Traduire les mouwachahates et azdjal : pourquoi ?
La traduction vers d'autres langues du mouwachah, poésie arabo-andalouse chantée dans la nawba, revêt une importance vitale dans sa transmission à un public de culture différente. La bonne compréhension du texte par l'artiste permet une plus grande sincérité lors son interprétation.
Le mouwachah, connu en Occident sous la dénomination de "poésie strophique", a constitué une innovation littéraire dans l'Espagne musulmane et une sorte de rupture avec la poésie arabe classique, dont une grande partie a été traduite en espagnol, anglais ou français. En effet la poésie arabe est connue depuis les travaux des orientalistes du 19e et 20e siècles. La majeure partie de la poésie ancienne qu'on appelle la poésie d'Al-Djahiliya et celle des époques omeyyades et abbassides a été traduite vers d'autres langues. Mais la poésie andalouse n'est pas encore traduite dans son intégralité. C’est le cas surtout du mouwachah et de son équivalent en langue dialectale « le zadjal » qui sont souvent chantés dans le Maghreb par des interprètes de musique andalouse ( « âla » marocaine, « San3a » tlemcénienne et algéroise et « malouf » constantinois et également tunisien et lybien). Le rôle du traducteur de ce genre de poésie consiste à transmettre un patrimoine culturel maghrébo-andalou à un public amoureux de cette culture et surtout de ce répertoire musical millénaire mais qui ne maitrise pas la langue arabe. Les traductions l’aident à connaître les thèmes dominants traités par les poètes (la plupart anonymes), leur manière d’exprimer la joie de vivre, les relations amoureuses, et la beauté de la nature.
Traduire les poèmes appartenant au répertoire dit « andalou » est une lourde tâche car nous disposons de plus de huit cent pièces poétiques. La traduction et surtout l’étude poétique comme j’ai commencé à le faire dans mes conférences et dans mon livre « La joie des âmes » ( ANEP, Alger, 2008) ne vise pas uniquement le public occidental, pour qu'il puisse accéder à ces poèmes et les comprendre. Elles s'adressent également au public maghrébin qui n'est pas suffisamment instruit dans le domaine de la littérature andalouse.
( Contenu d'une interview donnée à la presse le 01-01-2011 et développement des idées principales))
Voici un poème (‘Abbaqat fi r-riyâd al-azhâr) chanté en Insrâf rasd-eddîl en Algérie et qui fera partie du prochain ouvrage en préparation : « La magie du chant et l’éternité du présent : un art de vivre andalou ». Je le publie accompagné des notes qui servent à en saisir le sens :
1. LE POÈME
‘Abbaqat fi r-riyâd
al-azhâr
عبقت في الرياض الازهار
TRANSCRIPTION
‘Abbaqat fi r-riyâd
al-azhâr ‘an qurbi
n-nahâr asbah
ka-anna-hu ‘attâr
qad sâhati l-atyâr min fawqi th-thimâr arkhâti l-ghusûn astâr
al-bulbul bi-sawt fasîh yunshid bi-l-barîh mâ bayna awtâr wa tawshîh
mâ amlaha diyâ at-tasbîh nawâ‘ir tasîh al-mâ’ fî madjrâ-h waqîh
Unzur li-l-ghusûn tamîh ma‘a
kulli rîh djamî‘ mâ
tarâh malîh
Qum ‘âyin al-bustân wa t-tayru fî
tahrîdj
al-mâ’ ka-mâ th-thu‘bân yansal
min as-sahrîdj
bayna l-ghurûs bân
ka-‘anna-hu husâm bahîdj
al-khabûr sha’nu-h
yasfâr mâ bayna l-‘anwâr wa r-rawdu l-badî‘ yakhdâr
dja mî‘ mâ
tarâh anwâr mithla l-djullinâr al-khîlî ma‘a
l-azhâr
nasîm al-‘arîsh ‘abbaq bi-l-yâs wa-l-habaq banafsadj raqîq
azraq
wa qatr an-nadâ
tafarraq fî kufûfi
l-waraq lâ yubâ’ wa
lâ yusraq
al-‘ûdu wa r-rabâb yantaq yasbî man ya‘shaq at-târ wa z-zunûdj takhfaq
qum yâ nadîm qâyam tarâ l-fadjra zayyaq
tarâ l-mudâm ‘âyam fî-l-ka’s yatarawnaq
qum nabbih an-nâyam
min an-nu‘âs fayyiq
qum nabbih al-khunnâr shu‘â‘un li-n-nahâr nadjmu s-subhi al-gharrâr
tasma‘ lughat manyâr djâwbu-h l-hazâr amlâ
fî qatî‘ ballâr
Pour le texte arabe, voir le livre de Serri 1ère édition, p.116, 2e éd. p. 168; T 1 de Muwashshahat wa azdjal, p.211.
TRADUCTION:
Les
fleurs, dans le jardin, exhalent leurs senteurs
À l’approche du jour,
Le jardin est un
vrai parfumeur ;
Les oiseaux lancent
leurs chants
Par-dessus les
branches chargées de fruits
Et les rameaux
laissent tomber leurs voiles.
Le rossignol, plein
d’éloquence,
Mêle son chant haut et
clair
Au son des cordes et
aux refrains des chansons !
Douce est la lumière du matin,
Alors que les norias
tournent en chantant
Et que, dans les
canaux, l’eau coule si limpide!
Regarde les branches
qui balancent
À Chaque brise qui
passe,
Tout ici n’est que
charme et beauté.
Lève-toi et admire le jardin pendant que les oiseaux chantent à tue–tête.
L’eau, comme un
serpent, s’échappe des bassins
Et luit parmi les
plantes tel un sabre étincelant.
Le sureau se teinte
d’or,
Au milieu d’un tapis
de fleurs,
Charmant est le jardin
tout revêtu de vert ;
Tout ce que tu vois
s’ouvre et s’épanouit
Comme ces fleurs de
grenadier
Les giroflées ainsi
que les fleurs d’oranger.
La brise en
traversant la tonnelle,
Apporte des
parfums de myrte et de basilic
Et les senteurs de
la violette si raffinée ;
Sur les feuilles, comme des paumes ouvertes,
La rosée répand des
perles
Qui ne se vendent ni ne se laissent voler.
Le luth et le rabab se
font entendre
Et charment les
amoureux,
Alors que frétillent
tambourin et cymbalettes.
Lève-toi commensal, debout !
Regarde l’aube qui point !
Vois comme le vin inonde les coupes qui jettent leur éclat !
Réveille
celui qui dort, tire-le de son sommeil !
Réveille
aussi la
belle,
Splendide
comme le rayon du jour
Et l'étoile
du matin nommée Gharrar !
Écoute le chant du
rossignol
auquel répond
l’ortolan
Et remplis la
coupe de cristal !
COULEURS ET SIGNIFICATIONS
Chacune des 5 couleurs correspond à l'un des 5 sens sollicités par l'extrait poétique
VERT: VUE
BLEU: OUÏE
JAUNE: ODORAT
VERT KAKI: TOUCHER
GRIS: GOÛT (VIN, METS)
Ces deux dernières couleurs correspondent aux deux thèmes les plus fréquents:
Thème du Carpe Diem:PROFITER DE L’INSTANT joie, bonheur de vivre
Thème amoureux :
1.
BIEN-AIMÉE :
2. ECHANSONS,
COMMENSAUX
COMMENTAIRES/ ANALYSE:
Le poète/ Le sujet lyrique :
·
plante le décor, dresse un tableau « édénique »/
paradisiaque
·
donne vie au jardin
·
il personnifie les éléments du jardin :
i.
Le jardin est un parfumeur
ii.
Les rameaux des femmes voilées
iii.
Les branches des danseuses
·
il l’anime avec les chants d’oiseau
Le jour se lève, tout s’anime et appelle à la vie. La
création entière - dans toute sa diversité- est présente, tous les règnes sont
représentés :
·
minéraux ( eau),
·
végétaux (plantes),
·
animaux (oiseaux),
·
humains (commensaux, bien-aimé).
Le jardin révèle la beauté de ses plantes, leurs couleurs
et leurs parfums. L’éveil de l’esprit se réalise par l’éveil des sens :
« tout s’ouvre et s’épanouit ».
Tous les sens sont alors sollicités pour jouir de cet instant de bonheur :
·
Vue : Couleurs au lever du jour
·
Odorat : parfums du myrte et du basilic
·
Ouïe : chants d’oiseaux et bruits de l’eau et des
norias
·
Toucher : caresses de la brise
·
Goût : les coupes de vin
Appel/
exhortation/ invitation au réveil :
Le sommeil n’est plus permis, et puisque tout est vivant
et que tout danse, le sujet lyrique incite son compagnon à se réveiller de sa
torpeur afin de participer à la joie environnante, communicative du jardin.
Pour cela, le poète utilise l’impératif : Lève-toi ! Debout ! Regarde !
Réveille ! Vois ! Écoute !
Les
personnages :
Ce sont tous des personnes positives en harmonie avec le
lieu et l’esprit de la scène bachico –amoureuse :
-
Des amoureux
-
Des musiciens
-
Des commensaux
-
Une belle femme
L’art de la
suggestion :
·
la nudité sinon le dévoilement de la femme est suggérée
par les branches « qui laissent
tomber leurs voiles »
·
Les couleurs : or, vert et argent et ce qu’ils
symbolisent (richesse, royauté, abondance…)
Une étroite correspondance est instaurée entre l’homme et
le monde sur lequel il ouvre les yeux. Il s’agit plus de son éveil que de celui
du monde. L’homme est le microcosme qui concentre en lui tout ce qui l’entoure :
-
sa respiration ( pour la brise)
-
sa voix (chants d’oiseaux)
-
son sang qui coule dans ses veines (eau)
-
son cœur (noria)
-
ses yeux (lumière (soleil)
Tout est charme et beauté, l’harmonie qui règne dans le
jardin n’est pas troublée par ce qui aurait pu être négatif :
-
le serpent est évoqué pour la fluidité de l’eau
-
le sabre qui donne sa lumière argentée
( N’est-on pas en présence de deux symboles liés au mythe
paradisiaque du péché (le serpent) et du châtiment (le sabre) ?
L’homme, par son regard émerveillé et admiratif fait
exister cet univers. Il lui donne une raison d’être en jouissant de sa beauté
et de ses bienfaits.
(Cf. Ibn Arabi et l’œil de la créature qui témoigne de
l’œuvre divine)
Parallèle : Le Kun
divin et le verbe poétique !
L’appel du poète répète sur un plan humain l’appel divin
à :
-
mettre tous ses sens en éveil, à s’éveiller de sa
distraction ( ghafla)
-
à admirer la création et à en jouir en remerciant le
Donateur
-
participer à la vie de la création
-
veiller à sa préservation
Diversité
des éléments/ Unité de la création :
-
Termes génériques :fleurs, arbres, oiseaux, eau,
cordes
-
Termes spécifiques : sureau, fleurs de grenadier,
giroflées, myrte, violettes, basilic, rameaux, branches, tonnelle, feuille,
rossignol, ortolan, rosée, luth, rabab, tambourin, cymbalettes, perles, cristal..
Saadane Benbabaali, tous droits réservés.
Nota bene :
On peut emprunter sans problème des passages de cet
article en citant l’auteur de la traduction et de l’analyse. Dans le cas
contraire, cela s’appelle une « usurpation
de droits intellectuels » punie par la loi. Ce rappel vise certains
pseudos-auteurs dont les « livres » ne sont que des « copiés-collés »
du travail des autres ou qui ne mentionnent pas les traductions ou passages
empruntés.
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