Nous
proposons d’analyser le contenu et l’expression poétique du muwashshah qui commence
par :“Djâda-ka al-ghaythu idhâ al-ghaythu
hamâ…”[1]
Le poète y
associe des passages relevant de genres différents -rawdiyya (poésie florale), khamriyya (poésie bachique), et ikhwâniyyât (amitié virile)- mais qui s’interpénètrent de
manière cohérente. La muwashshaha s’ouvre sur un prélude amoureux assez long. L’amant y
exprime sa souffrance et ses regrets d’une période heureuse, aujourd’hui
révolue :
“Fî
layâlin katamat sirra l-hawâ
bi-l-dudjâ law-lâ shumûsa l-ghurari
Mâla
nadjmu l-ka’si fî-hâ wa-hawâ mustaqîma al-sayri sa‘da al-athari
Watarun
mâ fî-hi min ‘aybin siwâ anna-hû
marra ka-lamhi al-basari”
“Les nuits
auraient couvert le secret de nos amours
du voile de leur obscurité
si les
fronts des belles semblables à des soleils
ne
l’avaient révélé par leur clarté.
Les
étoiles de nos coupes s’inclinèrent et s’effondra
Celle dont
la démarche est si parfaite
Moments de
désir qui n’ont d’autre défaut
Que celui
d’être passés aussi vite qu’un clin d’œil
À
l’instant même où nous goûtions le plaisir d’être unis
Le matin
tomba sur nous comme une armée en furie
Et les
étoiles filantes sur nous fondirent
À moins que
ce ne furent les yeux des narcisses qui nous affectèrent.”
Strophe 2
Ce sentiment
de nostalgie et la conscience du temps qui passe imprègnent tout le poème. Le
poète y réaffirme sa fidélité et réclame en vain le retour des moments de
plaisir partagé jadis avec des compagnons. C’est sans doute cet aspect qui est
la raison de la célébrité de cette muwashshaha. Un poignant cri de douleur d’exilé et d’amant
abandonné donne à la quatrième strophe une dimension tragique :
“ Yâ
uhayla al-hayyi min Wâdi al-Ghadâ wa-bi-qalbî maskanun antum bi-hi
dâqa
‘an wajdî bi-kum rahbu al-fadâ lâ ubâlî sharqa-hu
min gharbi-hi
fa-a‘îdû
‘ahda unsin qad madâ
tu‘tiqû ‘âniyakum min karbi-hi”
“Chers
compatriotes de la vallée de Ghadâ
Mon cœur
est une demeure où vous résidez
Ma peine
m’a rendu étroit le vaste univers
Je n’en
distingue ni son Orient ni son Occident
Rendez-moi
le temps révolu d’une intime compagnie
Et vous
libérerez de ses tourments un être affligé
Craignez
Dieu et redonnez vie à un amant passionné
Qui se
meurt et se consume souffle après souffle”
Mais le
poète sait aussi changer de ton et magnifier l’amour et la nature. Celle-ci
n’est pas seulement un élément décoratif. Personnifiée, elle est prise à témoin
et participe à la joie des amants. La troisième strophe donne à voir une petite
scène très banale –des couples d’amants dans un jardin parsemé de roses où
coule un ruisseau- mais qu’Ibn al-Khatîb anime humour et
délicatesse :
“ fa-idhâ
al-mâ’u tanâdjâ wa-l-hasâ wa-khalâ kullu khalîlin
bi-akhî-hi
tubsiru
al-warda ghayûran barimâ yaktasî min ghaydi-hi
mâ yaktasî
wa-tarâ
al-âsa labîban fahimâ
yasriqu al-sam‘a bi-udhunayy farasi”
“ Alors
que l’eau du ruisseau conversait en toute intimité avec les galets
chaque amant
se retira avec sa bien-aimée
Tu verrais
alors comment les roses mécontentes et jalouses
Se
couvraient comme elles pouvaient pour cacher leur dépit ”
Et le
myrte, compréhensif, intelligent et raffiné
prêtait son
oreille si fine aux confidences des
amoureux”
Il exprime
une conception du fin amor où l’amant
accepte les sentences les plus injustes de sa bien-aimée. Ibn al-Khatîb,
homme de pouvoir dans la réalité met en scène dans sa fiction poétique un amant
totalement soumis. Cet amour que l’on nomme “ courtois ” a pris naissance en
Espagne avant d’être repris par les troubadours occitans notamment. La sixième
strophe est un résumé du credo des amants courtois d’al-Andalus :
“In yakun djâra
wa-khâba al-amalu
wa-fu’âdu al-sabbi bi-l-shawqî yadhûbu
fa-hwa
li-nafsi habîbun awwalu laysa fî-l-hubbi
li-mahbûbin dhunûbu
amra-hu
mu‘tamalun mumtathalu fî dulû‘in qad barâ-hâ
wa-qulûbu…”
“Même s’il
est injuste et déçoit l’espoir
d’un
amoureux dont le cœur est consumé
il restera
pour moi l’ami que je préfère
point de
péché en amour, pour le bien-aimé
ses désirs
sont des ordres et doivent être exécutés
par les
poitrines et les cœurs qu’il a enchaînés.”
Le mouvement soufi dont les
représentants en Occident musulman comme Ibn ‘Arabî (Murcie1165-Damas 1240) ou
al-Shushtarî (1203 ?-1269) utilisèrent le muwashshah
et le zadjal. Ces deux genres de poésie en furent profondément
marqués. L’influence du soufisme peut être observée chez Ibn al-Khatîb
qui exprime dans les trois dernières un profond repentir et un retour sincère
vers Dieu :
“ Soumets-toi,
ô mon âme, à la volonté du Destin
et mets à
profit ce qu’il te reste à vivre pour te repentir.
Cesse d’évoquer
une période aujourd’hui révolue,
Passée entre
reproches et réprimandes ;
Adresse-toi
maintenant au Seigneur Maître de l’agrément
Qui, dans le Livre Suprême, trouva la voie du succès.”
Enfin, Ibn al-Khatib clôt
sa muwashshaha par un
thème amoureux profane dans une khardja qu’il
emprunte, comme la tradition le veut, à un illustre prédécesseur, Ibn Sahl
(Séville, 1213-1251)[2].
Comme de tradition, il la met dans la bouche d’une “ jeune fille que la beauté
a revêtu de ses parures. Elle a imité dans sa lettre et son esprit les propos
de celui à qui l’amour fait dire” :
“ Hal darâ
zabyu al-himâ an qad hamâ qalba sabbin halla-hu ‘an maknasi
fa-hwa fî harrin
wa khafaqin mithla-mâ
la‘ibat rîhu al sabâ bi-l-qabasi ”
“La gazelle sauvage sait-elle
qu’elle a pris pour gîte
Le coeur d’un amant
passionné ?
Entre ardeur et tourments,
Il est comme une flamme dont se
joue le vent.”
C’est par cette superbe image, qui confirme la totale
soumission de l’amant à sa bien-aimée, que nous quittons à regret la compagnie
d’un homme qui, malgré l’exercice du pouvoir, n’a jamais perdu sa verve de
poète raffiné.
Merci de votre écoute.
Loja le 28 octobre 05.
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