vendredi 14 juin 2019

Ziryâb, la nawba et l’art du tawshîh


Ziryâb, la nawba et l’art du tawshîh

Le muwashshah n’est apparu qu’au milieu du 10e siècle et les poèmes de la première période furent entièrement perdus. Le poème strophique le plus ancien en notre possession appartient ‘Ubâda b. Mâ’ al-Samâ’ (m. en 421/ 1030). Nous savons, à la lecture de la page où Ibn Bassâm évoque le tawshîh, que, jusqu’à son époque – c’est à dire le premier tiers du 12e siècle - le nouvel art poétique andalou était considéré comme un art mineur. La plupart des hommes de lettres le considéraient comme étranger à la tradition poétique arabe à cause de ses caractéristiques qui s’écartent de celles de la qasida classique :
1.         Multiplication de rimes;
2.         Recours à des mètres rares;
3.         Usage du lahn (langue populaire) et de la langue romane (lughat al-‘adjam) dans la pointe finale appelée markaz ou khardja.

Le premier ouvrage entièrement consacré par un auteur andalou au muwashshah serait Nuzhat al-anfus wa rawdat at-ta’annus fî tawshîh ahl al-Andalus et appartient à Ibn Sa’d al-Khayr al-Balansî (mort en 1135). Nous savons cela grâce à Azhâr ar-Riyâd d’al-Maqqarî at-Tilimsânî (1592-1632) car l’ouvrage d’al-Balansî a été perdu. Ainsi, dans le meilleur des cas, la poésie strophique sous sa forme muwashshaha n’a pu être admise par les chanteurs qui se produisaient essentiellement dans les cours réservées à l’élite qu’à la fin du 11e siècle.

Voyons maintenant ce qu’il en est de celui que l’on désigne comme l’inventeur de la nawba andalouse, c’est à dire Ziryâb. Ce personnage exceptionnel n'a rien de mythique, il a une existence historique bien réelle. Même s’il est l'objet de récits qui ne sont pas toujours vérifiables, nous savons cependant avec une quasi certitude que Abû Al-Hasan Ali b. Nâfi‘, de son vrai nom, fut accueilli par l’Émir omeyyade ‘Abd-al-Rahman II lors de son accession au trône en 822. Ziryab vécut en terre d’al-Andalus trente cinq ans environ (il mourut à Cordoue en 857)  et, durant cette longue période, il fonda une véritable école musicale en plus des autres réalisations dont il fut l’auteur dans les domaines aussi bien de la mode vestimentaire que des habitudes de la table ou de l’esthétique.

En tant que musicien, il amena avec lui de Bagdad l’enseignement qu’il avait reçu de son maître Ishaq al-Mawsili (767-850) mais également tout ce qui pouvait être connu à son époque des traditions indiennes et persanes. Interprète et compositeur de génie, doté d’une très forte personnalité et conscient de ses potentialités, il est tout à fait crédible qu’il fut à l’origine de créations originales qui trouvèrent un immense écho auprès de ses hôtes andalous. Son œuvre lui survécut très certainement et fut enrichie par les générations de musiciens qui vinrent après lui.

Malheureusement nous ne connaissons les détails du « système musical » qu’il aurait élaboré qu’à travers des témoignages rares et des indications très vagues d’auteurs postérieurs à l’époque où il vécut. Voici ce que l’on peut lire par exemple dans Nafh al-Tîb, un ouvrage du 17e siècle :
« l’habitude s’établit en Andalousie de commencer une séance de musique par le récitatif (nashîd) d’enchaîner ensuite avec le basît et de conclure par des mouvements animés (muharrakât). »[1]

Qui peut sérieusement s’appuyer sur ce genre d’indications pour affirmer qu’il s’agit là d’une preuve de l’existence de la nawba en tant que système musical élaboré tel que nous le connaissons aujourd’hui ?
C’est surtout Shihâb ad-Dîn Tifâshî (1184-1253) dans Mut‘at as-Asmâ‘ fî ‘ilm as-samâ‘ qui apporte des détails sur les chants connus en Espagne musulmane. Mais sur le système musical, comme l’indique notre collègue Mahmoud Guettat[2], l’évocation de quatre modes, nommés tarîqa, et rappelant ceux utilisés dans le Mashriq est loin de constituer une description satisfaisante du système des nawbât.
En tout état de cause, il s’agit là du volet musical dont l’étude revient à mes collègues musicologues. Pour le poéticien et littéraire que je suis, il est évident que le système de Ziryâb, quelle que fût sa configuration, n’a absolument pas pu utiliser un genre de poésie qui n’est apparu que plus d’un siècle après la mort du musicien et qui n’a été adopté en Andalousie même que deux siècles plus tard.

Ziryâb et ses disciples immédiats avaient certainement eu le temps, durant la trentaine d’années que vécut le musicien à Cordoue, de constituer un répertoire complet de chants interprétés par les chanteurs de cette époque. Les poèmes chantés étaient évidemment de facture classique relevant des règles métriques et structurelles de la qasîda monorime. Par ailleurs, étant donné la réputation de Ziryab, son rang social et la relation privilégiée qu’il entretenait avec les souverains andalous, les musiciens appartenant à son école avaient très certainement continué à se servir de textes monorimes longtemps après la naissance du muwashshah. Ce répertoire, qui a survécu à Ziryab, a dû logiquement être enrichi par les générations suivantes sur le plan musical. Mais que se passa t-il lorsque la poésie strophique fit son apparition ?

On ne peut pas imaginer un seul instant qu’un accueil favorable avait été réservé à cette nouvelle poésie dans la cour des califes omeyyades où régnaient les tenants de la tradition. La musique de Ziryâb était destinée aux élites proches de la cour et non au petit peuple des tavernes du Guadalquivir. Elle était à l’exact opposé, socialement parlant, de l’art du tawshih élaboré grâce à des poètes appartenant à des milieux modestes.

Peut-on alors imaginer, une évacuation totale, à partir du 12e siècle, des textes monorimes et leur remplacement par le muwashshah et surtout le zadjal dans le système « ziryabien »?
Peut-on penser que des musiciens proches des cours royales et des élites, attachés à la grande tradition littéraire aient pu abandonner du jour au lendemain la quasi totalité des textes interprétés sans discontinuer depuis près de deux siècles ? Cette possibilité est surtout très faible lorsqu’on sait à quel point les résistances au changement en ce domaine sont grandes. Chacun de nous peut constater de nos jours la levée de bouclier qui se produirait si d’aventure quelqu’un osait remplacer les poèmes chantés dans la nawba pratiquée au Maghreb par des poèmes appartenant à la poésie dite « libre ».

Si le corpus poétique qui nous est parvenu comportait encore une partie conséquente de qasâ’id en dehors des distiques utilisés dans les istikhbârât, on pourrait penser à une évolution et une intégration progressive et partielle de la nouvelle poésie. Mais ce n’est pas le cas puisque le répertoire musical maghrébo-andalou, en vigueur au moins depuis la fin du 18e  siècle (Kunnâsh al-Hâyik) n'utilise  quasiment que des muwashshahât et azdjâl.

Il reste alors une hypothèse, dérangeante pour certains mais qui n’est pas absurde : la nawba andalouse dans sa configuration actuelle ne serait pas l’œuvre de Ziryâb.
Mais alors qui, dans les années qui suivirent l’adoption du muwashshah en Espagne, a pu échafauder, sans laisser de trace sur son identité, un système musical savant aussi élaboré? On cite ici ou là le nom d’Ibn Bâdjdja, mais à partir de quelles bases sérieuses ?
Enfin qu’est devenu le système mis en place par Ziryâb et utilisant la poésie monorime ? Dans quelle contrée a t-il trouvé refuge et auprès de quelle école ? Celle du muwashshah oriental, dans le Shâm ? L’enquête est ouverte.

Saadane Benbabaali
Tlemcen, Juin 2011


[1] Nafh al-Tîb, vol ; 3, p. 128.
[2] Guettat, Mahmoud, Musiques du monde arabo-musulman, Dâr al-‘Uns, Paris, 2004, p. 163-64.

Aucun commentaire: