Poésie et poètes
1- Les bardes du désert
Ce qui caractérise la langue arabe, comme
d’autres langues sémitiques – tels l’hébreu ou le syriaque - c’est le fait que
chaque mot est formé d’un squelette de
consonnes – trois en général -. Celles-ci constituent la racine invariable qui
exprime le sens primitif. Mais, sans les voyelles, les consonnes sont inertes.
Le souffle du poète ou plutôt son “ expir ” est justement l’acte par
lequel il insuffle une âme à des squelettes qui, revêtus de chair, se mettront
à vivre au rythme et à la cadence que leur communique le poète.
L’acte poétique, comme la
respiration, est constitué de deux moments : un inspir et un expir. Le
poète entretient avec le monde invisible un rapport particulier. Il est un
réceptacle privilégié de puissances et de pouvoirs magiques. Il en retire des
impressions, des sensations et une vision souvent proches du fantastique. C’est
en ceci que le poète est un “ habitant d’une autre planète ”. Ses
mots empruntent au langage commun une enveloppe qui recouvre souvent des significations
nouvelles et inédites. C’est la raison pour laquelle aucun dictionnaire ne
donnera le sens d’un poème.
Le poète de la période
préislamique (nommée à tort Djahiliyya
= « ignorance » الجاهلية ) considérait sa vocation comme surnaturelle :
c’est un “ initié ” et la texture de ses vers lui est dictée par son djinn particulier. Le djinn est cette
puissance chtonienne qui inspire le poète. Il est la voix d’une réalité supra-rationnelle
qui lui révèle des choses inaccessibles au commun des mortels.
Voici comment un poète du Préislam
évoquait sa communication avec “ l’invisible ” :
“ Au lever de l’aurore, j’ai sellé ma chamelle,
Et, la conduisant par la bride, j’ai été me placer sur la montagne.
Là, j’ai appelé, à grands cris, mon démon familier.
Bientôt, ma verve s’est échauffée,
Ma poitrine était semblable à un vase dans lequel l’eau bouillonne.
Je n’ai quitté ce lieu qu’après avoir composé 113 vers ”.
Les mots arabes qui expriment ce
moment particulier où le poète est pénétré par les forces invisibles sont al-wahy et al-ilhâm ( الوحي والالهام) qui expriment l’idée de souffle qui se déverse, qui
pénètre l’âme du poète. Ces mêmes mots sont utilisés pour exprimer la réalité divine
qui s’empare quasiment des prophètes pour leur dicter le message divin.
Mais, aussi inspiré soit-il, le poète est toujours
contraint de s’exprimer dans un cadre formel indépendant de son choix. Il doit
se plier presque toujours à une structure définie avec rigueur par ses
prédécesseurs.
2
- La qasîda archaïque
La poésie arabe est dominée
par la forme qasîda (القصيدة). Cette ode
ancienne prend sa source dans le désert d’Arabie où les poètes remplissaient,
au sein de leurs tribus très fortement soudées, une fonction sociale
importante. Porte-paroles de leurs communautés, ils glorifiaient leurs hauts
faits et forgeaient contre leurs ennemis des poèmes satiriques parfois plus
puissants que des flèches ou des javelots.
La qasîda
est construite selon une succession de vers (bayt pl. abyât) composés
chacun de deux hémistiches (shatr
pl. ashtàr شطر ). Le bayt s’achève par une rime (qâfiya pl. qawâfi قافية) et il est construit sur un mètre (bahr pl. buhûr بحر)
qui reste le même tout le long du poème.
La
qasîda est la forme poétique qui correspond le mieux
à la réalité du nomade de l’époque préislamique. Parcourant d’immenses contrées,
où domine une apparence d’uniformité, il sait cependant percevoir et exprimer
la diversité et le changement dans la répétition. Il connait, mieux que
personne, la richesse et la variété du paysage désertique. Ici se trouve un
point d’eau et là sont visibles les restes d’un campement que des proches ont
établi le temps d’une halte.
Du
point de vue rythmique,
chaque bayt est une unité
respiratoire qui ne peut excéder un certain volume. Son étalement est fonction
des capacités respiratoires humaines. A l’origine, le poème est composé en vue
d’être déclamé en public par un rhapsode (râwi
pl. ruwât راوي) qui seconde souvent le
créateur du poème dans cette tâche.
Sur
le plan sémantique,
chaque bayt possède, selon la tradition,
une autonomie. Chaque vers doit se
suffire à lui-même et porter un sens complet même s’il participe avec ce qui le
précède et / ou le suit à une signification plus large.
Ainsi, le vers apparaît comme étant une
entité signifiante tributaire du souffle par son mètre et lié au flux sanguin
et au battement du cœur par son rythme (wazn
pl. awzân وزن). La structure de la qasîda
est binaire. Chaque vers comporte deux hémistiches où s’expriment :
-
des
idées complémentaires ;
-
des
idées opposées ou antithétiques ;
-
des
idées proches ou parallèles.
Quant à la complémentarité, elle
permet de lier la cause à la conséquence, le thème au prédicat, l’action au
lieu où elle se déroule ou à celui qui l’accomplit.
De cette période primitive nommée Djahiliyya après la révélation
coranique, il ne reste que peu de choses des créations poétiques. Transmis
oralement, beaucoup de poèmes ont été soit complètement perdus, soit fondus
dans la production ultérieure selon un mécanisme qui serait à peu près le
suivant : “ on garde et on continue à véhiculer la part de poésie qui
correspond aux transformations de la société arabe et on oublie ce qui devient
anachronique ”. Ce qui nous est parvenu est un ensemble de compositions
appelées “ mu‘allaqat ” qui
serviront longtemps de modèles à tous les poètes arabes, notamment des premiers
siècles de l’Islam. Mais cette poésie pose de si nombreux problèmes que le
lettré égyptien Taha Husayn (1889-1973) a jeté, en 1926, un doute profond sur
son authenticité. Ses positions, exprimées dans une thèse célèbre (Fî al-shi‘r al-djâhilî ),
ont suscité un profond débat et ébranlé les convictions de l’intelligentsia
arabe de l’époque.
3
- L’inspiration divine
Le Coran comporte une sourate intitulée
précisément al-shu‘arâ’(“ les
poètes ”) où Dieu dit à son messager :
“ Le Coran est une révélation du Seigneur des mondes,
l’Esprit fidèle est descendu
avec lui dans ton cœur”. (Versets) 193-194
Le Coran est d’abord un texte
sacré qui s’adresse aux hommes pour les appeler à nouer une
“ alliance ” avec le Créateur sur la base de rites et d’une éthique
communautaires. Mais l’une des particularités du Coran est d’avoir été révélé
dans une langue dont les premiers destinataires ont cru reconnaître celle des
poètes et surtout celle des kuhhân (كاهن كهّان),
ces devins de la société préislamique. En effet, les premières sourates
annoncent l’imminence de la fin du monde et décrivent les châtiments auxquels seront
voués les mécréants dans des images terribles et saisissantes. Le style des
sourates mecquoises fit dire à Taha Husayn que le Coran peut être considéré
comme « le premier texte écrit » de la période préislamique par la
vision du monde et la représentation sociale et cosmique qu’il contient.
Mais pour répliquer aux
Quraychites qui accusaient Muhammad d’être un poète inspiré par les
“ démons ”, Le Coran précise :
“ Ce
ne sont pas les démons qui sont descendus avec le Coran ”.
Suit alors un jugement sévère à l’égard des
poètes :
“ Quant
aux poètes : ils sont suivis par ceux qui s’égarent.
Ne
les vois-tu pas ? Ils divaguent dans chaque vallée
Et disent ce qu’ils ne font pas ”.
Le Coran met les poètes au défi de
pouvoir forger un seul verset équivalent à ceux que Dieu a révélés à son
Prophète. D’ailleurs, le seul miracle dont fait état l’Islam est cette mu`djiza ou miracle verbal sans
précédent.
Dans ces conditions, on peut
imaginer ce qu’a pu être la situation des poètes au cours des premiers siècles
de l’Islam. Mis en demeure de produire une parole de même force expressive ou
de reconnaître leur impuissance, ils se retrouvèrent dans une situation très
intenable. Soit ils tentaient de relever le défi et se déclaraient, de ce fait,
concurrents du Créateur, avec toutes les conséquences qu’on peut imaginer, ou
ils déclaraient leur infériorité et se
condamnaient ainsi au silence.
Cependant, la société arabe, même
islamisée, ne pourra pas se passer des poètes. Le Prophète, réceptacle et
émissaire de la parole de Dieu, est aussi un arabe sensible à la magie du
verbe. Il offre alors une issue aux poètes en se référant au texte divin
lui-même qui, dans son rejet des poètes, fait une exception - qu’on oublie
souvent de citer- pour ceux d’entre-eux qui se soumettent à Dieu. C’est ainsi
que Muhammad utilisera le talent du poète Hassan Ibn Thâbit dans sa lutte
contre les ennemis de la nouvelle doctrine. Désormais, le poète n’est d’aucune
tribu ; il est au service d’une communauté soudée non plus par des liens
de sang mais par une conviction religieuse et un credo plus puissant que les
rapports de parenté. Beaucoup de choses ont changé mais la fonction du poète
est demeurée fondamentalement la même : il est le porte parole d’une
communauté, le défenseur d’une cause et le gardien d’une nouvelle mémoire
collective.
4 - Évolution
de la poésie
Les Omeyyades transfèrent la capitale de
l’Islam à Damas, mais ils maintiennent l’héritage poétique en l’état pendant
leur règne. Avec les Abbasides, qui feront de Bagdad une véritable mégapole
vers laquelle affluent les convertis de toutes les contrées conquises, la
société musulmane devient véritablement citadine. Les anciens liens sociaux
éclatent permettant l’émergence de l’individu au sens moderne du mot. Le poète
cesse de se sentir prisonnier de liens claniques ou tribaux étroits. Il doit
désormais assurer sa subsistance en vendant la seule chose monnayable qu’il
possède : sa capacité de forger des poèmes. Le mécénat se met en place
dans ces conditions pour pallier à la disparition de la protection que le poète
trouvait auparavant au sein de sa tribu. C’est une période difficile pour
certains poètes, mais elle fut pour les meilleurs d’entre eux une occasion
d’enrichissement et de renommée. Les califes, princes ou membres influents de
la société arabe, enrichie par sa formidable expansion, s’attachent des poètes
qui sont obligés de donner à leurs œuvres une nouvelle configuration. Les
poètes des cités abbassides abandonnent les thèmes liés à l’errance bédouine
parce que les auteurs du IIIème/IXème siècle vivent dans un nouvel
environnement tant géographique que social.
Les
contemporains d’Abû Nuwâs (756-814), à l’époque de Harûn al-Rachid ont besoin
de commentaires pour comprendre le sens des “Mu‘allaqât”. Pour saisir toutes les nuances qui faisaient la
richesse et l’originalité des descriptions du désert, des éléments naturels et
de la faune qui se trouvent dans les poèmes d’un Labid, Chanfara ou Imru’
al-Qays, il fallait désormais des “dictionnaires”. On abandonne alors un
langage qui a été forgé pour exprimer des relations sociales et une nature que
beaucoup de gens ne connaissent plus concrètement. Par contre, dans sa
structure, le poème ne changera pas fondamentalement avant le mouvement de
rénovation poétique qu’a connu al-Andalus
à la fin du 10e siècle
5
- La “ création ” du muwashshah
C’est en Espagne Musulmane qu’une étape importante de l’évolution
poétique arabe sera franchie. Après une période où les différentes populations
vécurent dans l’ignorance mutuelle, une symbiose exemplaire finit par se
réaliser. Commencée sous le régime des
“ gouverneurs ”, poursuivie sous l’Emirat puis le Califat omeyyade
(de 756 au début du XIe siècle) , elle atteignit son sommet à l’époque des
“ Mulûk al-Tawâ’if ”. Les
communautés religieuses (musulmans, juifs et cgrétien) et ethniques (arabes,
berbères et ibères) tissèrent entre elles des liens solides et la masse des
convertis et arabisés espagnols finit par dépasser largement, en nombre, celle
des Arabes et même des Berbères du Maghreb.
Dans ces conditions, une synthèse s’opère
sur le plan culturel en général et linguistique en particulier. Si, pour les besoins
administratifs et la production savante ou littéraire châtiée, on utilise
l’arabe littéraire, dans la rue, pour leurs besoins quotidiens, les habitants
d’al-Andalus communiquent dans un
arabe local. Mélange des différentes langues, l’andalou reflète l’état d’une
société métissée où les particularismes coexistent dans une tolérance mutuelle
fructueuse. Le muwashshah
(poésie strophique الموشّح) et surtout le zadjal
(recourant à la la langue vernaculaire) vont désormais constituer la signature
d’al-Andalus sur le plan poétique et
l’emblème de son indépendance culturelle par rapport à l’Orient.
Jusqu’ici, la seule poésie tolérée dans
les cours omeyyades d’Espagne et par les hommes de lettres andalous était celle
qui se contentait d’imiter ce qui se pratiquait à Damas ou à Bagdad. Toute tentative d’innovation était bannie :
“ il fallait composer comme les Anciens ou se taire ”. Mais la
nouvelle sensibilité andalouse finit par triompher des attitudes
conservatrices. Par ailleurs, sur le plan musical, une rénovation importante a
vu le jour à partir de la fin du Xe siècle avec la constitution du système
modal appelé nawba. Celle-ci exigeait
une poésie qui correspondait aux combinaisons rythmiques variées qui la caractérisaient.
La qasîda antique perdra peu à peu de
sa prééminence dans le domaine du chant jusqu’à sa disparition complète dans le
répertoire maghrébo-andalou.
La qasîda,
comme son nom l’indique, constitue un itinéraire que le poète emprunte pour
parvenir à son qasd, c’est à
dire son objectif, son but. Ouvrant son poème par un prologue amoureux (le nasîb), le shâ`ìr accomplissait un parcours dans le rahîl ( où il décrivait le
paysage traversé) avant de montrer sa prouesse dans la jactance et surtout
l’éloge (le madîh) du mécène
auquel il adressait sa demande.
Construit différemment, le muwashshah comporte lui
aussi un itinéraire. L’apparente monotonie de la rime et du mètre unique a
laissé la place à la diversité du tissage rythmique de la strophe. Le poète
fait alterner des vers de mètres et de rimes différents constituant une texture
apparemment désordonnée. Mais, si “ désordre ” il y a, il s’agit d’un
désordre organisé.
Le plus souvent, le muwashshah dit tâmm
(complet) s’ouvre sur le matla`
ou madhhab, littéralement
“ point de départ ”. Il se poursuit ensuite avec un nombre variable
de strophes constituées chacune d’ensembles liés sémantiquement : le ghusn qui annonce un thème et un qufl, véritable “ fermoir ”
qui la clôt.
Mais la particularité de ce nouveau genre
de poème réside dans son aboutissement. Le parcours se termine en effet par une
pointe finale toujours attendue par les amateurs du muwashshah : la “ succulente ” khardja. Cette
“ sortie ”, est l’étape ultime d’un parcours agréable où dans une
nature complice, les amants dégustaient les coupes de l ‘amour
« courtois ». Composée à la fois bien en arabe qu’en langue
hispanique, elle devient une sorte de lieu de rencontre, le carrefour de
sensibilités différentes mais complémentaires.
Saadane
Benbabaali
Texte revu et
corrigé le 27 Décembre 2019
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