Préambule
J.
Green écrivait à propos de Saint François d’Assises : « il
faudrait être un saint pour parler de ce saint ». S’agissant d’Ibn ‘Arabî,
il faudrait ajouter « et pas n’importe quel saint ! ». Il faut
en effet une grande prétention ou une profonde inconscience pour accepter
d’écrire une biographie de celui dont le parcours terrestre et la pensée
spirituelle ont si peu d’équivalent dans la pensée universelle.[1]
J’ai accepté de parler de la vie
du grand Maître. Ce défi me trouble et me passionne. J’ignore si j’arriverai à
rendre compte de celui qui fut le plus grand penseur de l’Islam.Mais je suis
prêt à mettre à son service toute mon énergie et ce que j’ai reçu
d’enseignements. J’irai vers lui avec l’amour que la lecture de son oeuvre m’a
permis de découvrir.
Je
ne savais pas qu’un jour j’aurai à parler du Shaykh
al-akbar. La première fois que je fis sa
« rencontre », ce fut lors de la rédaction de ma thèse sur la poésie
andalouse. Je découvris alors les muwashshahât composées
par Ibn ‘Arabî. Je consacrai à ses poèmes andalous un chapitre dans lequel je
parlai également des muwashshahât d’Abû al-Hasan al-Shushtarî, un autre soufi
d’origine andalouse. Je me rappelle avoir adressé, à la veille d’entreprendre
le chapitre les concernant, une « lettre » aux deux grands maîtres
afin de leur exprimer ma profonde émotion et de solliciter leur secours. Le
paragraphe que je rédigeai par la suite sur leurs muwashshahât spirituelles constitue l’un de mes passages préférés
dans cette thèse.
Par
la suite, J. Weiss - un musicien français vivant en Syrie- qui
dirige un ensemble de musique classique orientale sollicita ma collaboration
pour la traduction des poèmes soufis d’un album sur la musique des Derviches
tourneurs de Damas. Je garde un souvenir
ineffable de ce travail qui me mit au contact d’Ibn al-Fâridh et me fit surtout
retrouver Ibn ‘Arabî. Je donnai alors la traduction suivante des vers fameux de
son Turjumân :
Jusqu’à ce
jour, j’ignorais mon Bien Aimé
Puisque ma
religion, de la sienne était éloignée(...)
L’Amour,
désormais, est mon unique croyance
Où que se
dirige sa caravane, l’Amour sera ma religion et ma foi.
À
cette époque, je commençais déjà à suivre l’enseignement spirituel
d’un maître soufi akbarien. Ma curiosité littéraire pour l’oeuvre d’Ibn ‘Arabî
s’enrichit des enseignements tirés d’une expérience spirituelle dont le mot-clé
est « l’Amour divin ». Je décidai alors de faire connaître à mes
étudiants un aspect de l’oeuvre poétique d’Ibn ‘Arabî. Mon choix se porta sur Turjumân al-ashwâq .
En abordant cette oeuvre
magistrale, je m’aperçus de la difficulté d’en appréhender les aspects
ésotériques. J’eus alors souvent recours aux conseils du cheikh pour tenter de
pénétrer « l’impénétrable ». Il n’y avait qu’à lire l’Introduction
du Turjumân pour s’en rendre compte :
« Quel que
soit le nom que je mentionne dans cet ouvrage, c’est à elle que je fais
allusion ( fa-‘an-hâ uknî ). Quelque
demeure dont je chante l’élégie, c’est à sa demeure que je pense ( fa-dâru-hâ
a’nî). Mais il y a plus. Dans les vers que
j’ai composés pour le présent livre, je ne cesse de faire allusion ( lam
azal… ‘an al-imâ’ ilâ..) aux
inspirations divines ( al-wâridât al-Ilâhiyya ), aux visitations spirituelles, aux
correspondances (al-munâsabât) ( de notre monde ) avec le monde des Intelligences
angéliques ; c’était me conformer à mon habituelle manière de penser
par symboles, cela, parce que les choses
du monde invisible ont pour moi plus d’attrait que celles de la vie présente,
et parce que cette jeune fille connaissait parfaitement ce à quoi je faisais
allusion ( li-‘ilmi-hâ …li-mâ ilay-hi
ushîru ). »[2]
Mis
en demeure par ma propre décision d’inscrire cette oeuvre au
programme d’être clair dans mes cours, je m’imposais une recherche qui me fit
franchir des étapes inattendues dans l’initiation à l’oeuvre du Maître. Je me
constituai alors une solide bibliographie et fis la connaissance des « habitants de l’univers
akbarien ». D’abord M. Gloton, qui a donné une traduction en français du Turjumân[3] et dont j’avais eu l’occasion d’écouter un exposé
sur Ibn ‘Arabî à l’Institut du monde arabe. Ensuite et surtout M. Chodkiewicz
dont j’avais entendu parler à propos de sa traduction d’extraits du Kitâb
al-Mawâqif de l’Émir ‘Abd al-Qadir[4].
Puis de sa fille C. Addas dont la thèse sur la vie et l’oeuvre du Shaykh
al-akbar[5] marque une étape importante dans la connaissance du
parcours terrestre et du voyage spirituel d’Ibn ‘Arabî. Je lus avec intérêt les
travaux de H. Corbin[6]
et les nombreuses traductions données par M. Valsan. Mais le plus important fut
la confrontation avec l’oeuvre d’Ibn ‘Arabî elle-même. Je commençais à réunir
ce que je pouvais trouver à Paris et le complétais par ce que je dénichais chez
les libraires en Algérie lors de mes déplacements dans ce pays. Le responsable
de la bibliothèque de l’UFR Orient et monde arabe à l’Université Paris 3
s’avéra un interlocuteur de haut niveau en ce qui concerne l’oeuvre d’Ibn
‘Arabî. Il mit à ma disposition des textes comme Mawâqi‘al-Nudjûm ainsi que des traductions de M. Valsan parues dans
la Revue des Études traditionnelles.
Ainsi
armé de toutes ces études et textes d’Ibn ‘Arabî, je présentai lors
d’un colloque international que j’organisai en mars 2001 à l’Institut du monde
arabe un exposé intitulé : Les poètes soufis et l’art du tawshih. J’étudiai alors le lien étroit qui reliait les muwashshahât
profanes à celles appartenant au registre mystico-spirituel. Je montrai comment
Abû Madyan, Ibn ‘Arabî et al-Shushtarî ont su reprendre, avec un
rare bonheur, les images et même le vocabulaire poétique des washshâhûn profanes afin de chanter l’ivresse mystique et la
quête de l’union avec le Créateur. Tout ce que la poésie profane a exprimé sur
la douleur de la séparation, les amers regrets ou la nostalgie des moments
vécus dans l’union ainsi que sur le fol espoir des retrouvailles, les poètes
soufis s’en saisirent. Par un processus semblable à celui de l’alchimiste qui
transforme le plomb en or, ils opèrèrent une translation sémantique qui
méritait d’être analysée.
Ce Colloque fut pour moi le point
de départ d’une exploration régulière et systématique de l’oeuvre du Maître.
Les Futûhât dont je venais
d’acquérir une édition en neuf volumes[7]devinrent
mon livre de chevet. Je découvris alors le chapitre sur l’amour (Bâb
al-Mahabba) dont la lecture en arabe
fut un moment de ravissement et de profonde interrogation. Je décidai alors de
mettre le texte au programme afin de faire partager à mes étudiants le plaisir
de lire un texte du 13e siècle d’une beauté et d’une richesse
inégalées. Le cours s’adressait aux étudiants de licence et s’intitulait :
Amour profane et amour spirituel entre l’Orient et
l’Occident musulmans dans la période classique : l’exemple du Livre de l’Amour d’Ibn ‘Arabî.
Le cours consistait en l’étude thématique et stylistique du chef-d’oeuvre poétique d’Ibn ‘Arabî. Le but était d’initier les étudiants à la technique de recherche en littérature classique et de les familiariser avec la terminologie et le lexique de l’amour chez un auteur soufi. Et comme il n’y a pas meilleur moyen de comprendre une oeuvre que de l’enseigner, je découvris à quel point j’étais ignorant dans ce domaine. Mais peu à peu les notions fondamentales commencèrent à me devenir familières. Ce que j’apprenais par la lecture fut consolidé par ce dont je faisais l’expérience « par goût » (dhawqan)sous la direction de mon cheikh.
De
temps à autre, je me laissai aller à des improvisations versifiées
dans le style akbarien. Ne faut-il pas être poète pour comprendre un
poète ? Parmi les poèmes celui-ci sous forme de munâdjât (M) :
Kayfa yanâmu al-‘âshiqu
wa-l-Habîbu yaqdân
Kayfa ghafaltu
fi-ruqâdî wa Anta sahrân
Yâ Man sakanta qalbî l-hayrân
‘abdu-Ka walhân
Lam yatib lî ta‘âmun
wa-lâ shurbu kîsân
Anta qasdî wajadtu fî-Ka
djannata Ridwân
Kullu mâ khalaq-ta
la-Ka mâdha yu‘tî l-haymân
An‘am ‘alâ man zâdu-hu dhikru-Ka
yâ Rahmân
Bi-wasli-Ka l-maw‘ûdi
qabla fawâti l-’awân
Comment l’amant peut-il dormir
alors que veille le Bien-Aimé ?
Comment ai-je pu T’abandonner et
sombrer dans le sommeil ?
Ô Toi qui a pris pour demeure mon
coeur affligé
J’ai perdu le goût de l’ivresse et
du manger
C’est Toi mon but auprès de qui
j’ai agrément et félicité
Tout est Ta création, tout
T’appartient,
que peut T’apporter l’amoureux
éperdu ?
Accorde à celui qui n’a pour
provision que l’évocation de Ta miséricorde
L’union promise avant que ne
s’achève cette vie si brève.
Aux
péregrinations livresques et à l’expérience spirituelle s’ajouta un
désir de mettre mes pas sur ceux du Maître. Mes conférences au Portugal me
permirent de partir à la recherche des lieux fréquentés par Ibn ‘Arabî .
Mon premier souci fut de connaître Loulé (al-‘Ulyâ) où résida l’un de ses premiers maîtres. Je
poursuivis ma quête de ces hauts-lieux
de la spiritualité avec Séville où je me rendais deux fois par an au
moins, de Cordoue et de Grenade. Je visitais également Alep en Syrie où le
Maître séjourna à plusieurs reprises. Ces voyages n’avaient pas pour but de
rechercher un endroit précis, ni de mettre la main sur un quelconque manuscrit
inédit du Sheikh,
mais juste de déambuler dans des endroits que ses pieds ont foulés et d’être
habité par le sentiment de sa présence. Je laissai aux chercheurs le soin de
glaner ici ou là ce qui existe encore comme textes inédits à faire connaître. À
chacun sa mission, la mienne est très égoïste, mettre mes pas dans ceux du
bien-aimé.
Tous droits réservés: Saadane Benbabaali
Ibn Arabi ou le Poète de l'Amour Divin ( à paraître)
[1] Comme le déclare un éminent connaisseur de la pensée
akbarienne, « seuls donc, un cheminement aux multiples détours parmi les
milliers de pages qui composent son œuvre et une confrontation de textes parfois
contradictoires à première vue permettent de mettre en évidence la cohérence de
son enseignement et d’en dégager les implications », M. Chodkiewicz, Le Sceau des Saints, Gallimard, 1986, p.31.
[2] In H.
Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Aubier, Paris, 1993, p. 111.
Par ailleurs, parlant
de son œuvre majeure, les Futûhât,
Ibn ‘Arabî dit : « je n’ai pas écrit une seule lettre de ce
livreautrement que par dictée divine et projection seigneuriale », Fut. III, 457 ; cité in Le Sceau des Saints, p. 31.
[3] Il traduisit également un chapitre fondamental des Futûhât : Bâb al-Mahabba. Cf.Ibn
Arabi, Traité de l’amour, Albin
Michel, 1986.
[4] M. Chodkiewicz, Les écrits spirituels
[6] Corbin H., L’imagination... op. cité
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