon pauvre ami ;
Pourquoi
donc ? Lui ai-je demandé ;
Mon
petit cœur en a ainsi décidé ;
Mais
alors je vais mourir ;
Ainsi
tu seras un martyr…
Ô
ma reine, ma sultane.
J’ai
embrassé ses mains, elle m’a demandé :
quel
est ton but ?
l’union,
lui ai-je répondu ;
longue
sera ton attente ;
et
pourquoi donc ?
mon
cœur te déteste ;
Mais
alors je vais mourir ;
Meurs
donc, j’ai par qui te remplacer.
Ô ma reine, ma sultane.
C’est
une scène d’ivresse dans la plus pure tradition comme on peut la trouver dans
une khamriyya
(poème bachique) d’Abû Nuwâs qui est présentée dans le poème Hubbu l-hisân
(l’amour des belles).
Dans un décor paradisiaque, un véritable hédoniste adepte du carpe diem jouit de l’instant de bonheur qui se
présente sans souci du lendemain. En partageant sa coupe avec de joyeux
convives, il évoque l’amour et la beauté et jouit déjà du paradis en ce bas
monde :
Des belles comme des astres à aimer
Et un vin, tiré de la jarre, à déguster
Ami, dresse la table du banquet,
Apporte le vin vieux Khandaris.
Le vin, dans sa coupe
Brille comme une jeune mariée.
Verse-m’en, ranime mes esprits
L’amour est là avec les houris du
Paradis.
Ce
répertoire comporte aussi de petites merveilles comme Shuhayl al-‘ayn
où le poète donne à voir
toutes les qualités du bien-aimé en usant de superbes métaphores. Alors que la
beauté de la femme est le plus souvent évoquée avec des clichés convenus, on
trouve dans cette pièce la signature d’un grand poète dont nous ne connaîtrons
jamais le nom :
Ses yeux sont d’un bleu noir et noire sa
prunelle
Le cou de la jeune gazelle évoque la
charmante souplesse de son cou.
Sa démarche a la grâce d’une branche de
saule couverte de jeunes feuilles.
Les abeilles se pressent autour d’elle
et butinent sur ses lèvres le nectar de
leur miel.
Ses joues sont le siège de toutes les
beautés.
Gloire au Seigneur au trône de majesté,
pour la création d’une telle perfection.
Un seul de ses regards vous ravit au
paradis
Et le désir du bonheur éternel naît de sa
contemplation.[12]
Dans
ce zajal où l’amant
va progressivement du désir pour le bien-aimé à la glorification du Créateur
est comme un écho à un texte d’amour spirituel d’Ibn Arabi[13].
Le Shaykh al-akbar,
comme on le surnommait, explique dans son chapitre des Futûhât[14] sur l’amour, que Dieu use de subterfuges pour attirer
l’homme vers lui à travers un monde d’illusions[15].
Dans Son amour pour l’homme, Dieu se manifeste à lui dans Sa création et sème
en lui l’amour de la beauté des femmes et de la nature. Ainsi, c’est par son
égarement même que l’homme retrouve la voie de Son Créateur. L’homme, du fait
même de sa soif de vivre et de son désir de profiter de la beauté et des
délices de la vie, est appelé à rencontrer Dieu. Celui qu’il avait oublié, dont
il s’était distrait ou dont il ne voulait pas reconnaître la Majesté se révèle
à lui à travers l’amour de ses créatures. L’homme est ainsi ramené de gré ou de
force vers Celui dont émane toute beauté, tout amour et toute ivresse.
[1] Le sujet a été étudié,
à partir d’éclairages différents par :
·
M.
Guettat, La musique classique au Maghreb, Sindbad, 1980 ; réédité par
El-Ouns, Paris, 2001 ;
·
A.
Sefta, Dirâsât fî al-musîqâ al-djazâ’iriyya, Alger, 1988.
·
L.J.
Plenckers, La musique du muwashshah algérien, thèse inédite,
Amsterdam, 1989.
[3] Ancien Directeur de
l’Institut National de Musique.
[4] Ancien conseiller
culturel à l’INM.
[5] En fait, la plupart des
textes chantés de nos jours sont plutôt du genre zajal et comportent de
nombreuses marques dialectales non seulement sur le plan lexical, mais
également syntaxique ou morphologique.
[6] Il s’agit plus exactement du livret de l’Association
musicale « Al-Mossiliyya al-Djazaïriyya » que
A. Serri a longtemps dirigée.
[8] L’espion chargé de
surveiller les amants.
[9] Le dénonciateur qui
rapporte les faits et gestes des amants.
[10] Souvent le faux dévot
qui reproche aux amants leur conduite immorale.
[11] Anthologie de Ahmed
SERRI, p.63, pièce n°1.
[12] J’emprunte volontairement la traduction de ce poème à mon
maître Kamel Malti à qui je veux rendre un hommage chaleureux pour tout ce que
j’ai reçu de lui durant quarante ans.
[13] Muhyî l-Dîn Ibn al-‘Arabî al-Hâtimî al-Tâ’î, soufi
andalou né à Murcie en 1165 et mort à Damas en 1240.
[14] Oeuvre maîtresse d’Ibn
‘Arabî dont le titre complet est : Al-Futûhat
al-Makkyya fi ma’rifat
al-asrâr al-Mâlikiyya wa-l-Mulkiyya.
[15] Cf. le verset sur le
mirage qui disparaît devant l’égaré assoiffé qui se retrouve devant la Face de
Son Seigneur : Coran : Sourate al-Nûr ;XXIV, 39.
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