dimanche 8 mars 2020

Nous sommes tous des idolâtres: présentation

À l'occasion de la publication du texte " Nous sommes tous des idolâtres", édition Bayard, Paris, 1993, Patrick Levy, Bernard Ginisty et moi-même avions donné une conférence ensemble. Voici le texte de mon intervention sur mon texte intitulé : Retour au pays des idoles
Patrick inscrit l’idolâtrie dans un immense cercle dans lequel nous sommes pris à cause de telle ou telle limite. Même la communauté n’est pas une parade à cela. Seule l’atteinte de l’Absolu qui « sauve » met au-delà de l’idolâtrie.
Bernard pourchasse inlassablement les idoles. Mais son cheminement spirituel s’appuie sue les paroles de grands auteurs, grands esprits qu’il reconnaît lui-m^me comme étant d’autres formes d’idoles. Il n’est pas prêt de se débarrasser de Mozart, Nietzsche, Maître Eckart ou Levinas.
En ce qui me concerne, je proclame d’entrée de jeu que je fuis un monde de pâles et fausses idoles pour aller sur une terre lointaine, le Hedjaz, revivre dans une fiction, une aventure avec les véritables idoles. En attendant l’Absolu, je m’évade d’un environnement devenu insupportable lui préférant un passé qui est peut-être plus proche de demain que ne le sont des illusions actuelles.
Ce texte est une interrogation personnelle sur ce qui peut être appelé une impasse (non pas la mienne seulement, mais celle se l’espèce humaine à laquelle j’appartiens).
Je ne choisis pas une autre nation ni même une autre classe par-delà toute frontière, pour sortir de l’impasse dans laquelle nous sommes. Mais je me tourne vers le passé, convaincu qu’il n’y a pas d’avenir sans appréhension correcte de ce passé.
Ce retour au pays des idoles est avant tout un acte de profonde fraternité, une tentative de ressouder une fracture laissée béante depuis plusieurs siècles.
Je suis convaincu que, malgré leurs erreurs, les hommes qui nous ont précédé manifestaient, par leurs tâtonnements spirituels une grandeur que l’on n’a pas assez mise à jour.
Nous sommes prompts, au mieux à condamner, au pire à oublier, effacer, occulter.

Patrick Levy, en philosophe acharné, se saisit des concepts (idolâtrie, Absolu, relativité, unicité, multiplicité) et leur fait quasiment subir la question.
Il projette de tous côtés des lumières éclairantes sur ces notions. Au risque de se répéter, il cerne de plus en plus étroitement chaque concept jusqu’à lui faire rendre tous les sens qu’il renferme et que nous avons parfois oublié.

J’opère d’une façon différente. Au lieu d’interroger les mots, je les installe dans une fiction. Je les anime en leur conférant des porte- paroles. ‘Amr Ibn Luhayy, l’idolâtre, et l’ermite monothéiste sont deux incarnations de l’Un et du Multiple. Leur rencontre aurait pu être destructrice, elle se révèle fraternelle, mais d’une fraternité sans concession.
Chacun des deux protagonistes défend « mordicus » son champ sémantique, son espace de significations et les conséquences philosophiques qui en découlent. L’idolâtre pousse son adversaire jusqu’à ses derniers retranchements, mais ne songe à aucun moment à le supprimer. À aucun moment le moine errant ne montre de mépris pour celui qui se prosterne devant le déesse Manât. Il y a un réel bonheur à entendre dialoguer les deux pôles d’une même réalité : l’Un et le Multiple. Il y a eu pour moi un vrai bonheur à écrire ce passage qu’il m’arrive de relire pour me redonner confiance et croire encore en certains de mes contemporains qui utilisent d’autres moyens pour convaincre leurs adversaires.

L’impasse que j’évoquais au début est celle qui risque de mener à la destruction de la communauté humaine ; C’est l’impossibilité de ressouder les milliers de morceaux épars. Ces pièces, détachées les unes des autres, qui constituent en réalité les éléments complémentaires et solidaires du même puzzle, s’affrontent aujourd’hui sur la scène du grand théâtre de la planète sous des costumes et des appellations diverses :
-      musulmans et non musulmans ;
-      Noirs et blancs ;
-      Peuples pauvres et peuples riches
-      Serbes, croates et bosniaques ;
-      Irakiens sunnites et chiites
-      Russes et tchétchènes ;
-      Basques et espagnols…
Et la liste n’est pas close de groupes antagonistes qui se vouent une haine atroce et se livrent une guerre sans merci.

L’impasse réside dans le fait que le dénominateur commun à tous les hommes, c’est-à-dire leur humanité, subit une telle séparation que chaque entité ne peut plus s’identifier qu ‘en s’opposant. Pourtant la survie de chacun est étroitement liée à la survie de tous.
L’humanité sera sauvée définitivement comme espèce quand les hommes ne se définiront plus seulement par ce qui les différencie mais aussi par ce qui leur est commun. Quand elle aura également repensé la place de l’homme et sa responsabilité dans la Création qui commence par son rapport à la nature dont les hommes usent et abusent de façon irréfléchi comme si elle était inépuisable.

Paris, 1993

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