mardi 16 avril 2013

La Plume, la Voix et le Plectre, 7e partie



Le répertoire chanté de la san‘a algérienne[1]




L’Anthologie de l’Institut National de Musique Algérien[2]



C’est le recueil de chansons dites « arabo-andalouses » le plus complet. Il contient près de 660 pièces appartenant au répertoire encore chanté de nos jours. On y trouve même les poèmes dont les mélodies ont été perdues. Le premier des trois tomes de cet ouvrage comporte une introduction intéressante de Djelloul Yelles[3] et de Al-Hafnaoui Amokrane[4] sur le muwashshah et la nawba. 
Ces poèmes appartiennent tous aux deux genres andalous : le muwashshah et le zajal.[5]Même si quelques poèmes sont dus à des auteurs andalous des 11e et 12e siècles comme Ibn Sahl, Ibn Baqî ou al-A‘mâ al-Tûtîlî, la très grande majorité des compositions sont anonymes et semblent de composition plus récente. L’intérêt de cette anthologie est de donner une idée de ce qu’a pu être le patrimoine poétique chanté à un moment de l’histoire.
Il faut dire cependant que le plus important, dans le domaine de la san’a, reste le répertoire mélodique. On peut, en effet, toujours composer un nouveau poème ou utiliser un texte poétique d’un auteur plus ancien, mais on ne peut pas créer facilement une mélodie inédite qui s’intègre harmonieusement dans le système musical hérité des générations passées. Et si d’aventure, quelque esprit audacieux osait le faire les tenants de la tradition ne l’accepteraient pas. La question de l’innovation dans la partie musicale se pose aujourd’hui au Maghreb de la même manière qu’elle se posait au 10e siècle pour la poésie au moment de l’apparition du muwashshah en terre d’al-Andalus. Peut-on déroger partiellement à la tradition sans mettre en danger l’existence même de l’ensemble du système ?

Les poèmes de l’Anthologie ont été recueillis par les auteurs auprès de musiciens et d’interprètes dans le genre andalou-maghrébin. On aboutit alors parfois à des versions différentes plus ou moins importantes. Ces différences sont signalées dans des notes en bas de pages donnant les variantes pour de nombreux poèmes. Les chansons sont classées par ordre alphabétique et précédées par des indications précisant le tab‘ et le mouvement dans lesquels elles sont chantées dans chacune des trois grandes écoles : Tlemcen, Alger et Constantine. Le 3e tome comporte un index alphabétique et un regroupement des poèmes chantés par école d’une grande utilité pratique.
Cette Anthologie très exhaustive mériterait un travail d’authentification et une correction des textes présentés. Il serait aussi judicieux de signaler les poèmes encore réellement chantés ainsi que les enregistrements réalisés disponibles sur le marché ou dans les phonothèques.

L’Anthologie de Sid-Ahmed Serri


Moins fournie que la précédente, l’Anthologie de Sid-Ahmed Serri, ne comporte que les textes effectivement encore chantés de nos jours dans l’Ecole d’Alger[6] dans le registre profane appelé hazl. C’est pourquoi certains poèmes chantés dans la tradition du malouf contantinois ou appartenant spécifiquement au répertoire de l’Ecole de Tlemcen sont absents de ce recueil. De même, les poèmes faisant partie du registre sacré (le djadd) n’ont pas été recensés. Il reste que le recueil comporte 420 poèmes[7] sans compter les distiques de facture classique utilisés dans les improvisations vocales appelées istikhbârât. Cet ouvrage où les poèmes sont classées en fonction des nawbât dans lesquelles ils sont chantés, gagnerait à être enrichi d’un index alphabétique des pièces recensées.

Ahmed Serri, ce dernier grand maître encore vivant de la tradition andalouse qui vient de rééditer son recueil met ainsi à la disposition du public un kunnâsh de valeur que l’on se gardait de diffuser, il y a encore quelques années. Homme cultivé et disposant d’une mémoire phénoménale, il a vocalisé les textes publiés auxquels il a même apporté certaines corrections personnelles. Même si certains choix peuvent être contestés, il faut lui rendre hommage pour ce travail généreux. Le cheikh Serri, qui fut le transmetteur de la tradition enseignée par ses maîtres dont le plus célèbre fut le regretté Mohammed Fakhardji, a réalisé, comme nous le disions plus haut l’enregistrement de l’intégralité du répertoire tant andalou que ‘aroubî ou sacré qu’il connaît. Formons de nouveau le vœu qu’un tel trésor puisse être diffusé dans les meilleurs délais afin que les milliers d’amateurs qui pratiquent cet art puissent en profiter.

 

Analyse des poèmes chantés


Les poèmes contenus dans les deux anthologies sont composés suivant les mêmes règles que les muwashshahât classiques. Ils constituent l’essentiel du répertoire poétique chanté dans la nawba andalouse telle que nous la connaissons aujourd’hui. Ils présentent cependant des différences importantes avec leurs modèles médiévaux.

  • Alors que les poèmes strophiques de la période andalouse pouvaient être composés en vue d’être déclamés par un rhapsode ou le poète lui-même devant un auditoire, ceux de la période tardive sont essentiellement destinés au chant. Transmis d’une génération à l’autre par les interprètes de cet art musical, il est probable qu’ils aient subi de nombreuses transformations pour les nécessités de l’interprétation. Le mode de transmission étant surtout oral, on imagine facilement que des simplifications et des substitutions lexicales aient été introduites par les interprètes les moins instruits en langue arabe.

  • Ce sont des textes généralement courts qui comportent rarement plus de trois strophes au lieu des cinq habituelles comme ce fut le cas à l’origine. On peut avancer bien entendu l’hypothèse du morcellement du muwashshah  et de la dispersion de ses différentes strophes en autant de « chansons » devenues autonomes. Mais on peut aussi imaginer que les poèmes ont été réduits –du point de vue de leur extension- au strict nécessaire pour les besoins du chant. On observera à ce propos que les pièces chantées dans les mouvements lents (m’sadrât, drâdj et b’tayhiyyât) sont beaucoup plus courtes que celles qui sont interprétées dans les mouvements plus rapides. Le chanteur peut se contenter d’une petite strophe dans le premier cas alors qu’il a besoin d’un texte plus long pour le second.

  • Les thèmes traités sont très majoritairement amoureux ou bachiques. Les textes relevant du genre panégyrique se trouvent cantonnées dans les pièces appartenant au registre sacré. Ce sont essentiellement des madîh adressés au Prophète ou des poèmes à la gloire de Dieu. Quant au genre satirique, on ne le rencontre que de façon limitée lors de l’évocation des ennemis des amants comme le raqîb[8], leshî[9] ou le ‘adhûl[10]. Les descriptions concernent l’être aimé (homme ou femme) et la nature dans laquelle évoluent les amants et les compagnons des assemblées de plaisir (madjâlis al-uns). Enfin le thrène est quasiment absent de toutes les compositions tardives.

Espace du bayt et art de la “mise en scène“


À la différence du bayt trop limité dans la qasîda classique, l’étendue de la strophe du muwashshah et du zajal donne au poète plus d’espace pour s’exprimer. Il peut alors construire parfois un petit scénario où il met en scène une véritable intrigue amoureuse. On rencontre dans ces pièces les personnages conventionnels du genre que nous évoquions plus haut : aussi bien les ennemis des amants que leurs alliés. La scène se déroule généralement dans un décor bucolique dans une atmosphère bachique. De joyeux convives partagent des coupes de vin en bonne compagnie au milieu de jardins fleuris où courent des canaux où l’eau abonde. Le poète donne la parole aux amants pour exprimer autant leur joie de vivre que la douleur de la séparation. C’est aussi l’occasion de parler la bien-aimée, de son caractère, de son comportement et de sa beauté physique . Même si ce dernier thème est souvent traité avec des formules conventionnelles, cela suffit pour nourrir l’imagination de l’auditeur et de raviver ses sentiments amoureux.

Certaines pièces sont des modèles dans cet art de la mise en scène. C’est le cas dans ce poème  qu’interprète admirablement le regretté Dahmane Benachour :

Saraqa l-ghusnu qadda mahbûbî    wa-khtafâ fî-l-waraq
Quti‘a l-ghusnu sâhati l-atyâr       dhâ djazâ man saraq[11]

Le rameau a volé la taille de mon bien-aimé,
et parmi les feuillages s’est caché,
mais le rameau a été coupé
et les oiseaux se sont écriés :
c’est ainsi que tout voleur est châtié !

La chanson tuwayyarî masrâr est une composition légère, délicate et pleine d’ingéniosité. L’auteur anonyme y met en scène la bien-aimée sous l’apparence d’un oiseau. Sa compagnie est agréable car elle est dotée de qualités remarquables : le charme et le parler clair. Mais le drame survient à cause de son esprit d’indépendance et son désir de liberté qui rappelle le thème de la Carmen de Bizet : «  l’amour est un oiseau de Bohême et n’a jamais connu de loi... ».  Mais après l’expérience de l’éloignement, l’oiseau revient au bercail jouir d’un amour exclusif.

Mon petit oiseau au charme secret
N’accepte point la tyrannie.
Bec d’or et gorge vermeille,
Il chante haut et clair
Et aux convives tient compagnie.
Mais un coup d’aile et le voilà parti,
Délaissant nos demeures désertes ;
Çà et là, il s’en va quêter son bonheur ;
Puis sur ma main, revient se poser :
“ tant que durera la vie,
nul autre que moi ne sera ton ami ”.


Dans le poème très connu Qabbaltu yadâ-h qâla lî, l’auteur construit une véritable saynète pleine d’humour où l’amant tente vainement d’attendrir le cœur du bien-aimé. Ce qui frappe ici, c‘est le ton enjoué, provocateur et plein d’ironie que le poète prête à la bien-aimée. Celle-ci soumet ainsi l’amant à l’épreuve de la patience comme cela se faisait dans les cours d’amour des troubadours provençaux.

J’ai embrassé ses mains, elle m’a demandé :
Mais que cherches-tu donc ?
L’union, lui ai-je répondu ;
Tu rêves, mon pauvre ami ;
Pourquoi donc ? Lui ai-je demandé ;
Mon petit cœur en a ainsi décidé ;
Mais alors je vais mourir ;
Ainsi tu seras un martyr…
Ô ma reine, ma sultane.

J’ai embrassé ses mains, elle m’a demandé :
quel est ton but ?
l’union, lui ai-je répondu ;
longue sera ton attente ;
et pourquoi donc ?
mon cœur te déteste ;
Mais alors je vais mourir ;
Meurs donc, j’ai par qui te remplacer.
Ô ma reine, ma sultane.


C’est une scène d’ivresse dans la plus pure tradition comme on peut la trouver dans une khamriyya (poème bachique) d’Abû Nuwâs qui est présentée dans le poème Hubbu l-hisân (l’amour des belles). Dans un décor paradisiaque, un véritable hédoniste adepte du carpe diem jouit de l’instant de bonheur qui se présente sans souci du lendemain. En partageant sa coupe avec de joyeux convives, il évoque l’amour et la beauté et jouit déjà du paradis en ce bas monde :

Des belles comme des astres à aimer
Et un vin, tiré de la jarre, à déguster

Ami, dresse la table du banquet,
Apporte le vin vieux Khandaris.

Le vin, dans sa coupe
Brille comme une jeune mariée.

Verse-m’en, ranime mes esprits
L’amour est là avec les houris du Paradis.

Ce répertoire comporte aussi de petites merveilles comme Shuhayl al-‘ayn où le poète donne à voir toutes les qualités du bien-aimé en usant de superbes métaphores. Alors que la beauté de la femme est le plus souvent évoquée avec des clichés convenus, on trouve dans cette pièce la signature d’un grand poète dont nous ne connaîtrons jamais le nom :

Ses yeux sont d’un bleu noir et noire sa prunelle
Le cou de la jeune gazelle évoque la charmante souplesse de son cou.
Sa démarche a la grâce d’une branche de saule couverte de jeunes feuilles.
Les abeilles se pressent autour d’elle
et butinent sur ses lèvres le nectar de leur miel.
Ses joues sont le siège de toutes les beautés.
Gloire au Seigneur au trône de majesté, pour la création d’une telle perfection.
Un seul de ses regards vous ravit au paradis
Et le désir du bonheur éternel naît de sa contemplation.[12]

Dans ce zajal où l’amant va progressivement du désir pour le bien-aimé à la glorification du Créateur est comme un écho à un texte d’amour spirituel d’Ibn Arabi[13]. Le Shaykh al-akbar, comme on le surnommait, explique dans son chapitre des Futûhât[14] sur l’amour, que Dieu use de subterfuges pour attirer l’homme vers lui à travers un monde d’illusions[15]. Dans Son amour pour l’homme, Dieu se manifeste à lui dans Sa création et sème en lui l’amour de la beauté des femmes et de la nature. Ainsi, c’est par son égarement même que l’homme retrouve la voie de Son Créateur. L’homme, du fait même de sa soif de vivre et de son désir de profiter de la beauté et des délices de la vie, est appelé à rencontrer Dieu. Celui qu’il avait oublié, dont il s’était distrait ou dont il ne voulait pas reconnaître la Majesté se révèle à lui à travers l’amour de ses créatures. L’homme est ainsi ramené de gré ou de force vers Celui dont émane toute beauté, tout amour et toute ivresse.



[1] Le sujet a été étudié, à partir d’éclairages différents par :
·      M. Guettat, La musique classique au Maghreb, Sindbad, 1980 ; réédité par El-Ouns, Paris, 2001 ;
·      A. Sefta, Dirâsât fî al-musîqâ al-djazâ’iriyya, Alger, 1988.
·      L.J. Plenckers, La musique du muwashshah algérien, thèse inédite, Amsterdam, 1989.
[2] Al-muwashshahât wa-l-azdjâl, Institut National de Musique, 3 t., Alger, 1972.
[3] Ancien Directeur de l’Institut National de Musique.
[4] Ancien conseiller culturel à l’INM.
[5] En fait, la plupart des textes chantés de nos jours sont plutôt du genre zajal et comportent de nombreuses marques dialectales non seulement sur le plan lexical, mais également syntaxique ou morphologique.
[6] Il s’agit plus exactement du livret de l’Association musicale « Al-Mossiliyya al-Djazaïriyya » que A. Serri a longtemps dirigée.
[7] 372 pièces appartiennent au registre des nawbât complètes et 48 sont des inqilâbât.
[8] L’espion chargé de surveiller les amants.
[9] Le dénonciateur qui rapporte les faits et gestes des amants.
[10] Souvent le faux dévot qui reproche aux amants leur conduite immorale.
[11] Anthologie de Ahmed SERRI, p.63, pièce n°1.
[12] J’emprunte volontairement la traduction de ce poème à mon maître Kamel Malti à qui je veux rendre un hommage chaleureux pour tout ce que j’ai reçu de lui durant quarante ans.
[13] Muhyî l-Dîn Ibn al-‘Arabî  al-Hâtimî al-Tâ’î, soufi andalou né à Murcie en 1165 et mort à Damas en 1240.
[14] Oeuvre maîtresse d’Ibn ‘Arabî dont le titre complet est : Al-Futûhat al-Makkyya  fi ma’rifat al-asrâr al-Mâlikiyya wa-l-Mulkiyya.
[15] Cf. le verset sur le mirage qui disparaît devant l’égaré assoiffé qui se retrouve devant la Face de Son Seigneur : Coran : Sourate al-Nûr ;XXIV, 39.

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