LEXIQUE DE L’AMOUR ET DE L’IVRESSE
DANS LES MUWASHSHAHÂT
ET AZDJÂL
“La langue
arabe est une langue faite pour aimer. Chacun de ses mots est un poème en
lui-même.“
Nacer Khemir, à
propos du Collier perdu de la colombe.
L’amour en lettres et en images
“Si l’on sait que les mots de l’amour sont presque tous
tirés du lexique du désert, on comprend la proximité de l’amour et de mort.
Car lorsqu’on perd son chemin (hâma yahîmu errer comme
un fou sans but) dans cette immense étendue de l’âme, on perd aussi la vie. Et
l’amoureux en état de désertification n’a plus accès à sa propre source (amour/zamâ :
ardente soif).
Ainsi les mots de l’amour nous parlent de perdition, de
divagation et de précipice : l’Amour est une errance absolue (“Les êtres
dominés par cette passion sont fous d’amour, qui errent sans se diriger vers un
but particulier. Ibn Arabi)
“À force d’être répétés, ces mots sont devenus une
incantation de la langue arabe.
À la parole psalmodiée s’est joint le geste calligraphié. Et
la calligraphie est retournée à sa source : les tentures parcourues de
poèmes suspendues autour de la Kaaba.
Les mots d’amour se sont entretissées sur l’indigo, à la
fois modelés par la main et psalmodiés par le cœur.“
Nacer Khemir
L’Amour, l’Amant, l’Aimée
L’homme, la femme et le cosmos
Les hommes (en tant qu’amants) sont appelés à
participer à l’élan vital de la nature et à la symphonie du cosmos par les
créatures animées et inanimées appartenant à tous les niveaux de la
création. Dans leur aspiration au bonheur, ils doivent affronter en
permanence les ennemis de l’amour (raqîb, wâshî, ‘âdhil, lâ’im
etc.) qui tentent de les empêcher de répondre à l’appel de la vie, de l’amour
et de l’ivresse.
Le Créateur est évoqué en tant que Maître du destin des
amants. C’est à Lui que l’amant adresse sa plainte. Face aux épreuves qu’il
subit, il recherche Son secours à la fois contre les intrigues des jaloux et
des envieux, mais aussi contre l’indifférence et la tyrannie de la bien-aimée.
Enfin, il lui arrive aussi de Lui exprimer ses regrets tardifs après une vie
passée dans l’inconscience.
(…)
La femme apparaît dans la poésie andalouse comme la
créature réunissant en elle toute la nature, tout le cosmos et même les
créatures du Paradis:
Yaqûlûna fî l-bustâni husnun wa bahdjatun…
wa in shi’ta an talqâ al-mahâsina
kulla-hâ
fa-fî wadjhi man tahwâ djamî‘u l-mahâsini
On dit que charme, beauté et joie de vivre
Se trouvent dans le jardin...
Si tu désires toutes ces merveilles,
C’est dans le visage de celui que tu aimes,
Que tu les rencontreras.
Les astres (soleil, lune et étoiles) resplendissent sur
son front ou son visage.
La délicatesse de sa démarche et la beauté de
ses yeux évoquent celle des gazelles et des faons. Sa taille
élancée, fine et souple évoque les rameaux du saule. On admire la
couleur des roses sur ses joues ou ses lèvres. Son haleine exhale
les parfums les plus exquis et les plus délicats. L’amant déguste dans
sa salive les boissons paradisiaques. Les perles les plus rares
sont dans sa bouche. Les fruits aux formes parfaites poussent sur sa
poitrine. Ses yeux ont la noirceur envoûtante de ceux des houris.
Les poètes andalous et leurs successeurs ont
ainsi concentré dans le corps de la femme un univers miniature avec ses
minéraux, végétaux et animaux. Ils y ont uni aussi les plaisirs du monde
terrestre aux délices du Paradis promis aux bienheureux dans l’au-delà. Par
leur poésie, les washshâhûn tentent de réintégrer, avant l’heure,
le Paradis d’où l’homme a été chassé à l’aube de la Création. L’expérience de
l’amour est celle qui permet aussi à l’amant de saisir la multiplicité des
apparences dans la réalité unique de l’Aimé. Un seul poète serait trop
impuissant à donner à voir et à savourer toute cette beauté et ce bonheur.
Cette poésie parvenue jusqu’à nous de manière anonyme est avant tout une oeuvre
collective. Chaque individu y a apporté sa contribution dans la quête humaine
d’absolu.
L’Amour: union et séparation
L’amour se décline sous ses deux
aspects: il est dans l’union comme il est dans la séparation. C’est ainsi en
tout cas que les poètes andalous et leurs successeurs nous l’ont présenté dans
leurs compositions. Le narrateur principal dans ce genre de poésie est très
souvent un amant qui goûte la douceur comme l’amertume de l’amour comme le
proclame al-Kumayt ibn Zayd.
Al-hubbu
fî-hi halâwat-un wa marârat-un
w-al-hubbu
fî-hi shaqâwat-un wa na‘îmun. 1
(L’amour est douceur
et amertume
L’amour est infortune
et félicité.) 2
Les thèmes de l’union et de la
séparation sont traités selon des combinaisons diverses: L’amant qui a connu le
bonheur de l’union est ensuite séparé de sa bien-aimée; l’amant qui a longtemps
souffert de l’absence de l’être aimé, est finalement gratifié de la visite de
celle qu’il désire; l’amant souffre de l’indif-férence de celle qui l’a envoûté
et qui ne daigne pas répondre à ses avances; l’amant, qui goûte aux délices de
l’union, redoute au coeur même de son bonheur les risques d’une séparation.
Variations sur un thème
L’ingéniosité des poètes andalous
réside dans leur capacité à présenter des variations infinies de situations à
partir de ces canevas très simples.
Pour commencer, la séparation comme l’union ne
se présente jamais sous le même aspect dans la bouche de l’amant qui en fait
part. Elles sont aussi originales que peuvent l’être des expériences
individuelles, toujours inédites, parfois presque indicibles. C’est la raison
pour laquelle le poète a parfois recours à des métaphores excessives:
Al-bu‘du Djahîm
wal-qurbu Djanna
(L’éloignement est un
enfer et l’union un paradis)
Au lecteur ou à l’auditeur de mobiliser ce qu’il possède des
innombrables descriptions inimitables que le Coran a données de ces deux pôles
de récompense et de châtiment.
La souffrance morale et physique
La souffrance due à la séparation mine totalement l’être de l’amant
éperdu. Il perd le goût de la nourriture et le sommeil le fuit. Il dépérit,
devient pâle et chétif. Véritable moribond, il veille, esseulé, avec les
étoiles pour uniques compagnes. Son état révèle alors la passion que les règles
de la courtoisie imposent pourtant de cacher. Et ce qui accroît sa peine, c’est
la satisfaction des espions envieux, des cancaniers malveillants et des
censeurs hypocrites. Ils se délectent de son malheur et ont le beau rôle de lui
signifier qu’il mérite les tortures qu’il subit.
Quel que soit l’aspect
sous lequel la séparation est décrite par le poète, elle est toujours une
épreuve nécessaire qui permet de vérifier si l’amant mérite l’union à laquelle
il aspire ou non. « Il n’y a pas
d’amour heureux » proclame Aragon. En effet, les poèmes où les amants
donnent à voir leur souffrance constituent la majorité du corpus des poèmes
strophiques chantés au Maghreb.
Les alliés de l’amour
Heureusement
l’amant n’est pas toujours seul. L’amour a aussi ses alliés et défenseurs.
C’est à eux que s’adresse la plainte de l’amoureux éploré. Commensaux, amis
compréhensifs et personnes à l’esprit tolérant sont interpellés afin d’apaiser
la douleur ou de juger du bon droit des amants persécutés par les ennemis de
l'amour. Ils interviennent rarement dans le
drame que vit celui qui les apostrophe. Mais ils semblent lui prêter une
oreille compréhensive. Ils lui permettent ainsi de se soulager en exprimant sa
peine.
L’espoir fait vivre
L’amant souffre, certes, mais
n’est pas désespéré. Bien au contraire. Malgré les obstacles qu’il rencontre sur son chemin et qui le séparent encore
de sa bien-aimée, il garde le ferme espoir de voir sa belle lui revenir ou
céder à ses avances. Les atouts du « martyr » de l’amour sont une
fidélité sans faille et une soumission totale aux caprices de la bien-aimée. Il
a sa sincérité pour lui et sa dulcinée ne peut pas le nier. Il est prêt à
reconnaître ses erreurs: parfois trop impatient, trop ambitieux ou pas assez
discret. Il avoue même s’être engagé dans la voie de l’amour sans avoir évalué
tous les risques que comporte une telle aventure. Mais décide t-on vraiment
quand il s’agit d’aimer ?:
Al-djamal fattân wa-l-‘ishqu baliyya
(La beauté est cause
de troubles et la passion est une calamité !)
Dieu au secours des amants
Quand ses propres forces lui semblent en-deçà de l’épreuve à
laquelle il est soumis, il s’en remet à Dieu Tout-Puissant qui est – bien
entendu – toujours du côté des amants. Il Le
rend témoin de sa fidélité, de son endurance et de la pureté de ses sentiments
et Lui demande d’amadouer sa belle et de neutraliser les ennemis de l'amour. Il
lui arrive parfois, mais très rarement d’avouer son échec:
Ya
Allâh tawba !
(mon Dieu, je veux me
repentir)
Mais on devine qu’il ne s’agit là que d’une ruse
pour s’attirer la protection divine et repartir de plus belle à la conquête de
son amour perdu.
Man qalli tub wa anâ
na‘shaq wa nashrab
(Qui donc m’invite au
repentir à l’heure d’aimer et de s’enivrer)
L’union réalisée
L’amant fidèle et soumis est souvent récompensé par le
retour de la bien-aimée. Elle répond enfin à ses avances ou le comble d’une
visite souvent nocturne. La rencontre des
amants aprés la longue absence est alors l’occasion de fêtes sublimes dont les poètes nous gratifient
dans de nombreux poèmes andalous. Seuls ou en compagnie de convives de
choix, les amants trinquent à leurs retrouvailles. Le vin est partagé et
l’ivresse vient révéler à l’amant des aspects insoupçonnés de la beauté de sa
bien-aimée. Le front est plus éclatant de
clarté, les yeux plus envoûtants que celles des houris et la salive de l’aimée
surpasse en douceur le nectar que l’on sert à la ronde.
La vengeance
C’est l’occasion de rendre la pareille aux ennemis
d’hier. Et ce genre poét-ique qui ignore la satire fait alors une exception quand
il s’agit de se gausser des ennemis de l'amour. Au grand dam des jaloux et des
censeurs, les amants tirent les rideaux de leur demeure pour une nuit
d’étreintes. Quant au raqîb, il passera sa nuit dehors à ronger son
frein.
La langue de l’amour
La langue arabe dispose pour nommer l’amour de dizaines de
mots forgés depuis l’époque préislamique et qui ont servi pour rendre compte de
la diversité et de la complexité des états amoureux.
‘Ishq, hawâ, wadd, sabb, hiyâm,
shaghaf bien sûr, mais aussi djunûn, walah, tatayyum, law‘a, wajd, kalaf
etc. À chaque terme est sensé correspondre un état amoureux particulier.
Dans la poésie arabe, l’ignorance d’un terme n’a pas que des conséquences
littéraires mais une incidence plus profonde, car ignorer le mot c’est être
amputé d’une couleur ou d’un parfum de l’amour. À l’inverse, l’être amoureux à
qui l’expérience révèle une émotion inédite est en devoir de chercher le mot
qui nomme exactement ce qu’il ressent. Pour ce faire, il dispose de racines à
partir desquels il peut forger le terme qui se rapproche le plus de la réalité
vécue.
Selon ce principe, on pourrait
penser que le vocabulaire amoureux ne cesse de s’enrichir avec chaque nouvelle
génération de poètes qui a pour tâche de « réinventer l’amour » et
les mots qui le disent. Or c’est le contraire que l’on constate
malheureusement. Que faut-il en penser ? Il n’y a que deux
hypothèses :
–
Ou bien les poètes
anciens parlaient d’une réalité qu’ils ignoraient. Ils confirmeraient alors le
verset qui affirme « qu’ils divaguent
dans chaque vallée et disent ce qu’ils ne font pas ».3
–
Ou bien les hommes
savent de moins en moins aimer et leur vocabulaire pour exprimer ce qu’ils
ressentent diminue comme une peau de chagrin.
En tout cas le
constat est sans équivoque, les chansons andalouses ont vu se réduire leur
vocabulaire amoureux de façon dramatique. À moins que l’exp-ression de ces
états passe depuis une certaine époque par d’autres voies rhétoriques que
celles qu’empruntaient les Anciens: paraphrases, métaphores, etc. plutôt que
celle de l’accumulation de substantifs. »
S. Benbabaali, Love and drunkenness in the muwashshah as sung in the maghreb.
Notes :
1. Cité dans Al-Muwashshâ‚
al-Washshâ', Dâr Sâder, p. 102.
2. Al-Washshâ', Le
Livre du brocart, trad. S. Bouhlal, Gallimard, 2004, pp. 108-9.
3. Coran,
ash-shu'arâ, Les poètes, XXVI, 226.
À suivre...
À suivre...
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