Le texte ci-après est de Osman Yahia, le grand spécialiste de l'oeuvre d'Ibn Arabi et auteur d'une thèse soutenue dans les années cinquante à la Sorbonne intitulée: HISTOIRE ET CLASSIFICATION DE L'ŒUVRE D'iBN ' ARABÏ.
“ Quel que soit le nom que je mentionne dans cet ouvrage, c’est à elle que je fais allusion ( fa-‘an-hâ uknî ). Quelque demeure dont je chante l’élégie, c’est à sa demeure que je pense ( fa-dâru-hâ a‘nî). Mais il y a plus. Dans les vers que j’ai composés pour le présent livre, je ne cesse de faire allusion ( lam azal… ‘an al-imâ’ ilâ..) aux inspirations divines ( al-wâridât al-Ilâhiyya ), aux visitations spirituelles, aux correspondances ( al-munâsabât) ( de notre monde) avec le monde des Intelligences angéliques ; c’était me conformer à mon habituelle manière de penser par symboles, cela, parce que les choses du monde invisible ont pour moi plus d’attrait que celles de la vie présente, et parce que cette jeune fille connaissait parfaitement ce à quoi je faisais allusion ( li-‘ilmi-hâ …li-mâ ilay-hi ushîru ). ”[1]
Dans l'Introduction à sa thèse, l'auteur donne les raisons qui ont présidé à son choix d'étudier l'oeuvre d'Ibn Arabi. Nous pensons que cette présentation est d'une grande utilité pour les étudiants et les amoureux de l'oeuvre du "Chaykh al-Akbar". Nous l'avons empruntée sur le Net pour vous en faire profiter. Espérons qu'elle servira à donner envie aux lecteurs et fidèles de mon Blog de "visiter " l'oeuvre du grand maître soufi Ibn Arabi.
Saadane Benbabaali
Avant
Propos
« Pourquoi avoir choisi comme objet
d'étude Ibn 'Arabï plus particulièrement parmi les penseurs arabes
musulmans?
- Ibn 'Arabï occupe, à juste titre, une
place centrale et particulière dans la pensée musulmane. Son œuvre en effet
domine la spiritualité islamique depuis le VII e siècle de l'Hégire et le
soufisme, tout au long de son histoire, n'a jamais eu de personnalité plus
forte et plus complexe.
Ibn 'Arabï est l'unique penseur, à notre
connaissance, qui ait consacré sa vie entière, si riche en possibilités et en
dons, à un seul objet: l'ésotérisme. Il a vécu pleinement l'idée ésotérique et
l'a exprimée dans toute son ampleur, dans toute sa profondeur, en homme de
culture et en artiste. Il l'a diffusée parmi ses compagnons et ses disciples à
peu près dans tout l'Orient et Occident islamique au cours de ses incessants
voyages.
On pourra objecter à cela qu'Ibn
'Arabï a aussi traité longuement de sujets classiques comme l'Exégèse, la
Théologie, la Science de hadïth, la Jurisprudence, et chanté dans de
magnifiques poésies des thèmes familiers aux poètes arabes; on dira aussi qu'il
a manifesté une curiosité toute mondaine même dans ses contacts personnels et
ses voyages. En réalité, plus on avance dans l'étude du Maître, plus on
s'aperçoit qu'il ne s'agissait là que d'une attitude artificielle, une
apparence sous laquelle se dissimulait un seul souci, se dessinait un seul but:
la recherche de la grande Réalité qui pour lui ne pouvait être perçue et
formulée intégralement que dans une perspective strictement ésotérique.
“ Quel que soit le nom que je mentionne dans cet ouvrage, c’est à elle que je fais allusion ( fa-‘an-hâ uknî ). Quelque demeure dont je chante l’élégie, c’est à sa demeure que je pense ( fa-dâru-hâ a‘nî). Mais il y a plus. Dans les vers que j’ai composés pour le présent livre, je ne cesse de faire allusion ( lam azal… ‘an al-imâ’ ilâ..) aux inspirations divines ( al-wâridât al-Ilâhiyya ), aux visitations spirituelles, aux correspondances ( al-munâsabât) ( de notre monde) avec le monde des Intelligences angéliques ; c’était me conformer à mon habituelle manière de penser par symboles, cela, parce que les choses du monde invisible ont pour moi plus d’attrait que celles de la vie présente, et parce que cette jeune fille connaissait parfaitement ce à quoi je faisais allusion ( li-‘ilmi-hâ …li-mâ ilay-hi ushîru ). ”[1]
« Ibn 'Arabï, c'est le grammairien
de l'ésotérisme musulman, l'interprète par excellence de la spiritualité
muhammadienne, le porte-parole de la métaphysique en Islam. Une seule de ces
qualifications suffirait déjà à susciter l'intérêt des chercheurs! Prenons par exemple
ses Futûhât : aucun ouvrage de la
littérature soufie en langue arabe ne peut lui être comparé ni l'égaler. Il
apparaît dans le champ de la culture spirituelle comme une création ex nihilo sans références historiques
aucunes. Et vraiment, on ne peut comparer les Futûhât ni avec: «Ihyâ 'ulûm
al-Dîn» de Ghazâlï, ni avec: «Qût al-Qulûb» d'Abû Tâlib al-Makkï, ni avec aucun
traité des maîtres spirituels de l'Islam. Ce livre unique dans le domaine de
l'ésotérisme est, à certains égards, comme la
Muqqadama d'Ibn Khaldûn dans le domaine de la philosophie de l'histoire et
de la sociologie, comme les Muwâfaqât
de Shâtibï dans le domaine de la Jurisprudence, comme les Asrâr al-Balâgha de Jurjânï en rhétorique ou le Kitâb de Sïbawaïh en grammaire.
Et pourtant, en comparaison avec les
autres maîtres de l'Islam, Ibn 'Arabï a été le moins étudié jusqu'à nos jours.
Les causes de cette mise à l'écart ne sont nullement fortuites. Tout d'abord le
chercheur suffoque devant l'ampleur du domaine à explorer:
- Plus
de 900 ouvrages (comportant 1395 titres) lui sont en effet attribués! De
cet ensemble, beaucoup sont apocryphes et nous savons par expérience qu'un
traité anonyme est immanquablement attribué à Ibn'Arabï dans tel
inventaire ou par tel copiste, tant est grande la place qu'il occupe dans
le domaine de la mystique.
- En outre, Ibn 'Arabï n'est pas seulement le plus fécond des auteurs musulmans, il est aussi le plus répandu. Ses ouvrages sont dispersés aux quatre coins du monde et constituent une des parties les plus riches des fonds d'Orient et d'Occident. On imagine donc l'entreprise colossale qui attend le chercheur décidé à aborder un tel sujet.
- Il est une autre cause qui provoque les réticences des chercheurs: c'est le caractère insolite d'une œuvre où les idées et les termes obscurs abondent; c'est l'étrangeté d'une expérience spirituelle unique qui se meut dans l'univers fuyant du plus haut éso-térisme. Une expérience spirituelle de cette qualité exige donc de la part du chercheur une certaine affinité de pensée et un patient labeur.
- Davantage
encore, Ibn 'Arabï, tout en occupant une place privilégiée dans l'ensemble
du savoir islamique, n'a pas formulé sa doctrine dans un traité déterminé
ni d'une façon systématique. Ainsi, des problèmes fondamentaux sur lesquels
il a une vision originale et profonde, tels que l'idée de Tawhid (le Dogme de l'Unité divine)
; la Wahdat al-Wudjûd (l'Unité
transcendantale de l'Être), les Tadjalliyât
(Théophanies divines) ou la Haqîqa
Muhammadiyya (la Réalité essentielle du Prophète), ne font pas l'objet
d'ouvrages indépendants mais sont au contraire disséminés à travers ses
innombrables écrits. On pourrait en effet comparer Ibn 'Arabï à un grand
musicien qui aurait composé un air inoubliable puis qui, par caprice,
l'aurait décomposé en variations tout au long de son œuvre. L'air
inoubliable est là mais il exige du chercheur un effort considérable pour
être connu dans son unité intégrale.
Mais si notre étonnement est grand à la
vue de cette gigantesque œuvre, il ne l'est pas moins lorsque nous constatons
qu'elle n'est pas le fruit d'une vie calme, solitaire, tout orientée vers
l'étude. Ibn 'Arabï en effet, a consacré la majeure partie de sa vie aux
exercices spirituels : retraite, mortification, méditations, et aux voyages.
Nous le voyons sillonner les routes du Maghreb à l'Orient apprenant à connaître
les choses et les êtres, semblable à la phalène assoiffée de lumière mais qui
ne sera jamais consumée par elle ! En voici un exemple:
- En
600 (Hégire), durant le mois de Rabï I, nous trouvons notre Shaykh à la Mecque, près de la Ka'ba, plongé dans ses méditations
et commentant son immortel Dïwân :
Targumân al-Ashwâq, aux
disciples réunis autour de lui.
- En
601 H., pendant le mois de Safar,
il est à Bagdad absorbé par les mêmes occupations;
- le 7 Radjab de la même année, le voilà à
Mossoul recevant de la main de son maître 'Alï b. Gâmi', au cours d'une
cérémonie solennelle, la Khirqa
du «Khidr» pour la troisième fois.
- Le 29
Ramadan, il est à Malatya chez son ami Muhammad b. Ishâq al-Rûmï, père du
célèbre ésotériste Sadr al-Dïn Qunawî.
- En
602 H., au mois de Shawwâl, dans la Mosquée de Khalîl, à Hébron, nous le
trouvons méditant le mystère du Verbe abrahamique (al-Kalima al-Ibrâhl-miyya) et
commentant, entre les tombeaux d'Ibrâhïm et de Yâ'qûb, l'un de ses
ouvrages aux disciples qui l'entourent.
- Enfin,
le 19 Sha'bân 603 H. au Caire,
dans une réunion de soufis à Hârat
al-Oindîl il est sous l'emprise d'une vision extraordinaire et
subit les attaques des fuqahâ ‘
qui réclament sa tête.
Lorsqu'on veut établir une comparaison
entre Ibn 'Arabï et les autres auteurs musulmans, on constate aussitôt que son
œuvre n'est comparable à aucune autre tant du point de vue de son importance
que de sa nature. Il est l'unique penseur musulman à avoir recueilli dans une
zone vierge une telle richesse; ses œuvres vont du simple traité ne dépassant
pas quelques pages aux ouvrages comprenant plusieurs volumes, tel le livre des Futûhât véritable encyclopédie de
l'ésotérisme composé de quatre gros volumes totalisant 3.000 pages, ou encore le grand Tafsîr
qui comprendrait, selon les indications de l'auteur lui-même, soixante quatre volumes. Quant à la
nature particulière de son œuvre, elle diflère de celle des autres maîtres en
ce sens qu'elle est centrée sur un sujet unique: l'ésotérisme. Certes, Ibn 'Arabï a écrit de nombreux traités sur
diverses disciplines mais toujours pour les mettre au service de la pensée
ésotérique, comme nous l'avons souligné plus haut.
Si nous avons arrêté notre choix sur
cette grande figure de l'Islam c'est aussi parce qu'elle est la seule à avoir
laissé dans la pensée musulmane une influence aussi profonde que durable, on
peut même dire une empreinte ineffaçable dès son apparition au VII e siècle de
l'Hégire et jusqu'à nos jours. Sa pensée dégage un si grand pouvoir
d'attraction que tous les intellectuels musulmans, qu'ils soient arabes,
persans ou autres, ont puisé dans son œuvre et adopté sa terminologie
technique. De ce fait, il est quasi impossible de comprendre ou d'étudier tel
ou tel métaphysicien postérieur à Ibn 'Arabï sans se référer à celui-ci.
Il est un fait frappant dans l'histoire
de la littérature spirituelle de l'Islam
qui montre bien cette influence. C'est en effet à partir de l'époque d'Ibn
'Arabï surtout que l'on voit fleurir abondamment un genre poétique qui chante l'amour
divin; Dieu se manifestant à travers les êtres et les choses au moyen de la
«sympathia». Le cœur des soufis y est décrit comme épris d'amour divin et
pénétré de l'idée de l'unité transcendantale de l'Être. Le poète chante la
Réalité unique, origine de tout existencié. Elle produit l'univers dans son
intégralité, non par un acte extérieur à elle mais par diffusion intérieure ou
manifestation théophanique.
Dieu se montre à chaque instant sous une
forme nouvelle ou plus exactement sous de multiples formes, indéfiniment, si
bien que nous ne pouvons pas de nous-mêmes le saisir, ni dans notre être, ni
dans le monde. Les poètes mystiques décrivent, dans une langue magnifique,
comment Dieu a illuminé les mondes et les êtres par l'irradiation de ses
lumières éblouissantes et comment Ses Noms divins, ses plus beaux Noms ont
clarifié les réalités immuables des êtres alors même que ceux-ci étaient à
l'état de pure potentialité. Ce sont les essences éternelles qui réfléchissent
la perfection infinie des Noms divins comme le miroir réfléchit les images.
Nous voyons clairement que cette haute métaphysique, exprimée par les
mystiques, sous une forme poétique exquise, porte visiblement le sceau du
Shaykh al-Akbar.
Ce qui a retenu encore mon attention,
c'est le retentissement que l'œuvre d'Ibn 'Arabï a suscité dans le monde
islamique jusqu'à nos jours, retentissement que le grand poète arabe,
al-Mutanabbï, aurait souhaité pour son héros ! Pour certains Ibn 'Arabï apparaît
comme le Maître suprême, le soufre rouge (al-Shaykh
al-Akbar wa-l-kibrît al-Ahmar), pour d'autres, au contraire, il est une
source d'athéisme et d'inspiration diabolique. Il eut d'ardents défenseurs et
de non moins ardents détracteurs. Et le témoignage le plus étonnant que nous
possédions à cet égard est celui du célèbre historien égyptien, al-Sakhâwï, qui
a consigné dans son ouvrage sur Ibn 'Arabï les jugements et Fatwa rendus par
les autorités islamiques sur le cas Ibn 'Arabï et s'échelonnant sur une période
de trois siècles. Al-Sakhâwï a recueilli ainsi plus de trois cents Fatwa, pour et contre le Shaykh, de 620
H. à 895 H. Les commentateurs de l'œuvre du Maître ont été également nombreux.
Pour les célèbres Fusûs al-Hikam
seulement, nous avons attesté l'existence de cent cinquante commentaires et critiques!
Certes, antérieurement et postérieurement
à Ibn 'Arabï, l'histoire de la pensée musulmane a connu plusieurs personnalités
qui ont frappé l'opinion générale et en quelque sorte déchiré la conscience islamique.
On se souvient de la tragédie d'al-Hallâj, du martyre de Sohrawardï et de bien
d'autres encore. Mais le cas d'Ibn 'Arabï est différent, aussi bien par sa
nature que par sa portée. Paradoxale destinée que la sienne ! Car c'est bien
ainsi qu'elle apparaît aux chercheurs, à première vue. Mais lorsque nous
pénétrons plus avant dans l'étude de cette expérience, nous découvrons qu'en
réalité il s'agit du cas de l'Islam lui-même sous sa double dimension, en tant
que tradition englobant les deux aspects complémentaires de l'ultime Vérité: la
Shari‘a et la Haqîqa.
Je voudrais dire par là que le cas d'Ibn
'Arabï ne se poserait pas avec autant d'acuité dans une tradition de pure
métaphysique comme le taoïsme ou le Védanta où la personnalité du Maître,
semblable à un Shankarâshârya, eut pu s'épanouir librement, ni non plus dans
une tradition de pure loi positive où son cas n'eut même pas pu être posé
puisqu'il eut été refusé par la communauté tout entière, irrémédiablement. Mais
le destin a voulu placer Ibn 'Arabï à la croisée des chemins pour dégager, en
sa personne, la véritable vocation de l'Islam.
Telles sont, en résumé, les raisons
d'ordre objectif pour lesquelles le choix d'Ibn 'Arabï, comme objet d'étude de
mes deux thèses, s'est imposé à mon esprit.
Osman YAHIA
Photos: Mosquée et tombeau de Ibn Arabi à Damas, Saadane Benbabaali, juin 2006
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