La shahâda du père
« Kun ! »[1]
C’est à Murcie au mois de ramadan de l’année 560[2]
que le Créateur nous a comblés d’un fils que nous appelâmes Muhammad. Sa venue
apporta une joie immense à sa mère Nûr et me fit oublier pendant quelque temps
les soucis de ma fonction. Nous vivions, en effet, depuis plusieurs mois dans
une ambiance de guerre. Tout le sud d’al-Andalus était tombé aux mains des
Berbères. Ils étaient parvenus
jusqu’aux portes de la Principauté de Murcie et menaçaient de plus en plus
notre indépendance. Abû Ya’qûb qui venait de succéder à son père ’Abd al-Mu’min
avait établi sa capitale à Séville. Seule la région du Levante lui échappait
encore grâce à la farouche résistance de notre émir Ibn Mardanîsh. Il tentait
depuis deux ans de percer notre défense mais les Muwahhidûn[3], comme ils aimaient se nommer,
n’avaient toujours pas réussi depuis dix-huit ans à soumettre la taïfa de Murcie. « Le Seigneur est Seul vainqueur, et les
combats des hommes ne sont qu’illusions » me disait souvent mon père qui a connu, lui aussi,
les guerres que le princes musulmans se livraient pour asseoir leur pouvoir ou
élargir leur zone d’influence.
La naissance de mon fils occupa
presque exclusivement mon esprit. Toutes les préoccupations militaires et administratives
furent alors reléguées au second rang. Désormais, j’étais pressé de quitter les
séances du Conseil pour rentrer dans notre demeure et me précipiter dans la
pièce où le petit lit de Muhammad avait été installé. Quand je le trouvais
éveillé, je me tenais là au-dessus de ce petit être sans lequel notre
descendance s’éteindrait. « Voici, me disais-je, presque sans réfléchir “ahsan
khalaf li-ahsani salaf ”[4].
Je songeai alors à notre famille que le Destin a transplantée si loin de sa
patrie d’origine. Les Ta’iyy ont toujours vécu en Arabie où leur
noblesse légendaire est connue de tous; rien ne laissait supposer que
l’une de leurs branches s’installerait sur une terre dont ils n’avaient jamais
entendu parler auparavant. Mais les décrets d’Allah sont imprévisibles. Il
était écrit que les fiers nomades du désert du Hidjâz poursuivraient leur
aventure humaine dans les plus belles cités d’al-Andalus.
J’allais souvent dans la chambre où
il dormait et me tenais là, longtemps, immobile, à admirer les traits de
Muhammad essayant de reconnaître les signes de sa ressemblance avec Nûr ou avec
moi-même. Mon épouse venait toujours me rejoindre près du lit de notre enfant.
Sans dire un mot, je savourais sur son visage épanoui le bonheur qui
l’irradiait. Quand nous avions fini de goûter ensemble à ce moment de joie,
nous nous retirions pour déjeuner. Il était alors le seul sujet de nos
conversations. Nûr me racontait les moindres faits et gestes le concernant
depuis mon départ au Palais jusqu’à mon retour. Je découvris à quel point une
mère pouvait être observatrice quand il s’agissait de son enfant. Rien ne lui
échappait : ni un sourire, ni un geste de la main ou encore une expression
du visage. En l’écoutant, je ne pouvais m’empêcher de penser en moi-même « celui qui est ainsi aimé par sa mère l’était
certainement aussi par son Créateur ! ».
Quelques années auparavant,
j’aurais sans doute formulé pour lui, avec plus de conviction, un avenir des
plus brillants. Je l’aurais vu à la tête des ministères les plus prestigieux,
un vizir chargé
des plus hautes fonctions. Mais en ces temps d’incertitudes, je ne savais pas
trop dans quel monde il allait vivre et grandir. Al-Andalus n’était plus le
paradis terrestre qu’avaient connu mes parents et surtout mes grands parents.
Les menaces chrétiennes au Nord, les rivalités entre princes musulmans ainsi
que les stratégies d’alliances et de contre alliances avaient mis fin à l’âge
d’or du pays qui rivalisait naguère avec le Paradis céleste comme osait le
proclamer le grand poète Ibn Khafâdja :
Habitants d’al-Andalus,
c’est Dieu qui a fait votre bonheur
Entre
l’ombre et les eaux, les arbres et les rivières
Le Jardin d’éternité est
le pays de vos demeures
Si
j’avais à choisir, c’est lui qui aurait ma faveur.
Nous vivions depuis plus de vingt
ans sous la menace de la marée berbère qui laminait tout sur son passage. Ni le
Gharb[5], ni le Sharq[6] n’échappaient aux armées d’Abd
al-Mu’min puis de son fils Abû Ya’qûb. De Mertola, de Shilb, de Batalyaws
nous parvenaient des nouvelles peu rassurantes. Ni princes musulmans, ni
seigneurs chrétiens, ni l’alliance des deux ne parvenaient à stopper
l’inexorable avancée des almohades. Je me rappelle encore presque mot pour mot
le discours que nous tint le Prince à la suite de ces évènements :
« L’heure est grave et la
décision à prendre est urgente ! Je vous ai réunis, vous mes fidèles qui
faites partie du premier cercle, pour définir notre conduite dans les heures
dramatiques que nous vivons ! Vous avez réussi, malgré vos différences
d’origines et de croyances, à créer une administration solidaire et harmonieuse.
Soucieux de l’intérêt de notre principauté vous avez toujours fait passer
l’intérêt de nos sujets avant ceux de votre clan ou groupe ethnique !
Aujourd’hui nous sommes tous appelés à faire un choix capital. Ou nous nous
livrons aux Berbères incultes et sanguinaires ou nous leur faisons face comme
un seul homme ! »
Nous étions tous au courant de la
situation, mais ces paroles nous tirèrent d’une sorte d’inconscience dans
laquelle nous vivions. Nous pensions sans doute que la force vitale
d’al-Andalus était telle qu’aucun conquérant ne réussirait à la soumettre
définitivement. « Que peuvent les
feux de l’Enfer contre la douceur du Paradis ? » disait souvent mon père
chaque fois que notre pays traversait des moments difficiles. Les Almoravides
n’avaient-il pas tenté aussi de soumettre cette contrée à leur vision du monde
sans jamais y parvenir ? À peine installés sur les rives verdoyantes du
Guadalquivir et dans les cités prestigieuses de Cordoue, de Grenade et de
Séville qu’ils finirent par se convertir à notre mode de vie. Les successeurs
des premiers princes conquérants rétablirent très vite dans leurs cours les
mœurs que leurs pères avaient condamnées. Chanteuses et poètes revinrent dans
les cours des princes mécènes qui finirent par succomber aux charmes des belles
captives chrétiennes et en firent leurs concubines.
« Ouvrir nos frontières à ‘Abd
al-Mu’min, continua le Prince, c’est signer notre arrêt de mort. Ces fanatiques
n’auront de cesse avant de détruire tout ce que nous avons patiemment édifié.
Ils ne tolèreront jamais ni nos tavernes ni nos mosquées ! Ils brûleront
les premières au nom de la sharî’a et trancherront le cou de nos fuqahâ sous prétexte d’hérésie ou de bid‘a[7] ! Ils ne connaissent de l’Islam que
l’interprétation qu’en donne leur prétendu Mahdi. Jamais nous ne pourrions
supporter leur rigorisme et les contraintes qu’ils imposeront aux hommes, aux
femmes et même aux enfants ! »
Je me rappelle qu’au mot de
contrainte, le shaykh osa interrompre le Prince rappelant notre compréhension de notre
religion vénérée :
- Pourtant, notre religion prône la
tolérance et l’amour entre les hommes ! le Coran ne proclame-t-il pas “point
de contrainte en religion ?”
- Certainement, reprit le
Prince, mais pas selon ces faux-dévots qui ne connaissent du Coran ou du hadith
que ce que leur prétendu Mahdi leur a enseigné ! Ils ont juré d’épurer
l’Islam de tout ce qui contredit leurs mœurs primitives ! Pour eux tout
n’est que bida‘
et kufr[8] ! Sur ce terrain, ils n’acceptent
aucune discussion, leur seul argument est le sabre ! De la décision que
nous prendrons dépendra non seulement le sort du Levante, mais d’al-Andalus
dans sa totalité ! Si Murcie tombe entre les mains d’Abd al-Mu’min, nous
entrerons dans le siècle des ténèbres ! nous sommes devenus, malgré nous,
le bouclier de la Civilisation contre la barbarie !
Cette dernière phrase finit par
entrainer l’adhésion de tous les assistants qui venaient d’écouter effarés, les
prédictions apocalyptiques de leur souverain. Musulmans, chrétiens juifs et
agnostiques se sentirent tous concernés et solidaires. La désolation et le
chaos menaçaient notre univers. Nous croyions que la tragédie vécue lors du
débarquement des Almoravides n’allait plus jamais se reproduire. Mais
l’histoire se répétait avec un visage encore plus hideux cette fois-ci. Les
nouveaux « réformateurs » étaient plus fanatiques que les précédents.
Chaque prière du vendredi était devenue l’occasion de fustiger les kuffâr instruments d’Iblîs[9]
et alliés des mécréants. On ne s’adressait plus à la raison du croyant comme le
recommande notre Livre sacré mais à ses instincts les plus bas. Des prêcheurs
enflammés flattaient les sentiments vindicatifs des petites gens de la ‘amma conditionnant ainsi les masses
pour les préparer aux futures épurations.
Les nouvelles que nous rapportaient
les fugitifs depuis quelques mois n’étaient guère rassurantes ! À Cordoue
comme à Séville, les Berbères avaient pris des mesures draconiennes contre ce
qui représentait pour nous la civilisation et le progrès et qui pour eux
n’était que preuves de vie dissolue. On interdisait les concerts, on brûlait
les instruments de musique et les livres où nos poètes et hommes de lettres
parlaient d’amour et d’ivresse ! Les femmes n’osaient plus s’aventurer
seules dans les rues comme elles le faisaient depuis des décennies après le
revirement moral de derniers princes almoravides. Sur les bords du Guadalquivir
les tavernes où l’on chantait et dansait jusqu’au lever du jour se turent à
jamais. Après la prière du soir, les ruelles de Cordoue comme celles de Séville
étaient désormais désertes. Les habitants se sentaient épiés même dans leurs
demeures et n’osaient organiser aucune fête qui aurait pu être considérée comme
une bid‘a. Les
mariages et les circoncisions se faisaient désormais dans la discrétion la plus
totale. Les occasions de rire, de chanter et de boire devenaient de plus en
plus rares et ceux qui pouvaient fuir le faisaient à la moindre occasion. C’est
ainsi que notre principauté recueillit des milliers de Sévillans et de
cordouans pour qui la vie était devenue désormais impossible sous les Berbères.
Plus que jamais ces vers de notre
grand poète Ibn Khafâdja me revenaient à l’esprit :
“Le désir de demeurer est une forteresse
vouée à la destruction
Et tous les édifices élevés dans la vie
sont promis à la disparition.”
En sonnant l’alarme, Ibn Mardanish
visait à souder son Conseil consultatif avant de se préparer au combat frontal
contre les envahisseurs du Maghreb. Il se savait personnellement visé par les
Berbères pour qui il était une victime désignée. Les pseudos-réformateurs lui
reprochaient certes son train de vie luxueux, mais surtout son mode de vie
emprunté aux chrétiens. Il est vrai qu’il aimait se vêtir comme eux et portait les
mêmes armes que les castillans. Il équipait ses chevaux de la même manière et
trouvait du plaisir à parler leur langue. Ayant recruté de nombreux castillans,
navarrais et catalans pour consolider ses troupes, il avait bâti pour eux de
nombreuses tavernes que fréquentaient librement même certains musulmans. Pour
toutes ces raisons-qui nous étaient devenues naturelles- les almohades
considéraient Murcie comme la capitale de la débauche et de la trahison. Elle
était une forteresse impie à abattre avec autant d’urgence que les places
fortes chrétiennes qui les menaçaient au Nord. Ainsi le sort du Prince était-il
lié à celui de la Principauté et celui d’al-Andalus dépendait à son tour de
notre destin.
Le conseil se termina naturellement
par le soutien indéfectible au Prince. Nous savions tous ce qui nous attendait
en cas de victoire des Berbères avec lesquels n’existaient aucune solution de
compromis Nous acceptâmes un
prélèvement supplémentaire d’impôts pour faire face aux dépenses que
nécessitaient l’achat d’armes nouvelles et le recrutement de nombreux
auxiliaires parmi les mercenaires chrétiens. La cohésion des membres du Conseil
donna des forces nouvelles à Ibn Mardanish qui prit alors la tête d’une
résistance farouche qui dura plus de trente ans.
Adepte du principe selon lequel
c’est dans l’attaque que réside la meilleure défense, il harcela sans répit les
troupes d’Abd al-Mu’min. Son audace le poussa même à se rapprocher
tellement de nos adversaires qu’il
faillit une fois prendre Cordoue. Mais changeant brusquement de tactique à la
suite d’informations erronées, il fonça sur la capitale Séville afin de donner
un coup décisif à l’adversaire. Malheureusement, les Berbères avaient réussi à
mobiliser autour d’eux une grande partie de la plèbe dont le soutien empêcha
Séville de tomber entre les mains d’Ibn Mardanish.
Les mois succédèrent aux mois, de
petites victoires furent suivies de défaites, mais les frontières du royaume
résistèrent à l’invasion. Nous nous habituâmes à l’incertitude du lendemain,
mais sans jamais désespérer. La présence de Muhammad était pour nous comme un
rempart contre le malheur : il était la vie et l’espoir. Chaque jour de la
vie de notre enfant nous apportait son lot de joies et de satisfactions. Une
curiosité exceptionnelle le caractérisait. Il aimait surtout nous faire répéter
les noms des choses. Ce fut d’abord celles que son regard pouvait atteindre,
puis de plus en plus tout ce qui était de l’ordre du sentiment. Il finit par
connaitre tous les mots qui désignaient la tristesse, la joie, l’étonnement, la
compassion etc…Lorsque quelqu’un entrait chez nous, il guettait la moindre
expression sur son visage ou dans ses yeux avant de lancer:
- Tante, qu’est-ce qui te
chagrine ? Ton visage est immobile.
- Mère, qu’est-ce qui te rend si gaie ?
Tes yeux brillent comme des étoiles.
L’étape suivante fut celle du
dessin et surtout de l’écriture. C’est auprès de sa mère que Muhammad commença
sa véritable instruction. Doué d’une mémoire prodigieuse, il apprit très vite à
réciter un grand nombre de sourates et de poèmes. Avant même de le confier à un
précepteur, Nûr lui enseigna tous les secrets de l’alphabet. Il progressa si
vite qu’il se jetait désormais sur tout document qui portait une écriture. Il
finit par lire couramment les lettres que je rédigeais pour le Prince. J’étais
toujours surpris d’entendre dans sa bouche le texte de missives adressées à nos
alliés pour une aide en hommes et en armes. Il me demandait ensuite de lui
dessiner tout ce qu’il lisait. Je me prêtais souvent à son jeu et finis par lui
mettre entre les mains une véritable encyclopédie des armes de l’époque. Je
remarquais que cela le fascinait de voir qu’aux mots correspondaient des choses
bien réelles. Cela lui donna un profond respect de la chose écrite et créa en
lui un puissant désir de maîtriser cette arme supérieure à toutes les
autres : la connaissance de la lecture et de de l’écriture. Il me
demandait souvent :
- Écris-moi un arbre !
Puis :
- Maintenant dessine-le moi !
Ensuite, il comparait le mot et le
dessin cherchant à percer le secret de chaque lettre et le pouvoir qu’elle
avait de participer à désigner tout ce qui existe. Il résumait cela par une
expression que je n’ai jamais oublié : « les mots savent tout !
alors je veux connaître tous les mots !»
Très attentive à chacun de ses
progrès, Nûr finit par concevoir pour Muhammad un avenir des plus
prestigieux :
- il sera ministre un jour,
aimait-elle à me répéter comme pour conjurer le sort et éteindre en son âme
toute crainte dans ces années de guerre.
- Il sera ministre, si Dieu le veut,
mais je veux surtout qu’il soit un homme complet.
Nûr se chargea alors de lui
transmettre non seulement les bases de sa future formation d’adîb[10], mais également les règles de
bienséance. La tâche fut d’autant plus aisée que Muhammad vouait à sa mère un
amour profond. Les longues heures de “travail” passaient comme des moments de
bonheur intense. Chaque fois que je revenais du palais, je le trouvais occupé
comme le serait un étudiant studieux alors qu’il n’avait encore que quatre ans.
Je finis par trouver qu’il se consacrait trop aux études pour son âge. Je
proposais alors à Nûr de le confier à un maître d’équitation pour que la
souplesse et l’habileté physiques viennent compléter ses prouesses intellectuelles. Le Prophète n’a-t-il
pas recommandé à tout musulman d’apprendre à monter un cheval ? Muhammad
fut enchanté par la proposition car il aimait naturellement les animaux. Il
était émerveillé par le roucoulement d’une colombe ou le battement des ailes
d’un papillon dans le jardin de la maison.
Saadane Benbabaali
18/08/2013
©Tous droits réservés:
Ibn Arabi, Le Maître de la Voie d'Amour (à paraître)
[1] À l’ordre divin « kun !»
( sois ! ), l’âme répond par l’obéissance en venant à
l’existence.
[2] Il serait né le 27 juillet 1165
(17Ramadân 560)
ou , selon d’autres sources, le 6 août (27Ramadân 560 ).
[3] Connus en Occident sous le nom d’Almohades
[4] « Le meilleur descendant de la plus noble
ascendance »
[5] Partie occidentale d’al-Andalus correspondant à peu
près au Portugal actuel
[6] Partie orientale d’al-Andalus : le Levante.
[7] Innovation non conforme aux Traditions.
[8] Hérésie.
[9] Satan.
[10] Lettré.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire