samedi 28 décembre 2019

Poésie et poètes arabes

 

Poésie et poètes


1- Les bardes du désert

Ce qui caractérise la langue arabe, comme d’autres langues sémitiques – tels l’hébreu ou le syriaque - c’est le fait que chaque mot est formé d’un squelette  de consonnes – trois en général -. Celles-ci constituent la racine invariable qui exprime le sens primitif. Mais, sans les voyelles, les consonnes sont inertes. Le souffle du poète ou plutôt son “ expir ” est justement l’acte par lequel il insuffle une âme à des squelettes qui, revêtus de chair, se mettront à vivre au rythme et à la cadence que leur communique le poète.
L’acte poétique, comme la respiration, est constitué de deux moments : un inspir et un expir. Le poète entretient avec le monde invisible un rapport particulier. Il est un réceptacle privilégié de puissances et de pouvoirs magiques. Il en retire des impressions, des sensations et une vision souvent proches du fantastique. C’est en ceci que le poète est un “ habitant d’une autre planète ”. Ses mots empruntent au langage commun une enveloppe qui recouvre souvent des significations nouvelles et inédites. C’est la raison pour laquelle aucun dictionnaire ne donnera le sens d’un poème.

Le poète de la période préislamique (nommée à tort Djahiliyya = « ignorance » الجاهلية ) considérait sa vocation comme surnaturelle : c’est un “ initié ” et la texture de ses vers lui est dictée par son djinn particulier. Le djinn est cette puissance chtonienne qui inspire le poète. Il est la voix d’une réalité supra-rationnelle qui lui révèle des choses inaccessibles au commun des mortels.
Voici comment un poète du Préislam évoquait sa communication avec “ l’invisible ” :

“ Au lever de l’aurore, j’ai sellé ma chamelle,
Et, la conduisant par la bride, j’ai été me placer sur la montagne.
Là, j’ai appelé, à grands cris, mon démon familier.
Bientôt, ma verve s’est échauffée,
Ma poitrine était semblable à un vase dans lequel l’eau bouillonne.
Je n’ai quitté ce lieu qu’après avoir composé 113 vers ”.

Les mots arabes qui expriment ce moment particulier où le poète est pénétré par les forces invisibles sont al-wahy et al-ilhâm ( الوحي والالهام) qui expriment l’idée de souffle qui se déverse, qui pénètre l’âme du poète. Ces mêmes mots sont utilisés pour exprimer la réalité divine qui s’empare quasiment des prophètes pour leur dicter le message divin.
Mais, aussi inspiré soit-il, le poète est toujours contraint de s’exprimer dans un cadre formel indépendant de son choix. Il doit se plier presque toujours à une structure définie avec rigueur par ses prédécesseurs.


2 - La qasîda archaïque

La poésie arabe est dominée par la forme qasîda (القصيدة). Cette ode ancienne prend sa source dans le désert d’Arabie où les poètes remplissaient, au sein de leurs tribus très fortement soudées, une fonction sociale importante. Porte-paroles de leurs communautés, ils glorifiaient leurs hauts faits et forgeaient contre leurs ennemis des poèmes satiriques parfois plus puissants que des flèches ou des javelots.
La qasîda est construite selon une succession de vers (bayt pl. abyât) composés chacun de deux hémistiches (shatr pl. ashtàr شطر ). Le bayt s’achève par une rime (qâfiya pl. qawâfi  قافية) et il est construit sur un mètre (bahr pl. buhûr بحر) qui reste le même tout le long du poème.

La qasîda est la forme poétique qui correspond le mieux à la réalité du nomade de l’époque préislamique. Parcourant d’immenses contrées, où domine une apparence d’uniformité, il sait cependant percevoir et exprimer la diversité et le changement dans la répétition. Il connait, mieux que personne, la richesse et la variété du paysage désertique. Ici se trouve un point d’eau et là sont visibles les restes d’un campement que des proches ont établi le temps d’une halte.
Du point de vue rythmique, chaque bayt est une unité respiratoire qui ne peut excéder un certain volume. Son étalement est fonction des capacités respiratoires humaines. A l’origine, le poème est composé en vue d’être déclamé en public par un rhapsode (râwi pl. ruwât  راوي) qui seconde souvent le créateur du poème dans cette tâche.

Sur le plan sémantique, chaque bayt possède, selon la tradition, une autonomie. Chaque vers doit se suffire à lui-même et porter un sens complet même s’il participe avec ce qui le précède et / ou le suit à une signification plus large.
Ainsi, le vers apparaît comme étant une entité signifiante tributaire du souffle par son mètre et lié au flux sanguin et au battement du cœur par son rythme (wazn pl. awzân وزن). La structure de la qasîda est binaire. Chaque vers comporte deux hémistiches où s’expriment :
-               des idées complémentaires ;
-               des idées opposées ou antithétiques ;
-               des idées proches ou parallèles.
Quant à la complémentarité, elle permet de lier la cause à la conséquence, le thème au prédicat, l’action au lieu où elle se déroule ou à celui qui l’accomplit.

De cette période primitive nommée Djahiliyya après la révélation coranique, il ne reste que peu de choses des créations poétiques. Transmis oralement, beaucoup de poèmes ont été soit complètement perdus, soit fondus dans la production ultérieure selon un mécanisme qui serait à peu près le suivant : “ on garde et on continue à véhiculer la part de poésie qui correspond aux transformations de la société arabe et on oublie ce qui devient anachronique ”. Ce qui nous est parvenu est un ensemble de compositions appelées “ mu‘allaqat ” qui serviront longtemps de modèles à tous les poètes arabes, notamment des premiers siècles de l’Islam. Mais cette poésie pose de si nombreux problèmes que le lettré égyptien Taha Husayn (1889-1973) a jeté, en 1926, un doute profond sur son authenticité. Ses positions, exprimées dans une thèse célèbre (Fî al-shi‘r al-djâhilî ), ont suscité un profond débat et ébranlé les convictions de l’intelligentsia arabe de l’époque.

             
3 - L’inspiration divine

Le Coran comporte une sourate intitulée précisément al-shu‘arâ’(“ les poètes ”) où Dieu dit à son messager :
“ Le Coran est une révélation du Seigneur des mondes,
 l’Esprit fidèle est descendu avec lui dans ton cœur”. (Versets) 193-194
Le Coran est d’abord un texte sacré qui s’adresse aux hommes pour les appeler à nouer une “ alliance ” avec le Créateur sur la base de rites et d’une éthique communautaires. Mais l’une des particularités du Coran est d’avoir été révélé dans une langue dont les premiers destinataires ont cru reconnaître celle des poètes et surtout celle des kuhhân (كاهن كهّان), ces devins de la société préislamique. En effet, les premières sourates annoncent l’imminence de la fin du monde et décrivent les châtiments auxquels seront voués les mécréants dans des images terribles et saisissantes. Le style des sourates mecquoises fit dire à Taha Husayn que le Coran peut être considéré comme « le premier texte écrit » de la période préislamique par la vision du monde et la représentation sociale et cosmique qu’il contient.
Mais pour répliquer aux Quraychites qui accusaient Muhammad d’être un poète inspiré par les “ démons ”, Le Coran précise :
“ Ce ne sont pas les démons qui sont descendus avec le Coran ”.
 Suit alors un jugement sévère à l’égard des poètes :
“ Quant aux poètes : ils sont suivis par ceux qui s’égarent.
Ne les vois-tu pas ? Ils divaguent dans chaque vallée
Et disent ce qu’ils ne font pas ”.

Le Coran met les poètes au défi de pouvoir forger un seul verset équivalent à ceux que Dieu a révélés à son Prophète. D’ailleurs, le seul miracle dont fait état l’Islam est cette mu`djiza ou miracle verbal sans précédent.
Dans ces conditions, on peut imaginer ce qu’a pu être la situation des poètes au cours des premiers siècles de l’Islam. Mis en demeure de produire une parole de même force expressive ou de reconnaître leur impuissance, ils se retrouvèrent dans une situation très intenable. Soit ils tentaient de relever le défi et se déclaraient, de ce fait, concurrents du Créateur, avec toutes les conséquences qu’on peut imaginer, ou ils déclaraient leur infériorité et  se condamnaient ainsi au silence.
Cependant, la société arabe, même islamisée, ne pourra pas se passer des poètes. Le Prophète, réceptacle et émissaire de la parole de Dieu, est aussi un arabe sensible à la magie du verbe. Il offre alors une issue aux poètes en se référant au texte divin lui-même qui, dans son rejet des poètes, fait une exception - qu’on oublie souvent de citer- pour ceux d’entre-eux qui se soumettent à Dieu. C’est ainsi que Muhammad utilisera le talent du poète Hassan Ibn Thâbit dans sa lutte contre les ennemis de la nouvelle doctrine. Désormais, le poète n’est d’aucune tribu ; il est au service d’une communauté soudée non plus par des liens de sang mais par une conviction religieuse et un credo plus puissant que les rapports de parenté. Beaucoup de choses ont changé mais la fonction du poète est demeurée fondamentalement la même : il est le porte parole d’une communauté, le défenseur d’une cause et le gardien d’une nouvelle mémoire collective.


4 - Évolution de la poésie

Les Omeyyades transfèrent la capitale de l’Islam à Damas, mais ils maintiennent l’héritage poétique en l’état pendant leur règne. Avec les Abbasides, qui feront de Bagdad une véritable mégapole vers laquelle affluent les convertis de toutes les contrées conquises, la société musulmane devient véritablement citadine. Les anciens liens sociaux éclatent permettant l’émergence de l’individu au sens moderne du mot. Le poète cesse de se sentir prisonnier de liens claniques ou tribaux étroits. Il doit désormais assurer sa subsistance en vendant la seule chose monnayable qu’il possède : sa capacité de forger des poèmes. Le mécénat se met en place dans ces conditions pour pallier à la disparition de la protection que le poète trouvait auparavant au sein de sa tribu. C’est une période difficile pour certains poètes, mais elle fut pour les meilleurs d’entre eux une occasion d’enrichissement et de renommée. Les califes, princes ou membres influents de la société arabe, enrichie par sa formidable expansion, s’attachent des poètes qui sont obligés de donner à leurs œuvres une nouvelle configuration. Les poètes des cités abbassides abandonnent les thèmes liés à l’errance bédouine parce que les auteurs du IIIème/IXème siècle vivent dans un nouvel environnement tant géographique que social.
Les contemporains d’Abû Nuwâs (756-814), à l’époque de Harûn al-Rachid ont besoin de commentaires pour comprendre le sens des “Mu‘allaqât”. Pour saisir toutes les nuances qui faisaient la richesse et l’originalité des descriptions du désert, des éléments naturels et de la faune qui se trouvent dans les poèmes d’un Labid, Chanfara ou Imru’ al-Qays, il fallait désormais des “dictionnaires”. On abandonne alors un langage qui a été forgé pour exprimer des relations sociales et une nature que beaucoup de gens ne connaissent plus concrètement. Par contre, dans sa structure, le poème ne changera pas fondamentalement avant le mouvement de rénovation poétique qu’a connu al-Andalus à la fin du 10e siècle

 
5 - La “ création ” du muwashshah

C’est en Espagne Musulmane qu’une étape importante de l’évolution poétique arabe sera franchie. Après une période où les différentes populations vécurent dans l’ignorance mutuelle, une symbiose exemplaire finit par se réaliser. Commencée sous le régime  des “ gouverneurs ”, poursuivie sous l’Emirat puis le Califat omeyyade (de 756 au début du XIe siècle) , elle atteignit son sommet à l’époque des “ Mulûk al-Tawâ’if ”. Les communautés religieuses (musulmans, juifs et cgrétien) et ethniques (arabes, berbères et ibères) tissèrent entre elles des liens solides et la masse des convertis et arabisés espagnols finit par dépasser largement, en nombre, celle des Arabes et même des Berbères du Maghreb.
Dans ces conditions, une synthèse s’opère sur le plan culturel en général et linguistique en particulier. Si, pour les besoins administratifs et la production savante ou littéraire châtiée, on utilise l’arabe littéraire, dans la rue, pour leurs besoins quotidiens, les habitants d’al-Andalus communiquent dans un arabe local. Mélange des différentes langues, l’andalou reflète l’état d’une société métissée où les particularismes coexistent dans une tolérance mutuelle fructueuse. Le muwashshah (poésie strophique الموشّح) et surtout le zadjal (recourant à la la langue vernaculaire) vont désormais constituer la signature d’al-Andalus sur le plan poétique et l’emblème de son indépendance culturelle par rapport à l’Orient.

Jusqu’ici, la seule poésie tolérée dans les cours omeyyades d’Espagne et par les hommes de lettres andalous était celle qui se contentait d’imiter ce qui se pratiquait à Damas ou à Bagdad. Toute  tentative d’innovation était bannie : “ il fallait composer comme les Anciens ou se taire ”. Mais la nouvelle sensibilité andalouse finit par triompher des attitudes conservatrices. Par ailleurs, sur le plan musical, une rénovation importante a vu le jour à partir de la fin du Xe siècle avec la constitution du système modal appelé nawba. Celle-ci exigeait une poésie qui correspondait aux combinaisons rythmiques variées qui la caractérisaient. La qasîda antique perdra peu à peu de sa prééminence dans le domaine du chant jusqu’à sa disparition complète dans le répertoire maghrébo-andalou.

La qasîda, comme son nom l’indique, constitue un itinéraire que le poète emprunte pour parvenir à son qasd, c’est à dire son objectif, son but. Ouvrant son poème par un prologue amoureux (le nasîb), le shâ`ìr accomplissait un parcours dans le rahîl ( où il décrivait le paysage traversé) avant de montrer sa prouesse dans la jactance et surtout l’éloge (le madîh) du mécène auquel il adressait sa demande.
Construit différemment, le muwashshah comporte lui aussi un itinéraire. L’apparente monotonie de la rime et du mètre unique a laissé la place à la diversité du tissage rythmique de la strophe. Le poète fait alterner des vers de mètres et de rimes différents constituant une texture apparemment désordonnée. Mais, si “ désordre ” il y a, il s’agit d’un désordre organisé.
Le plus souvent, le muwashshah dit tâmm (complet) s’ouvre sur le matla` ou madhhab, littéralement  “ point de départ ”. Il se poursuit ensuite avec un nombre variable de strophes constituées chacune d’ensembles liés sémantiquement : le ghusn qui annonce un thème et un qufl, véritable “ fermoir ” qui la clôt.
Mais la particularité de ce nouveau genre de poème réside dans son aboutissement. Le parcours se termine en effet par une pointe finale toujours attendue par les amateurs du muwashshah : la “ succulente ” khardja. Cette “ sortie ”, est l’étape ultime d’un parcours agréable où dans une nature complice, les amants dégustaient les coupes de l ‘amour « courtois ». Composée à la fois bien en arabe qu’en langue hispanique, elle devient une sorte de lieu de rencontre, le carrefour de sensibilités différentes mais complémentaires. 

Saadane Benbabaali
Texte revu et corrigé le 27 Décembre 2019
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