1/ Des origines à la mort de Hallaj
D'origine arabe, le terme de soufisme sert communément à désigner
la mystique islamique. Il recouvre et parfois masque une multitude de courants
d'importance diverse, souvent divergents dans leur pratique et leur doctrine,
échelonnés entre les débuts de l'islam (Ier siècle de l'hégire/VIIe siècle de
l'ère chrétienne) et l'époque actuelle. Certains de ces courants n'ont eu
qu'une existence éphémère ; d'autres vivent encore aujourd'hui et peuvent se
prévaloir d'une antériorité de plusieurs siècles.
Après une maturation
lente et difficile, dans un environnement social et religieux d'abord hostile,
le soufisme a fini par se faire reconnaître, en tant que tendance religieuse à
part entière, dans l'ensemble du monde islamique arabe et non arabe, à partir
surtout du VIe/XIIe siècle. Il suscite cependant encore des réactions de rejet,
dont les initiateurs ont été, à l'époque moderne, la Turquie kémaliste, le
réformisme musulman et, d'une façon quasi permanente, le shi‘isme. C'est
actuellement dans les territoires les plus tardivement islamisés, de l'Afrique
noire au domaine indo-malais, que le soufisme, prenant appui sur une pratique
intense du prosélytisme maraboutique et sur les ordres « confrériques », est le
mieux implanté et le plus vivant. Il s'agit souvent d'un soufisme « populaire
», fortement marqué par les contextes locaux et n'ayant guère de rapport avec
les spéculations des grands penseurs d'époque classique.
Le terme de soufi, entré
dans l'usage français, dérive de l'arabe sufi (le u est à prononcer ou -
pluriel, sufiyya), qui signifie le mystique. L'équivalent de soufisme est le
nom verbal tasawwuf. Le mystique du type sufi peut également être dit
mutasawwif (pluriel, mutasawwifa). Cette famille de mots se rattache, selon
l'étymologie la plus vraisemblable, au substantif suf, la laine ou la robe de
laine, dans l'expression labisa al-suf (il s'est vêtu de laine). Il s'agit, à
l'origine, d'une robe de laine blanche, ensuite d'une robe parfois noire ou
rayée (L. Massignon, La Passion d'Al-Hallaj I, 143 ; Essai sur le lexique
technique de la mystique musulmane, 153).
Le soufisme justifie
fréquemment le port de la robe de laine en affirmant qu'elle a été l'habit des
prophètes (nabi) d'avant Mahomet et notamment celui de Jésus (Isa).
Le tasawwuf serait donc,
étymologiquement, le fait de professer et de pratiquer une doctrine mystique
dont une des marques extérieures de reconnaissance aurait été le port d'un froc
de laine. Cette hypothèse, qui est, linguistiquement, la seule pertinente, a
été émise dès le Moyen Âge par les premiers auteurs qui, à partir du IVe/Xe
siècle, ont entrepris de présenter le soufisme comme une tendance religieuse «
orthodoxe » se rattachant au sunnisme (sunna). Mais, selon l'habitude médiévale
islamique, qui consiste à citer toutes les opinions jugées recevables sur une
question, d'autres interprétations ont été proposées par les mêmes auteurs. Elles
se caractérisent par la mise en évidence d'une filiation, évidemment
pseudo-historique, entre le soufisme d'époque classique et l'âge prophétique
islamique, modèle et période de référence par excellence. Le traité de
l'Iranien de Transoxiane, Al-Kalabadhi, mort en 384/994, présente les
différents aspects de cette question (traduction A. J. Arberry, The Doctrine of
the Sufis, 5). Certains orientalistes ont émis l'idée que le mot sufi pourrait
avoir été calqué sur le grec sofov, le sage. Cela paraît très peu
vraisemblable. En effet, la sagesse, au sens ancien du terme, a pour
traduction, en arabe, hikma. D'autre part, le terme grec est passé en arabe
dans l'emprunt faylasuf, le philosophe, sans qu'aucun lien ait jamais été
établi avec sufi.
Au soufisme se rattache
un autre terme francisé, celui de marabout, dérivé de l'arabe murabit, qui
signifiait, à l'origine, celui qui tient garnison dans une forteresse
frontalière, ribat (identique au nom de la ville marocaine de Rabat). De pieux
musulmans des premiers siècles avaient l'habitude d'y effectuer des séjours
temporaires aux côtés des soldats. Le terme désigne aussi certains relais
d'étape isolés faisant office d'hostellerie.
Dès le IIe/VIIIe siècle,
des ribat-s ont pu servir de refuge à des mystiques solitaires ou à des
groupes, à l'instar d'autres lieux excentrés, d'établissements désaffectés ou
en ruine (mosquées de quartier, masdjid, dans les villes ; ruines diverses en
beaucoup d'endroits, khirba). Le ribat d'Abbadan en Susiane fut occupé par le
mystique ‘Abd Al-Wahid b. Zayd (m. 177/793) et ses disciples (Massignon, Essai,
213). Enfin, des établissements portant ce nom furent édifiés dans les villes,
à partir surtout du Ve/XIe siècle, probablement selon un modèle iranien, le
khanqah (Encyclopédie de l'Islam, 2e éd.). Alors qu'ils étaient destinés
d'abord à abriter différents spécialistes des sciences religieuses, tout comme
les medersas/madrasa, il devint de règle générale à partir du VIIe/XIIIe siècle
de réserver ces établissements aux soufis (principaux termes synonymes ;
khanqah/khanagah, terme persan, utilisé dans le monde indo-iranien et au
Proche-Orient jusqu'en Égypte ; zawiya, terme arabe, employé au Proche-Orient,
en Turquie et dans le monde islamique occidental ; tekkeh, terme turc, en usage
dans le domaine ottoman, etc.).
Étant donné la
multiplicité de ces termes, qui recouvrent souvent des réalités différentes, il
est hasardeux de les traduire par un terme unique tel que couvent. Le mot
marabout/murabit, issu de cette longue évolution et ayant perdu toute
connotation militaire, est utilisé dans l'ouest du monde islamique pour
désigner un personnage vénéré localement ou un chef de confrérie mystique.
Fakir, de l'arabe faqir
(pluriel fuqara'), et derviche, du persan darwish (pluriel darwishan),
signifiaient tous les deux « pauvre », au sens commun. Les deux termes ont été
appliqués aux membres réguliers des confréries mystiques. Mais le fait que
certains de ceux-ci se livraient en public à des jongleries (notamment les
Kalandariyya, E.I., 2) et que la plupart avaient fait de la danse (raqs) une de
leurs activités habituelles explique le sens pris en français par les deux
termes.
Les origines du soufisme
La mystique islamique a
commencé historiquement au IIe/VIIIe siècle. Seuls quelques-uns de ses membres
qui avaient pris l'habitude de revêtir le suf sont désignés sous le nom de
soufis (Irak, Syrie, rarement Égypte, jamais en Iran à cette époque).
L'ensemble du mouvement
mystique se rattache, quant à lui, à l'idée de renoncement au monde, al-zudh-fi
al-Dunya. Mais cette expression très générale désigne moins des mystiques
vivant dans une rupture radicale avec le monde d'ici-bas que des musulmans qui,
socialement bien intégrés, pratiquent une ascèse modérée dépassant à peine le
seuil d'une piété de bon aloi.
Les précurseurs
véritables du soufisme sont très minoritaires dans une société dont la pensée
est tournée presque tout entière vers le juridisme, l'exégèse et les problèmes
de direction de la communauté, autrement dit, les problèmes politiques. Il ne
faut pas oublier, en effet, que l'islam a été très tôt la religion d'un État,
devenu empire en quelques décennies. Face aux bouleversements économiques,
sociaux et idéologiques qui s'opèrent, les mystiques les plus radicaux prennent
une attitude symptomatique de rupture. Leur mot d'ordre est la ghurba,
c'est-à-dire le fait de se vouloir étranger, gharib, à un monde déclaré
corrompu et égaré par de mauvais guides (Massignon, Essai, 247 ; Passion, I,
109).
Mais les mystiques de
cette sorte ne sont pas seulement des opposants au pouvoir en place. Il leur
importe beaucoup plus de prendre le contre-pied des normes sociales
(antinomisme, ibaha), en prônant, par exemple, le célibat (cependant jamais
généralisé en Islam, même dans ces milieux), le végétarisme, un habillement
excentrique (ishhar) - soit plus luxueux que celui des courtisans, soit plus
misérable que celui des mendiants -, l'érémitisme, l'errance (siyaha), la
mendicité, l'absence d'activité régulière (en proclamant le tawakkul, remise à
Dieu pour la subsistance), voire le rejet des obligations cultuelles (fara'id)
telles que la prière commune du vendredi (salat al-Djum‘a), qui tient une si
grande place en Islam.
Jusqu'au début du
IIIe/IXe siècle, les mystiques de ce type passeront pour des fous (madjnun)
dont on se gausse à la cour califale. Leur implantation est essentiellement
proche-orientale, car l'Iran de cette époque est encore peu islamisé. Il s'agit
d'une mystique vécue plus que pensée, dont il ne reste que quelques traces
écrites : poèmes d'amour de Rabi‘a, la femme mystique (m. 185/801) ; fragments
de propos d'‘Abd Al-Wahid b. Zayd, rapportés dans des ouvrages postérieurs.
Le soufisme plus tardif,
désirant se construire un passé inattaquable, s'efforcera de masquer ce qu'il
présentera comme des outrances. Il reniera, au moins partiellement, ceux qui
sont ses précurseurs directs (‘Abdak, le soufi chi‘ite végétarien, fin du
IIe/VIIIe siècle ; cf. Massignon, Essai, 61).
C'est dans le milieu du
zuhd modéré que seront trouvés des ancêtres fictifs remontant jusqu'au
Prophète. Le célèbre piétiste Hasan Al-Basri (m. 110/728, E.I., 2) paraît avoir
été utilisé dans cette perspective.
Durant cette période des
origines, le modèle mystique est donc encore largement extérieur à l'islam. Il
est ressenti comme si peu dangereux que la piété et l'observance des mystiques
non musulmans (surtout chrétiens du Proche-Orient) sont ouvertement célébrées
dans les grandes encyclopédies littéraires du IIIe/IXe siècle (ouvrages dits
d'Adab, E.I., 2). La question des influences extérieures sur le soufisme a été
souvent posée (mise au point dans M. Molé, Les Mystiques musulmans, 22-26).
Elles sont indéniables à travers, sans doute, diverses médiations, dont celle
des gnostiques chi‘ites. Mais elles ne touchent pas à l'essentiel.
La première mystique de
la rupture, aussi bien que le soufisme intégré plus tardif, font du Coran la
base même de leur méditation et de leur expérimentation. Ils se veulent
fondamentalement musulmans.
C'est en Irak, centre du
pouvoir califal à partir du milieu du IIe/VIIIe siècle, creuset intellectuel et
carrefour d'influences diverses (Massignon, Passion, chapitres consacrés à la
formation d'Al-Halladj), dans les cercles mystiques de métropoles comme Bassora
(Al-Basra) et surtout Bagdad, la capitale abbasside, fondée en 145/762, que le
soufisme historique prend naissance au IIIe/IXe siècle.
Les soufis, auparavant
dispersés dans l'ensemble du Proche-Orient et notamment sur les marches
byzantines, commencent à former des écoles autour de quelques maîtres réputés :
Al-Djunayd (m. 298/910) à Bagdad, Al-Tustari (m. 283/896) à Bassora. Alors sont
développés publiquement, puis consignés en des traités les thèmes qui relèvent
de l'expérience mystique : introspection, éducation de l'âme qui doit se
débarrasser de ses mauvais penchants, amour de Dieu et surtout ascension vers
Dieu à travers une série d'étapes ou de stations (maqam) progressives et des états
(hal), qui sont, eux, donnés en grâce.
Le terme de la voie est
l'union, ou plutôt l'anéantissement en Dieu (fana'), car, dans un islam qui
professe un monothéisme rigoureux, on ne peut faire état d'union
consubstantielle (ittihad) ni d'infusion en Dieu (hulul) sans se voir taxer
d'hérésie, ce qui fut le cas de quelques mystiques au cours des siècles. Pour
cheminer dans cette voie et aboutir à l'extase (wadjd), les armes du soufisme
ont été fourbies de longue date. À côté de macérations diverses, dont certaines
sont communes au zuhd modéré, il s'agit notamment du dhikr, mention inlassable
du nom de Dieu, de litanies appelées wird, que cette dénomination différencie
de la prière canonique (salat). Il n'est guère encore question de la danse
(raqs), ni du sama‘, concert spirituel, qui ne seront admis par tous qu'à
partir de l'époque confrérique.
Parallèlement se mettent
en place les premières bases d'un enseignement qui place l'apprenti mystique
(murid) sous la direction spirituelle d'un maître (shaykh, plus tard pir, dans
le domaine iranien). Cette intrusion du soufisme dans la pensée religieuse du
temps ne va pas sans susciter des réactions. Certaines attitudes étant jugées
peu orthodoxes, des procès sont intentés à la fin du IIIe/IXe siècle. La crise
culmine avec le célèbre Halladj, qui avait eu le tort de rendre publics
certains propos prononcés sous l'empire de l'enivrement spirituel (sukr), telle
la fameuse locution théopathique (shath) : Ana al-Haqq (« Je suis Vérité,
c'est-à-dire Dieu »). Mais on lui reprochait, sans doute, plus encore d'ameuter
le populaire et de rechercher le prosélytisme. Accusé d'avoir partie liée avec
les chi‘ites extrémistes, adversaires acharnés du pouvoir de l'époque, dont il
partageait, il est vrai, en partie, le vocabulaire, il fut emprisonné une
dizaine d'années avant d'être finalement jugé puis exécuté en 310/909 (sur ce
personnage capital, Massignon, Passion).
» sur Internet Vers un soufisme intégré au sunnisme
La fin tragique
d'Al-Halladj mettait un point final à la mystique de la rupture. Les survivants
du mouvement, échappés aux persécutions consécutives à l'exécution, aussi bien
que les autres soufis, soit qu'ils demeurent en Irak, soit qu'ils se répandent
en diverses contrées (surtout en Iran), n'auront de cesse qu'ils n'obtiennent
pour le soufisme un statut de mouvement reconnu et intégré à l'orthodoxie
sunnite, tout en gardant certaines spécificités. Ils ne pourront le faire qu'en
modifiant quelque peu le passé de leur mouvement, et en se cantonnant dans une
discrétion qui consiste notamment à ne tenir de propos d'une haute spiritualité
qu'à ceux qui sont préparés à les entendre, en respectant, donc, les
hiérarchies sociales et culturelles.
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