c) Après l’Islam.
L’arrivée des Arabes ne changea guère la situation
antérieure. Leurs premières expéditions ne furent, en effet, que des razzias et
ne laissèrent d’autres traces que les dévastations commises par les bandes
musul- manes. La fondation d’al-Ḳayrawān (50/670) assura bien aux Arabes une
base d’opérations permanente, mais les courses de ʿUḳba b. Nāfiʿ [q.v.] à
travers le Maghreb ressemblèrent plus à des raids qu’à une conquête véritable.
Les villes encore occupées par les Byzantins échappèrent au chef musulman, ainsi
que les massifs montagneux, où il n’aurait pu forcer les indigènes. Ceux-ci,
d’ailleurs, étaient si peu soumis qu’un de leurs chefs, Kusayla [q.v.], put
surprendre et tuer ʿUḳba à Tahūd̲ h̲ a, chasser les Arabes de l’Ifrīḳiya et
constituer un royaume berbère comprenant l’Aurès, le Sud du département actuel
de Constantine et la plus grande partie de la Tunisie (68-71/687-90). Kusayla
toutefois ne put se maintenir longtemps et, malgré la résistance des Berbères
de l’Aurès, symbolisée par le personnage légendaire de la «Kāhina» [q.v.], les
Musulmans finirent par l’emporter à la fin du I er /VII e siècle. La conversion
des Berbères à l’Islam, ébauchée sans grand succès par ʿUḳba, s’opéra au début
du siècle suivant. Elle fut déterminée moins par la conviction que par
l’intérêt, les généraux arabes ayant eu l’idée d’enrôler les autochtones dans
leurs armées et de les gagner ainsi à leur religion par l’espoir du butin. Les
Berbères formèrent le noyau des armées qui, sous les ordres de chefs arabes ou
même berbères, comme Ṭāriḳ [q.v.], achevèrent en quelques années de soumettre
le Maghreb, et effectuèrent, en moins d’un demi-siècle, la conquête de
l’Espagne.
La bonne harmonie, toutefois, ne régna pas long- temps entre
Arabes et Berbères. Ceux-ci se plaignaient d’avoir été mal récompensés de leurs
services et d’être traités, quoique musulmans, en inférieurs plutôt qu’en
égaux. Aussi se détachèrent-ils de l’orthodoxie pour adopter les doctrines k̲h̲
ārid̲ ji̲ tes (voir ci-dessous § III), puis il se soulevèrent contre les
Arabes. Le mouvement commença dans l’Ouest (122/740), à la voix d’un homme dès
Maṭg̲ h̲ āra, Maysara [q.v.], puis, malgré la mort de ce dernier tué par les
siens, il gagna tout le Maghreb et se propagea même en Espagne. Les Arabes
essuyèrent des défaites désastreuses, comme celle de Kult̲h̲ ūm b. ʿIyāḍ [q.v.]
en 123/741; ils furent expulsés d’al-¶ Ḳayrawān, que saccagèrent les Warfad̲
jd̲ ̲ jū̲ma, adeptes des doctrines sufrites (139/756); puis les Hawwāra (ibāḍites),
6 sur 34 11/10/2018 à 12:45 commandés par Abu l-Ḵh̲ aṭṭāb [q.v.], vainquirent
les Warfad̲ jd̲ ̲ jū̲ma et constituèrent un État s’étendant sur la
Tripolitaine, la Tunisie et la
partie orientale de l’Algérie. L’autorité du calife
ʿabbāside se trouva un moment abolie en Afrique. Mais, toujours divisés entre
eux, les Berbères furent incapables de profiter de leurs succès. La destruction
de l’armée d’Abù l-Ḵh̲ aṭṭāb par des troupes venues de Syrie rendit aux Arabes
la posses- sion de l’Ifrīḳiya (144/761). Quarante années de luttes sanglantes
et d’innombrables combats (300 selon Ibn Ḵh̲ aldūn) leur permirent de rétablir
leur domination sur le Maghreb oriental. Le reste du pays leur échappa. Des États,
gouvernés par des chefs d’origine arabe, mais peuplés de Berbères, pour la
plupart hérétiques, échappant à l’obédience du calife ‘abbāside, s’organisèrent
sur divers points. Tels furent le royaume de Tāhart (144-296/761-908) fondé par
l’imām Ibn Rustam avec les survivants des Ibāḍites de l’Est réfugiés dans le
Maghreb central [voir Rustamides]; celui de Sid̲ ji̲ lmāssa [q.v.] où régnèrent
les Banū Midrār (155-366/772-977); celui de Tlemcen [q.v.], fondé par Abū Ḳurra,
chef des Banū Ifren; celui de Nakūr [q.v.] dans le Rif; l’État des Barg̲ h̲
awāta [q.v.] sur le littoral atlantique; enfin, au début du III e /IX e siècle,
le royaume de Fās, fondé par Idris I er , descendant de ʿAlī b. Abī Tālib, avec
le concours de tribus berbères (Miknāsa, Sadrāta, Zwāg̲ h̲ a). Seule, la
dynastie semi-indépen- dante des Ag̲ h̲ labides (184-296/800-909) reconnaît la
souveraineté des ‘Abbāsides; elle trouve chez les Berbères des soldats pour
conquérir la Sicile, mais elle doit réprimer de nombreuses révoltes des indigènes
de la Tripolitaine, du Sud tunisien, du Zāb, du Hodna.
L’opposition des Berbères aux Arabes demeure, en effet,
aussi vivace que par le passé; elle est même assez forte pour assurer dans le
Maghreb le triomphe des doctrines s̲h̲ īʿites, bien qu’elles soient
radicalement contraires aux doctrines k̲h̲ ārid̲ ji̲ tes, embrassées par les
Berbères au siècle précédent. Les Kutāma fournirent au dāʿī Abū ʿAbd Allāh
al-S̲h̲ ī ʿī [q.v.] les soldats qui combattirent les Ag̲ h̲ labides et
fondèrent la puissance fātimide au profit du mahdīʿUbayd Allāh (297/910). Les
Fātimides, il est vrai, ne parvinrent pas à s’imposer à l’universalité des
Berbères. S’ils réussirent à supprimer l’imāmat de Tāhart, ils ne purent
empêcher les Idrïsides de se maintenir dans le Maghreb extrême; ils n’obtinrent
pas la soumission des Mag̲ h̲ râwa et des Zanāta qui, par haine des Fātimides,
se firent les clients des Umayyades d’Espagne; enfin, ils eurent à combattre la
révolte des Ḵh̲ ārid̲ ji̲ tes conduits par Abū Yazīd [q.v.] «l’homme à l’âne»
(332-36/943-47), révolte qui mit leur puissance en danger, et dont ils ne
triomphèrent que grâce au concours des Ṣanhād̲ ja̲ du Maghreb central.
D’ailleurs, les Fāṭimides tournèrent de bonne heure leur attention vers
l’Orient et, dès que le calife al-Muʿizz se fut établi en Égypte (362/973), ils
se désintéressèrent du Maghreb. L’Afrique septentrionale fut de nouveau
disputée entre les diverses tribus berbères, dont aucune n’était assez forte
pour dominer les autres. Dans l’Est, les Ṣanhād̲ ja̲ se substituant aux Kutāma,
soutirent l’autorité des Zīrides [q.v.], gouverneurs de l’lfrīḳiya et de la
Tripolitaine (362-563/973-1167); dans l’Ouest, à la suite de la disparition des
Idrīsides, le pouvoir passa aux mains des Zanāta, d’abord simples gouverneurs
du pays, au nom des Umayyades d’Espagne, puis princes indépendants, à Fās,
jusqu’à l’arrivée des ¶ Almoravides (455/1063). Au début du V e /XI e siècle,
l’État zīride se démembra; au centre du Maghreb se constitua le royaume ḥammādide
[q.v.], dont les souverains reconnurent l’autorité du calife de Bag̲ h̲ dād et
prirent pour capitale, d’abord la Ḳalʿa et ensuite Bougie (405-547/1014-1152).
Enfin l’anarchie résultant des luttes des Berbères entre eux se compliqua, au
milieu du siècle, de l’invasion des tribus hilāliennes, dont les résultats
immédiats furent la dévastation de l’Ifrīḳiya et d’une partie du Maghreb, et
les conséquences lointaines, une modification profonde de l’ethnographie de
l’Afrique septentrionale.
Cependant, au moment où le désordre paraissait à son comble,
deux dynasties berbères, celle des Almoravides [voir al-Murābitūn] et celle des
Almohades [voir al-Muwaḥḥidūn], se réclamant l’une et l’autre de doctrines
religieuses réformatrices, parvinrent à établir leur prépondérance momentanée
dans l’Afrique septentrionale. Le triomphe des Almoravides fut celui des
Lamtūna qui, jusqu’alors, avaient nomadisé entre le Maroc méridional et les
rives du Sénégal et du Niger. Convertis à l’Islam au III e /IX e siècle, ils
n’avaient été pendant longtemps musulmans que de nom. Instruits de la doctrine
et des pratiques orthodoxes par ʿAbd Allāh b. Yāsīn (m. 451/1059), ils
résolurent de porter la foi chez les Noirs du Soudan et chez les populations
ignorantes du Maroc méridional. Leurs conquêtes s’étendirent vite au delà de
ces limites. Abū Bakr ibn ʿUmar fonda Marrākus̲h̲ (462/1070), et Yūsuf b.
Tās̲h̲ fīn (Tās̲h̲ ufīn) soumit en quelques années le Maroc tout entier et le
Maghreb central jusqu’aux confins du royaume hammādide, arrêta les progrès des
Chrétiens de la Péninsule ibérique par la victoire de Zallāka [q.v.]
(479/1086), détrôna les amīrs andalous et demeura seul maître de toute
l’Espagne musulmane. La décadence des Almoravides fut aussi rapide que leurs
succès. Usés par leurs victoires mêmes, et par le contact d’une civilisation
supérieure, les Berbères du Sahara disparurent rapidement. Les califes
almoravides durent recourir, pour les remplacer, à l’emploi de mercenaires
chrétiens, tandis qu’eux- mêmes, oublieux de l’orthodoxie, scandalisaient par
leur conduite les Musulmans rigoristes. Gagnés à la doctrine unitaire (muwaḥḥid)
par les prédications d’Ibn Tūmart [q.v.], les Maṣmūda du Haut Atlas se levèrent
contre eux. Commandés par un homme de génie, un Berbère des Kūmiyya, ʿAbd
al-Muʾmin [q.v.], ils vinrent à bout, sans grande difficulté, des Almoravides
(541/1147). L’empire fondé par les Almohades fut plus vaste encore que celui de
leurs prédécesseurs. Si, en effet, ʿAbd al-Muʾmin ne parvint pas à soumettre
toute l’Espagne, en revanche il détruisit le royaume hammādide de Bougie, le
royaume zīride d’Ifrīḳiya, chassa les Chrétiens des ports dont ils s’étaient
emparés et se rendit maître de tout le pays compris entre la Syrte et
l’Atlantique. Un grand empire berbère s’étendit ainsi sur toute l’Afrique
septentrionale; il ne tarda d’ailleurs pas à s’effriter. Les califes almohades
ne surent pas mieux que les Almoravides rester fidèles à l’orthodoxie; l’un
d’eux, alMaʾmūn [q.v.], alla jusqu’à maudire publiquement la mémoire d’Ibn
Tūmart et sévit contre les croyants. La rivalité des diverses fractions
berbères hâta d’autre part la dislocation de l’empire édifié par ʿAbd
al-Muʾmin. Les querelles des Maṣmūda et des Kūmiyya ensanglantèrent la cour
marocaine; les tribus du Maghreb central favorisèrent les entre prises des Banū
G̲h̲ āniya [q.v.] ou essayèrent de se rendre indépendantes. Un siècle après la
mort de c Abd al-Mu’min, le dernier de ses descendants, Abū ¶ Dabbūs, réduit au
rôle de chef de bande, finissait obscurément (668/1269). Déjà le Maghreb était
partagé entre des puissances nouvelles, les Marīnides [q.v.] installés à Fās,
les ʿAbd al-Wādides [q.v.] à Tlemcen, les Ḥafṣides [q.v.] à Tunis. Aucune de
ces nouvelles dynasties n’était en mesure d’imposer sa suprématie aux autres,
ni même de se faire respecter de ses propres sujets. Dans le Maroc, les tribus
des régions montagneuses se maintinrent en état de révolte permanente contre
les Marīnides; dans le Maghreb central, les Banū Wamānnū de l’Ouarsenis, les
Zwāwa du Djurdjura, les Kabyles de la 8 sur 34 11/10/2018 à 12:45 province de
Constantine, les populations du Zāb et du Djérid échappèrent à l’autorité des souverains
de Constantine, de Bougie et de Tunis; il en fut de même des oasis du Ḏj̲abal
Nafūsa et de l’Aurès. L’impuissance des Berbères à s’organiser en un grand État
est décidément avérée.
Dès lors, il devient impossible de suivre leur histoire
autrement qu’en faisant l’historique des diverses tribus. Encore la tâche
serait-elle rendue fort difficile à raison des changements produits par
l’invasion hilālienne. Dans les plaines et sur les plateaux, les populations
berbères se sont mélangées aux Arabes; elles ont peu à peu abandonné leur
langue et leurs coutumes, elles ont même perdu leur ancien nom remplacé par
celui de quelque personnage auquel elles font remonter leur origine: elles se
sont arabisées. D’autres groupes ont échappé à cette transformation grâce aux
difficultés d’accès de leur habitat, tels ceux de l’Aurès, de la Kabylie, du
Rif, de l’Atlas; ils se sont grossis de fugitifs de toute origine, qui sont
venus chercher chez eux un refuge; quelques-uns enfin sont refoulés dans le
Sahara, si bien que, dès le VIII e /XIV siècle, «les Berbères forment sur la
frontière du pays des Noirs un cordon parallèle à celui que forment les Arabes
sur les confins des deux Maghrebs et de l’Ifrīḳiya» (Ibn Ḵh̲ aldūn, Hist. des
Berb., trad. de Slane, II, 104). Cette désagrégation fut accompagnée d’un recul
de la civilisation musulmane. Il n’est pas exagéré de dire que nombre de
fractions berbères revinrent en quelque sorte à l’état demi-sauvage et ne
conservèrent plus de l’Islam que des notions très rudimentaires. Leur
réislamisation fut aux IX e --X e /XV e -XVI e siècles l’œuvre de marabouts, se
donnant le plus souvent comme originaires du Sud du Maroc, de cette légendaire
Sāḳiyat al-Ḥamrāʾ que l’imagination populaire se représente comme une pépinière
de missionnaires et de saints. L’influence de ces pieux personnages fut telle
que des tribus entières se regardent aujourd’hui comme leurs descendants.
Quelques rares fractions échappèrent seules à leur action.
(G. Yver*)
Bibliography
La source fondamentale est Ibn Ḵh̲aldūn, Kitâb. al-ʿIbar,
Būlāḳ 1284, 7 vol. (trad. française de Slane, Histoire des Berbères, Alger
1852-56, 4 vol. rééd. achevée en 1956)
On y ajoutera les autres historiens arabes de l’Afrique du
Nord cités dans la Bibl. des art. Algérie, Maroc, Tunisie, ainsi que: H.
Fournel, Les Berbères, Paris 1875
E. Masqueray, Chronique d’Abou Zakaria, Alger 1878
R. Basset, Les Sanctuaires du Djebel Nefousa, Paris 1899
S. A. Boulifa, Le Djurdjura à travers l’histoire, Alger 1925
E. F. Gautier, Les Siècles obscurs, Paris 1927
F. de la Chapelle, dans Hesp., 1930
E. Lévi-Provençal (éd.), Fragments historiques sur les Berbères
au moyen âge, Rabat 1934
T. Lewicki, dans REI, 1934 Berbères Amilhat, REI, 1937
R. Montagne, Les Berbères et le Makhten dans le Sud du
Maroc, Paris 1930
W. Marçais, Comment l’Afrique du Nord a ¶ été arabisée, I,
dans AIEO Alger, 1938, II, ibid., 1956
G. Marçais, dans RA/r., 1941
E. Lévi-Provençal, Hist. Esp. Mus., index
Ch. A. Julien, Histoire de l’Afrique du Nord2, II
H. Terrasse, Histoire du Maroc, Paris 1951
Col. Justinard, Le Tazeroualt, Paris [1954]
G. Marçais, La Berbérie musulmane et l’Orient au moyen âge,
Paris 1946
le même, La Berbérie du VII e au XVI e siècle, dans Mél.
d’hist. et d’archéol., Alger 1957, 17-22.
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