Séminaire
Littérature Arabe Classique,
Saadane
Benbabaali.
Agustin Galli.
Libro de buen amor (Le livre du bon amour)
L’auteur.
Juan Ruiz, Archiprêtre d’Hita, l’un des poètes espagnols les plus
influents de l’Europe Médiévale grâce à ce livre. Selon les différentes
chroniques, on suppose qu’il est né en 1283 en Alcalá de Henares. Il a été
archiprêtre dans le village de Hita, dans la région de Guadalajara. Selon une
de ses biographies, il aurait écrit le Libro de buen amor en prison, envoyé
par le Cardinal Don Gil de Albornoz, archevêque de Tolède entre 1337 et 1350.
Selon les recherches d’Emilio Saez et José Trenchs, l’auteur de l’œuvre
serait Juan Rodriguez (ou Ruiz) de Cisneros, fils légitime d’un noble palentin,
né en 1295 ou 1296, et mort en 1351 ou 1352.
L’œuvre.
Suivant la tradition littéraire de son époque, comme, par exemple les
écrits de Gonzalo de Berceo et l’auteur anonyme du livre d’Alexandre,
l’ouvrage de Juan Ruiz comprend plus de 1500 strophes, en plus d’un prologue en
prose, les gozos et poèmes de la
vierge, les cantiques de montagnarde et le chant d’aveugle. De même, la
tonalité et les intentions du livre visent à une fusion entre les normes du
clergé et le métier de jonglerie. L’œuvre
n’est pas facile à lire, étant donné qu’il est écrit en espagnol médiéval.
Le livre du bon amour est un des ouvrages le plus importants de la littérature ibérique du
moyen âge. Selon les différents manuscrits, il aurait été écrit entre 1330 et
1343. Le titre du livre a été proposé par Menendez Pindal en 1898, étant donné
que « Buen amor » apparaît
plusieurs fois dans le texte. Il existe trois manuscrits inégaux, ceux de
Salamanca, Tolède et Gayoso. Les deux premiers se référent à des copies
préservées dans les bibliothèques localisées dans ces deux villes, et le
troisième prend le nom du bibliophile qui a préservé le texte dans sa
bibliothèque personnelle.
Comme cela se faisait auparavant, on peut remarquer l’utilisation
particulière de la première personne (yo en
espagnol), qui représente l’archiprêtre lui-même ou l’autre personnage du
livre, Melon de la Huerta ou Melon Ortiz. Cette utilisation va accentuer ce jeu
duel entre chrétiens vertueux et pêcheurs. Dans ce texte, on voit des
influences différentes, comme celle d’Ovide (spécialement De Vetula), les élégies latines, la poésie pastorale, ainsi que les
fables et contes orientaux comme les Mille
et une Nuits et les récits médiévaux de tradition arabe et judaïque
(l’auteur est né en territoire musulman), ainsi que la littérature de poètes et
prêtres des XIIe et XVIIe siècles
qui se moquaient de l’hypocrisie de certains dignitaires de l’église.
Objet de l’œuvre.
Dans le texte, l’auteur se propose d’informer
et d’instruire les lecteurs, à partir d’une utilisation particulière de la
première personne, sur les dangers de l’amour fou et les avantages du bon amour
ou l’amour de Dieu. Mais il utilise comme facteur innovateur l’humour, qui est
ici un instrument plein d’ambiguïté. Ainsi, on peut lire, en espagnol ancien,
"Enpero,
porque es umanal cosa el pecar, si algunos, lo que non los consejo, quisieren
usar del loco amor, aquí fallarán algunas maneras para ello",
« cependant,
parce que c’est chose humaine de pêcher, si certains, à qui je ne le conseille
pas, veulent user de l’amour fou, ils trouveront ici quelques formules pour en
faire ».
On voit l’ambiguïté de cette recommandation,
faite au début du texte. Plusieurs fois, on voit l’ambiguïté par rapport à
certaines habitudes sociales, comme les rapports sexuels et l’institution
cléricale.
L’amour.
On voit qu’il y a une mise en garde contre « el loco amor »
(l’amour fou), mais en même temps une série de conseils pour une bonne
utilisation de l’amour, à partir des aventures amoureuses des
personnages.
Sur la question de l’amour, l’auteur va distinguer entre le bon amour
et l’amour fou. Si on suit l’analyse d’Estrella Ruiz-Galvez Priego, il y aura
un Bon Amour, qui est l’amour de Dieu, et un bon amour, qui serait celui qui a
un bon goût, qui aide à vivre. Comme l’explique Ghislaine Fournès
« le
libro de buen amor fonctionne donc non sur une opposition entre l’amour divin
et l’amour profane(…) mais bien à partir d’un système ternaire opérant grâce à
la polysémie du mot amour et s’ordonnant selon une stricte hiérarchie »[1].
On a, alors, trois niveaux d’amour : l’amour divin, l’amour humain
licite, et l’amour fou.
Dans
le texte, on assiste aux différentes tentatives de séduction du personnage, qui
ont l’habitude de finir par un échec. C’est une rencontre remarquable du
personnage avec l’Amour : il décrit la femme idéale et lui conseille une
troisième femme en amour (la trotaconventos
dans le livre), et qu’il soit mesuré dans tous ses actes. Le personnage
pars en aventure, essayant des femmes différentes (une maîtresse, une femme
religieuse, une veuve, une mora (femme
d’origine arabe ou berbère) et finalement les serranas, femmes peu judicieuses (parce qu’il faut Provar
todas las cosas el Apóstol lo manda, c’est-à-dire, essayer tout ce que
l’apôtre envoie). On voit qu’il y a
un rapport au sexe comme un objet plutôt positif, face aux doctrines
religieuses romaines, qui le voyait comme nécessairement mauvais. La question
la plus importante est de respecter le bon amour, celui qui respecte les
convictions morales, mais il y a une idée de mouvement, de recherche à travers
l’expérimentation à travers différentes types de femmes. Selon l’interprétation
d’Hugo Santander[2], le bon amour ne sera un état de grâce que
l’auteur brigue, que s’exprime quand on est en compagnie d’une femme, en
contraposition à la solitude, qui apparaît comme la vraie antagoniste dans le
poème (“E yo, como estava solo, sin
compañía” “Ca el ome que es solo siempre piensa en cuidados”“Que solo, sin
compaña, era penada vida”“Desque me vi señero e sin fulana, solo). La
deuxième catégorie du bon amour n’est qu’un état de grâce que se réalise en
compagnie d’une femme.
Comme le montre Luce Lopez-Baralt, on voit une influence de la
littérature arabe dans le type de femme physiquement idéale. On voit que c’est
une femme des yeux noirs, loin de l’idéal de femme des yeux clairs typiquement
européenne. Comme l’exprime Lopez-Baralt, « l’archiprêtre,
au moment de célébrer une dame curieuse plutôt d’hanches large, de dents
séparés, gencives vermeilles et lèvres étroits, il invoque l’idéal esthétique
féminin arabe au lieu de l’idéal européen » [3]. Une femme qui a droit aux placers du corps.
La sensualité.
Pour finir avec cette brève présentation, il y a une place particulière
pour la sensualité, et la relation avec ce qui est interdit. Comme on l’avait
dit auparavant, l’auteur nous dit que dans le livre on peut trouver des
conseils pour utiliser l’amour fou. Juan Ruiz défend le droit au plaisir
corporel de la femme. Ainsi, et dans les trois versions du texte, on voit les
très épisodes le plus épineux, comme la séduction d’une veuve ou l’acte d’être
séduit et violé par trois paysannes, ou la justification d’un adultère.
Dans ces épisodes, c’est la femme qui est le protagoniste et qui prend
les décisions. On voit ainsi une action et une morale corporelle innovatrice et
ambiguë par rapport à l’époque. On voit qu’il y a une interprétation du pêché
comme un acte qui doit être vaincu et condamné par le sacré (dans le texte, il
y a, après chaque acte « scabreux », une prière), mais il est un acte
nécessaire avant la salvation de l’âme.
Conclusion.
Dans cette petite compte rendu on a essayé de montrer les points
principaux de l’ouvrage, et son importance par rapport au sujet de l’amour. On
a essayé de montrer quelles sont les caractéristiques du texte, ses influences
et les aspects le plus innovateurs dans le contexte ibérique de l’époque, où se
multiplient les influences.
Ouvrages de référence.
·
Ruiz, Juan, Libro de buen amor, édition de Gybbon-Monypenny, Juan,
Castalia, Madrid, 1988.
·
Ruiz, Juan, Livre de Bon Amour,
édition de Garcia, Michel, Centre de recherche sur l’Espagne médiévale, Paris,
1995.
·
Amran, Rica, Autour du Libro de buen amor, Ed.
Indigo, Paris, 2005.
·
Santander, Hugo, La sensualidad del Libro de buen amor,
en Espéculo. Revista de estudios
literarios. Universidad Complutense de Madrid, 2003.
[1] Fournès, Ghislaine, Amour divin et amour profane dans le libro de buen amor, page 144, en
Amran, Rica, Autour du Libro de buen
amor, Ed. Indigo, Paris, 2005.
[2] Santander, Hugo, La
sensualidad del Libro de buen amor, en Espéculo. Revista de estudios literarios. Universidad Complutense de Madrid, 2003.
[3] Lopez-Baralt, Luce, Juan Ruiz, Doñeador de Hembras plazenteras y arabizadas, page 215,
en Amran, Rica, Autour du Libro de buen
amor, Ed. Indigo, Paris, 2005.
Le Libro de Buen Amor (Livre de bon amour) est une œuvre magistrale, composée en vers essentiellement, par un certain Juan Ruiz, Archiprêtre de Hita en 1330 ou 1343.
Il s'agit d'une composition
d'environ 1700 strophes en cuaderna vía
(strophes de quatre vers alexandrins espagnols - à 14 syllabes métriques - à
rime consonante), typiques du Mester
de Clerecía auquel elle appartient, précédées d'un prologue/sermon en
prose. L'auteur - dont le nom et l'identité restent méconnus et contestés - fait
se succéder des pièces narratives et lyriques aux origines et à la thématique
variée.
Le fil conducteur de cette
magnifique (mais complexe) fresque en vers est le parcours amoureux faussement
autobiographique du protagoniste-narrateur, l'archiprêtre de Hita, qui enchaîne
diverses aventures amoureuses à l'issue désastreuse pour la majorité d'entre
elles (seule une d'entre elles, débouche sur un supposé mariage, aventure dans
laquelle l'archiprêtre est substitué par un personnage parodique, don Melón de la
Huerta, sieur Melon du jardin). Ces femmes sont de conditions et d'origines
diverses, et constituent de ce fait des portraits vivants et variés de la femme
du XIVe siècle.
Le narrateur justifie sa passion
pour les femmes par trois raisons essentielles :
- la nature (l'homme vit pour se reproduire, et,
de ce fait, s'accoupler avec une femme plaisante, reprenant et
transformant les principes exposés par Aristote dans De Anima),
- les astres (en appelant une nouvelle fois à
Aristote et aux philosophes antiques),
- la coutume (les jeunes gens prennent tous
plaisir à convoiter les femmes).
L'exposition de ces justifications
donne lieu à de savoureuses argumentations contradictoires à souhait, comme
pour mieux troubler le lecteur.
Les différentes aventures sont
entrecoupées par des épisodes divers, d'inspiration savante (tradition
ovidienne, Pamphilus) ou populaire
(tradition carnavalesque et goliardique). Chaque aventure met en scène un
certain nombre de personnages plus ou moins plaisants (entre autres
l'entremetteuse, topique de la littérature castillane médiévale), et est
illustrée par divers contes ou fables en vers d'origines diverses.
On retiendra parmi ces épisodes la
dispute entre l'archiprêtre et Sire Amour, qui est l'occasion pour le
protagoniste de se lamenter de ses infortunes amoureuses, dues selon lui, à la
perversité de l'amour lui-même : mensonge, tromperie, péché
caractériserait selon le lui ce sentiment. Sire Amour, personnage allégorique, entreprend
pour sa réponse une défense acharnée du sentiment amoureux, et une exposition
des vertus de celui-ci, tout en offrant à l'archiprêtre un véritable manuel de
la conquête amoureuse, selon des principes bien éloignés de la morale : la
duperie et l'entremetteuse en constituent les principales composantes.
La partie centrale de l'œuvre est
occupée par un déroutant cycle carnavalesque, où l'inversion règne en maîtresse
absolue. L'archiprêtre, sur le chemin le menant à Ségovie, en vient à passer
par des cols de montagne où se produit la rencontre avec quatre montagnardes.
Parodie de la pastourelle, ces pièces voient l'archiprêtre en proie aux désirs
des quatre repoussantes femmes, au physique et au moral à l'opposé de l'image
traditionnelle de la féminité, qui monnayent par le corps le passage du col.
L'homme ne séduit plus, mais est séduit, l'amour n'est plus amour mais
bestialité. S'ensuit un pèlerinage à Ste Marie du Gué, en période de Pâques. La
Vierge, la Passion, l'eau sont autant de vecteurs de purification, après ce
rite initiatique survenu en montagne, le plus hostile des milieux pour l'homme
du Moyen Âge. Suite à cela, l'auteur introduit une pièce, inspirée d'un
original français : la Bataille de Sire Charnage et de la Carême.
Allégorie carnavalesque opposant les forces de l'excès propres au carnaval
(constituées de troupes de jambons, saucissons, rôtis et autres bœufs emmenés
par Charnage, un personnage masculin), aux puissances de l'abstinence incarnées
par les troupes de poissons, mollusques et crustacés dirigées par Dame Carême.
La bataille s'achève par la victoire provisoire de cette dernière, chassée, une
fois la Pâque revenue, et passé le temps de l'abstinence. Le retour de Charnage
signe le triomphe de Sire Amour.
Le tout constitue une sorte d'exposition
didactique des dangers (moraux, spirituels, ...) de l'amour charnel, à travers
une succession exemplaire. Il se veut une sorte d'ode au bon amour, que l'on
peut entendre comme amour divin (de Dieu) ou amour profane (mais dénué de la
bestialité de l'amour purement charnel). Le parcours amoureux de l'archiprêtre
semble être alors une sorte de métaphore du cheminement spirituel devant mener
à l'amour de Dieu ou caritas, et au
salut de l'âme. L'œuvre, rédigée par un clerc, et destinée à des ecclésiastiques,
regorge en effet de références religieuses. Le thème du péché est omniprésent,
traité notamment lors de deux séquences, l'une portant sur les péchés capitaux,
et l'autre sur les armes du chrétien. L'œuvre s'ouvre par ailleurs, comme
souvent dans la littérature, sur une invocation au Christ. Mais, plus parlant
encore, la Vierge Marie est chantée au début, au milieu et à la fin de
l'ouvrage, imprégnant de sa présence l'ouvrage. Nous sommes alors en pleine
période d'expansion du culte marial, et la Vierge, qui intercède auprès du
Christ, fait figure de guide dans la carrière amoureuse de l'archiprêtre, et
celle spirituelle du lecteur. À l'image du protagoniste s'amendant au fil de
ses aventures, et de ses apprentissages, le lecteur fait l'expérience de la quête
d'un amour, l'amour divin, situé au-dessus de l'amour idéal entre homme et
femme (non condamné par l'Église, et source d'innombrables productions
littéraires médiévales), et rejetant toute forme de bestialité.
Toutefois, dès le début, l'auteur
avertit le lecteur de l'ambigüité de son œuvre et lui suggère de faire preuve
d'entendement afin de discerner le sens profond du Livre de bon amour.
L'ambiguïté est en effet une des grandes caractéristiques du livre : Juan
Ruiz cherche-t-il à semer le lecteur sur les chemins dangereux de l'amour vicié
par l'exposition de ces pièces littéraires où il est fait une large place aux
vices et aux défauts de l'homme-pécheur ? Ou cherche-t-il à l'inverse à
persuader des avantages du "bon amour" en mettant à rude épreuve le
jugement des lecteurs ? Les chercheurs n'ont toujours pas tranché :
parodie grotesque et "libertine" de la part d'une homme
licencieux ? Ou labyrinthe initiatique à l'intention des plus avertis des
lecteurs, seuls capables de percer la couche superficielle du discours et à en
tirer la substantifique moelle ?
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