À l'occasion de la publication du texte " Nous sommes tous des idolâtres", édition Bayard, Paris, 1993, Patrick Levy, Bernard Ginisty et moi-même avions donné une conférence ensemble. Voici le texte de mon intervention sur mon texte intitulé : Retour au pays des idoles
Patrick inscrit l’idolâtrie dans
un immense cercle dans lequel nous sommes pris à cause de telle ou telle
limite. Même la communauté n’est pas une parade à cela. Seule l’atteinte de
l’Absolu qui « sauve » met au-delà de l’idolâtrie.
Bernard pourchasse inlassablement
les idoles. Mais son cheminement spirituel s’appuie sue les paroles de grands
auteurs, grands esprits qu’il reconnaît lui-m^me comme étant d’autres formes
d’idoles. Il n’est pas prêt de se débarrasser de Mozart, Nietzsche, Maître
Eckart ou Levinas.
En ce qui me concerne, je
proclame d’entrée de jeu que je fuis un monde de pâles et fausses idoles pour
aller sur une terre lointaine, le Hedjaz, revivre dans une fiction, une
aventure avec les véritables idoles. En attendant l’Absolu, je m’évade d’un
environnement devenu insupportable lui préférant un passé qui est peut-être
plus proche de demain que ne le sont des illusions actuelles.
Ce texte est une interrogation
personnelle sur ce qui peut être appelé une impasse (non pas la mienne
seulement, mais celle se l’espèce humaine à laquelle j’appartiens).
Je ne choisis pas une autre
nation ni même une autre classe par-delà toute frontière, pour sortir de
l’impasse dans laquelle nous sommes. Mais je me tourne vers le passé, convaincu
qu’il n’y a pas d’avenir sans appréhension correcte de ce passé.
Ce retour au pays des idoles est
avant tout un acte de profonde fraternité, une tentative de ressouder une
fracture laissée béante depuis plusieurs siècles.
Je suis convaincu que, malgré
leurs erreurs, les hommes qui nous ont précédé manifestaient, par leurs
tâtonnements spirituels une grandeur que l’on n’a pas assez mise à jour.
Nous sommes prompts, au mieux à
condamner, au pire à oublier, effacer, occulter.
Patrick Levy, en philosophe
acharné, se saisit des concepts (idolâtrie, Absolu, relativité, unicité,
multiplicité) et leur fait quasiment subir la question.
Il projette de tous côtés des
lumières éclairantes sur ces notions. Au risque de se répéter, il cerne de plus
en plus étroitement chaque concept jusqu’à lui faire rendre tous les sens qu’il
renferme et que nous avons parfois oublié.
J’opère d’une façon différente.
Au lieu d’interroger les mots, je les installe dans une fiction. Je les anime
en leur conférant des porte- paroles. ‘Amr Ibn Luhayy, l’idolâtre, et l’ermite
monothéiste sont deux incarnations de l’Un et du Multiple. Leur rencontre
aurait pu être destructrice, elle se révèle fraternelle, mais d’une fraternité
sans concession.
Chacun des deux protagonistes
défend « mordicus » son champ sémantique, son espace de
significations et les conséquences philosophiques qui en découlent. L’idolâtre
pousse son adversaire jusqu’à ses derniers retranchements, mais ne songe à
aucun moment à le supprimer. À aucun moment le moine errant ne montre de mépris
pour celui qui se prosterne devant le déesse Manât. Il y a un réel bonheur à
entendre dialoguer les deux pôles d’une même réalité : l’Un et le
Multiple. Il y a eu pour moi un vrai bonheur à écrire ce passage qu’il m’arrive
de relire pour me redonner confiance et croire encore en certains de mes
contemporains qui utilisent d’autres moyens pour convaincre leurs adversaires.
L’impasse que j’évoquais au début
est celle qui risque de mener à la destruction de la communauté humaine ;
C’est l’impossibilité de ressouder les milliers de morceaux épars. Ces pièces,
détachées les unes des autres, qui constituent en réalité les éléments
complémentaires et solidaires du même puzzle, s’affrontent aujourd’hui sur la
scène du grand théâtre de la planète sous des costumes et des appellations
diverses :
-
musulmans et non musulmans ;
-
Noirs et blancs ;
-
Peuples pauvres et peuples riches
-
Serbes, croates et bosniaques ;
-
Irakiens sunnites et chiites
-
Russes et tchétchènes ;
-
Basques et espagnols…
Et la liste n’est pas close de
groupes antagonistes qui se vouent une haine atroce et se livrent une guerre
sans merci.
L’impasse réside dans le fait que
le dénominateur commun à tous les hommes, c’est-à-dire leur humanité, subit une
telle séparation que chaque entité ne peut plus s’identifier qu ‘en
s’opposant. Pourtant la survie de chacun est étroitement liée à la survie de
tous.
L’humanité sera sauvée
définitivement comme espèce quand les hommes ne se définiront plus seulement
par ce qui les différencie mais aussi par ce qui leur est commun. Quand elle
aura également repensé la place de l’homme et sa responsabilité dans la
Création qui commence par son rapport à la nature dont les hommes usent et
abusent de façon irréfléchi comme si elle était inépuisable.
Paris, 1993
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