Critique Littéraire. Boutros Al-Hallaq, professeur syrien de littérature arabe moderne à la Sorbonne (Paris), livre ses impressions sur l’état de la critique arabe après un séminaire au Conseil suprême de la culture.
« Le rôle de l’intellectuel spécialiste de littérature n’a plus le même impact »
Al-ahram hebdo : Votre travail sur Jibran Khalil Jibran a-t-il laissé des traces sur votre méthode et vos orientations critiques ?
Boutros Al-Hallaq : J’ai publié, il y a deux ans, un ouvrage intitulé Jibran et la refondation littéraire arabe. Ce qui m’est important, c’est non pas de travailler sur Jibran en tant que tel, mais de voir comment son expérience littéraire a réussi à cristalliser la transformation de la littérature au début du siècle. Et en quoi Jibran a pu transformer, de façon assez profonde, la littérature moderne, qui est passée par une période de recherche, appelée à l’époque Ihyaa ou retour au genre arabe ancien. Cela, avec une empreinte d’un certain genre littéraire nouveau en Occident. Dans le travail de Jibran, je vois qu’il a mené la littérature à une certaine maturité. C’est-à-dire un roman de formation. D’autre part, il a introduit une nouvelle tendance littéraire que j’ai appelée la littérature prophétique. Enfin, Jibran a travaillé sur le niveau de la transformation du style et de l’expression. Tout en assimilant l’apport du patrimoine et en profitant de sa culture occidentale, afin de créer une nouvelle tendance qui, depuis les années 1960, reprend une certaine vigueur.
— Quel regard portez-vous aujourd’hui sur les tendances littéraires du XIXe siècle, surtout que vous avez écrit L’histoire de la littérature arabe du XIXe siècle à nos jours ...
— Ce livre est, en fait, le résultat d’un travail de recherche de l’équipe du Centre des études arabes à l’Université Paris III. Dans ce livre, chacun de nous a rédigé un chapitre. Ce qui nous a semblé le plus important c’est de remettre en question cette notion de « genre réaliste », considéré comme le summum du genre romanesque. Or, cette théorie n’était pas vérifiée sur le terrain. Et avec cette remise en question de la théorie utilisée par la littérature arabe, et qui est en fait héritée de l’orientalisme et d’une certaine culture française, nous avons pu prendre en compte beaucoup d’œuvres qui ne sont pas considérées comme œuvres littéraires. Prenons en exemple le roman Zeinab de Mohamad Hussein Heikal. Notre équipe de recherche a constaté que le roman Zeinab, considéré comme le premier roman réaliste, n’a pas la place qu’on lui accorde. Il est plutôt du genre romantique qui va dans le sens du roman de formation. Et donc, son importance réside dans son symbolisme incarné dans la campagne égyptienne et le paysan, symbole de l’Egypte. Nous avons essayé de trouver une autre voix dans l’histoire de la littérature moderne, afin de comprendre les grands moments de la transformation littéraire du XIXe siècle à nos jours.
— Votre contribution au séminaire de la critique littéraire du Caire s’est centrée sur la critique littéraire d’aujourd’hui. Comment la percevez-vous ?
— J’encourage tout dialogue interculturel enrichissant. Ainsi, et dans le cadre d’un travail de critique arabe moderne, je suis souvent invité auprès du Conseil suprême de la culture en Egypte, pour rencontrer des spécialistes en critique littéraire arabe. Notre réflexion, fruit du séminaire récemment donné au Conseil, a porté sur la critique littéraire et son rapport avec la critique culturelle. Nous avons débattu des problèmes littéraires importants, dont la notion de la critique littéraire. Il faut avouer qu’il y a toujours une question de crise littéraire. La difficulté dans le domaine de la critique littéraire réside dans le fait que nous avons toujours devant nous l’image d’un critique comme Taha Hussein ou Al-Aqqad, qui ont joué un rôle important comme animateur culturel ou leader d’opinion, et même un rôle politique. Actuellement, beaucoup de critiques littéraires ont envie de jouer ce rôle. Or, les choses ont énormément changé. Même la société a changé, et le rôle de l’intellectuel spécialiste de littérature n’a plus le même impact. D’autre part, la critique littéraire, devenue une discipline autonome plus scientifique et plus précise, demande un travail non seulement d’engagement social, mais aussi disciplinaire, réflexion et acquisition de différents procédés littéraires. Ce qui nous fait toujours poser la question : quelle est la fonction d’un critique littéraire ? Un critique littéraire a actuellement la tentation de passer de la critique littéraire à la critique culturelle, en pensant qu’elle serait plus pertinente et plus utile. Et pour pouvoir faire une critique littéraire sérieuse, il faut respecter les procédés littéraires, concilier un passage de médiation et de réflexion en profondeur et faire des analyses textuelles sérieuses. Sinon, nous risquons de tirer le texte littéraire vers une réflexion d’ordre plus ou moins politique ou sociologique qui ne sert plus.
— Vous êtes professeur de critique littéraire arabe. Jouez-vous le rôle de médiateur ou de source de documentation pour vos étudiants à l’Université Paris III ?
— Bien sûr, mon travail se situe dans le domaine de la production littéraire arabe. Mais la nouvelle littérature, au vrai sens du terme, est une chose universelle, qu’elle soit créée en arabe, en chinois ou en autres langues. Cette littérature touche l’homme, et l’homme universel. D’autre part, les procédés techniques, qu’il faut absolument maîtriser, ne sont pas propres à une littérature définie. Ils peuvent être utilisés dans différentes littératures. C’est au niveau de la synthèse et de la réflexion que doivent jouer la connaissance des autres littératures, la connaissance de la société, et une certaine formation dans le sens de l’humain. D’où l’importance de la littérature comparée, qui doit éclairer le travail du critique littéraire, sans orienter le lecteur ou lui imposer une autorité quelconque. Il faut travailler sur la littérature arabe ou occidentale, tout en s’ouvrant sur d’autres littératures. Je vise par autres littératures celles de la région turque, iranienne, africaine, américaine latine, ou encore celle de l’Extrême-Orient.
Propos recueillis par Névine Lameï
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