Ziryâb, la nawba et l’art du tawshîh
Le muwashshah n’est
apparu qu’au milieu du 10e siècle et les poèmes de la première
période furent entièrement perdus. Le poème strophique le plus ancien en notre
possession appartient ‘Ubâda b. Mâ’ al-Samâ’ (m. en 421/
1030). Nous savons, à la lecture de la page où Ibn Bassâm évoque le tawshîh, que, jusqu’à son
époque – c’est à dire le premier tiers du 12e siècle - le nouvel
art poétique andalou était considéré comme un art mineur. La plupart des hommes
de lettres le considéraient comme étranger à la tradition poétique arabe à
cause de ses caractéristiques qui s’écartent de celles de la qasida classique :
1.
Multiplication de rimes;
2.
Recours à des mètres rares;
3.
Usage du lahn (langue populaire) et de la langue romane (lughat al-‘adjam) dans la pointe finale
appelée markaz ou khardja.
Le premier
ouvrage entièrement consacré par un auteur andalou au muwashshah serait Nuzhat
al-anfus wa rawdat at-ta’annus fî tawshîh ahl al-Andalus et appartient à
Ibn Sa’d al-Khayr al-Balansî (mort en 1135). Nous savons cela grâce à Azhâr ar-Riyâd d’al-Maqqarî at-Tilimsânî
(1592-1632) car l’ouvrage d’al-Balansî a été perdu. Ainsi, dans le meilleur des
cas, la poésie strophique sous sa forme muwashshaha
n’a pu être admise par les chanteurs qui se produisaient essentiellement dans
les cours réservées à l’élite qu’à la fin du 11e siècle.
Voyons maintenant ce qu’il en est de celui que l’on désigne comme
l’inventeur de la nawba andalouse, c’est à dire Ziryâb. Ce personnage exceptionnel n'a rien de
mythique, il a une existence historique bien réelle. Même s’il est l'objet de
récits qui ne sont pas toujours vérifiables, nous savons cependant avec une
quasi certitude que Abû Al-Hasan Ali b.
Nâfi‘, de son vrai nom, fut accueilli par l’Émir omeyyade ‘Abd-al-Rahman II lors de son
accession au trône en 822. Ziryab vécut en terre d’al-Andalus trente cinq ans
environ (il mourut à Cordoue en 857)
et, durant cette longue période, il fonda une véritable école musicale en
plus des autres réalisations dont il fut l’auteur dans les domaines aussi bien
de la mode vestimentaire que des habitudes de la table ou de l’esthétique.
En tant que
musicien, il amena avec lui de Bagdad l’enseignement qu’il avait reçu de son maître
Ishaq al-Mawsili (767-850) mais également tout ce qui pouvait
être connu à son époque des traditions indiennes et persanes. Interprète et
compositeur de génie, doté d’une très forte personnalité et conscient de ses
potentialités, il est tout à fait crédible qu’il fut à l’origine de créations
originales qui trouvèrent un immense écho auprès de ses hôtes andalous. Son
œuvre lui survécut très certainement et fut enrichie par les générations de
musiciens qui vinrent après lui.
Malheureusement
nous ne connaissons les détails du « système musical » qu’il aurait
élaboré qu’à travers des témoignages rares et des indications très vagues
d’auteurs postérieurs à l’époque où il vécut. Voici ce que l’on peut lire par
exemple dans Nafh al-Tîb, un
ouvrage du 17e siècle :
« l’habitude s’établit en Andalousie de commencer une séance de
musique par le récitatif (nashîd)
d’enchaîner ensuite avec le basît et
de conclure par des mouvements animés (muharrakât). »[1]
Qui peut
sérieusement s’appuyer sur ce genre d’indications pour affirmer qu’il s’agit là
d’une preuve de l’existence de la nawba
en tant que système musical élaboré tel que nous le connaissons
aujourd’hui ?
C’est surtout Shihâb
ad-Dîn Tifâshî (1184-1253) dans Mut‘at
as-Asmâ‘ fî ‘ilm as-samâ‘ qui apporte des détails sur les chants connus en
Espagne musulmane. Mais sur le système musical, comme l’indique notre collègue
Mahmoud Guettat[2],
l’évocation de quatre modes, nommés tarîqa,
et rappelant ceux utilisés dans le Mashriq est loin de constituer une
description satisfaisante du système des nawbât.
En tout état de
cause, il s’agit là du volet musical dont l’étude revient à mes collègues
musicologues. Pour le poéticien et littéraire que je suis, il est évident que
le système de Ziryâb, quelle que fût sa configuration, n’a absolument pas pu
utiliser un genre de poésie qui n’est apparu que plus d’un siècle après la mort
du musicien et qui n’a été adopté en Andalousie même que deux siècles plus
tard.
Ziryâb et ses
disciples immédiats avaient certainement eu le temps, durant la trentaine
d’années que vécut le musicien à Cordoue, de constituer un répertoire complet
de chants interprétés par les chanteurs de cette époque. Les poèmes chantés
étaient évidemment de facture classique relevant des règles métriques et
structurelles de la qasîda monorime.
Par ailleurs, étant donné la réputation de Ziryab, son rang social et la
relation privilégiée qu’il entretenait avec les souverains andalous, les
musiciens appartenant à son école avaient très certainement continué à se
servir de textes monorimes longtemps après la naissance du muwashshah. Ce répertoire, qui a survécu à Ziryab, a dû
logiquement être enrichi par les générations suivantes sur le plan musical.
Mais que se passa t-il lorsque la poésie strophique fit son apparition ?
On ne peut pas
imaginer un seul instant qu’un accueil favorable avait été réservé à cette
nouvelle poésie dans la cour des califes omeyyades où régnaient les tenants de
la tradition. La musique de Ziryâb était destinée aux élites proches de la cour
et non au petit peuple des tavernes du Guadalquivir. Elle était à l’exact
opposé, socialement parlant, de l’art du tawshih
élaboré grâce à des poètes appartenant à des milieux modestes.
Peut-on alors
imaginer, une évacuation totale, à partir du 12e siècle, des textes
monorimes et leur remplacement par le muwashshah
et surtout le zadjal dans le
système « ziryabien »?
Peut-on penser que
des musiciens proches des cours royales et des élites, attachés à la grande
tradition littéraire aient pu abandonner du jour au lendemain la quasi totalité
des textes interprétés sans discontinuer depuis près de deux siècles ?
Cette possibilité est surtout très faible lorsqu’on sait à quel point les
résistances au changement en ce domaine sont grandes. Chacun de nous peut
constater de nos jours la levée de bouclier qui se produirait si d’aventure
quelqu’un osait remplacer les poèmes chantés dans la nawba pratiquée au Maghreb par des poèmes appartenant à la poésie
dite « libre ».
Mais alors qui, dans les années qui suivirent l’adoption du muwashshah en Espagne, a pu échafauder, sans laisser de trace sur son identité, un système musical savant aussi élaboré? On cite ici ou là le nom d’Ibn Bâdjdja, mais à partir de quelles bases sérieuses ?
Enfin qu’est devenu le système mis en place par Ziryâb et utilisant la poésie monorime ? Dans quelle contrée a t-il trouvé refuge et auprès de quelle école ? Celle du muwashshah oriental, dans le Shâm ? L’enquête est ouverte.
Saadane Benbabaali
Tlemcen, Juin 2011
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