Amour, Ivresse et sagesse
Dans la poésie arabo-andalouse
Le muwashshah, une création poétique andalouse
La poésie andalouse constitue une
part importante du patrimoine littéraire arabe. Elle a été élaborée
parallèlement à l’émergence d’une population andalouse de plus en plus homogène[1] au cours
de la longue période de présence musulmane dans la Péninsule ibérique
(711-1492). Les cours des souverains Omeyyades d’Espagne accueillirent des
hommes de lettres et des poètes qui y trouvèrent un climat favorable à la
création littéraire.
Les poètes andalous se sont
distingués, entre autres, par la création de la strophe dans des compositions
comportant des rimes et des mètres multiples[2] dans un
genre appelé muwashshah.
Cette poésie strophique fut le mode d’expression poétique approprié d’une
société multiethnique et multiculturelle qui a réussi, après de longs et
difficiles ajustements, à établir une relative harmonie entre ses différentes
composantes. Elle fut incontestablement la signature originale d’une
civilisation qui est parvenue, à un moment de son histoire, à réaliser la
synthèse heureuse de sensibilités aussi riches que diverses : ibère, arabe
et berbère.
Par ailleurs, les
Andalous, longtemps tributaires de la production littéraire orientale, ont
senti la nécessité, après trois siècles d’histoire, de se doter d’une forme de poésie originale exprimant les
spécificités de leur identité particulière. En effet, après la rupture
politique avec le Mashriq (l’Orient)
et le califat ‘abbaside, dès le
milieu du 8ème siècle, le muwashshah
allait constituer, en quelque sorte, la déclaration d’indépendance sur le plan
littéraire, comme cela fut le cas, en
philosophie, avec le développement d’un pôle andalou de réflexion dont le
représentant le plus connu - mais non le seul - fut Ibn Rushd (Averroès
1126-1198).
Le muwashshah,
inventé dans la Péninsule ibérique, a commencé, dès le 12e siècle, à
franchir le Détroit pour aller conquérir tant le Maghreb voisin que des
contrées plus lointaines au Mashriq.
Quand il a quitté al-Andalus, le muwashshah était
accompagné d’un genre très proche et plus populaire dans son expression :
le zadjal où s’exprima toute
la sensibilité des Andalous de condition modeste : légèreté, joie de vivre
et liberté de ton. Les muwashshahât
furent d’autant plus facilement répandues qu’elles arrivèrent, dans ces
nouvelles contrées, habillées le plus souvent des mélodies envoûtantes
appartenant au système des nawbât.
Le muwashshah est un genre poétique particulier non seulement
parce qu’il se distingue de la qasîda
classique par ses règles métriques, mais également par sa thématique. Puisant
dans les mêmes traditions littéraires, les washshahûn
se sont pourtant distingués des poètes classiques à la fois par un
« ton » particulier et par une vision du monde originale. Deux genres essentiellement, bachico-amoureux
et mystique, dominent cette poésie
strophique[3].
Nous allons montrer comment
l’amour, l’ivresse et la sagesse tant profane que mystique soufie ont été
traités dans ces poèmes strophiques par leurs auteurs les plus notables.
Amour et ivresse andalous
Le « sujet lyrique » que
le poète met en scène est souvent un amant au cœur déchiré par un amour
impossible. Dans l’un des plus anciens muwashshah
connus composé par Ibn Mâ’ al-Samâ’ (vers 1030), le poète associe amour et
ivresse dans la plainte de l’amant délaissé :
« Tu as été injuste dans ta décision de me mettre
à mort,
Rends-moi donc justice car c’est le devoir des justes,
Sois clément car cette passion est sans pitié
Et distrais mon cœur avec ce vin doux frais
Afin que se dissipe la passion brûlante qui l’habite.»[4]
Chez Ibn Labbûn (début du XIIe siècle), le sujet lyrique proclame
son « noble » amour pour les belles et sa passion pour le vin au
grand dam des censeurs :
« J’ai ignoré les blâmes (que l’on m’adresse) à
cause de la boisson
Et de mon amour pour les belles gazelles, (…)
« Dis au censeur : Ô ignorant, renonce à
blâmer
Celui qui ne changera jamais,
Celui qui, sans amour, ne peut rester en vie :
Car c’est ainsi que sont les gens nobles.»[5]
L’amoureux (al-muhibb) est très souvent un être débordant d’amour (‘âshiq), l’ami intime (al-khalîl), mais il se distingue surtout
par son comportement « courtois »[6]. Ainsi les
poèmes d’Ibn Baqî (m. en 1150-51) dépeignent un amant atteint dans son âme et
dans son corps ; il souffre mais ne perd jamais l’espoir de reprendre sa
place dans le cœur de celle qu’il aime.
« Je n’ai pour vin frais que mes peines et mes
soucis
Et le mélange dans la coupe sont des larmes
abondantes.
Il (mon bien-aimé) a chassé mon sommeil
Mon corps est si maigre qu’on l’aperçoit à peine (…)
La nuit est si longue et je n’ai personne pour me
secourir
Ô cœur d’une certaine personne, ne te laisseras-tu
point fléchir ? »[7]
Mais c’est Ibn al-Khatîb
(1313-1374), le ministre-poète des souverains nasrides à Grenade, qui exprimera
cette douleur d’aimer avec un accent particulier dans sa célèbre muwashshaha qui commence
par « Djâda-ka al-ghaythu… »[8]. L’amoureux
s’interroge sur les raisons qui font souffrir son cœur. Mais il reconnaît que
son destin est de rechercher l’amour même s’il doit pour cela se consumer
totalement :
« Pourquoi donc, chaque fois que souffle le vent
d’Est, mon cœur
A-t-il un nouvel accès de passion et de désir ?
Mon cœur s’est attiré les soucis et la maladie
Mais il recherche avidement les peines d’amour.
Une passion ardente brûle ma poitrine
Comme le feu brûle les herbes sèches
Il n’a laissé en moi qu’un peu de sang
Comme les traces de l’aube après la nuit
obscure ».
L’amant connaît les lois de
l’amour et sait les respecter. Et la première de ces lois consiste à se soumettre
totalement à celle qu’il aime ; l’amant est patient (al-sâbir), humble et docile (al-dhalûl). Il accepte son sort et « endure sans
révolte les affres de l’amour » nous dit Ibn Baqî :
« Je me plains et tu sais quel est mon état (…)
(Mais) S’il n’y a point de chemin vers toi,
La patience pour une belle est une noble qualité.
Je suis consentant et j’accepte ce qui m’atteint
Comme souffrance et comme peine d’amour. »[9]
Ibn Sahl (1213-1251)[10] exprime
aussi la soumission de l’amant à celle qui lui a ravi son âme jusqu’au dernier
souffle et qui se moque de ses blessures en ces termes :
« Je la remercie pour ce qu’elle m’a laissé (de
souffle de vie)
Et ne la blâme point pour ce qu’elle a consumé
Ce qu’elle fait est bien, même lorsqu’elle est injuste
Je n’ai pas de pouvoir sur ce qui m’arrive
Puisqu’elle a pris la place de mon âme. »
La seconde loi est la fidélité à la bien-aimée. L’amant se
caractérise par sa constance dans l’amour (al-wadd)
et un attachement sans faille à celle qu’il aime. C’est ce qu’exprime al-Khabbâz
dans ce poème où, après avoir affirmé à ceux qui le blâment que leurs reproches
n’auront aucun effet sur lui, il proclame sa fidélité en ces termes :
« De ma bien-aimée, jamais je ne me séparerai
En amour, j’accepte de paraître telle qu’une ombre
Le cœur affligé, j’espère obtenir ses faveurs. »[11]
« N’écoutes pas les reproches, Ô mon cœur,
Au sujet du mal d’amour qui est nécessité,
La fidélité en amour est un devoir pour moi,
Et non pour celui qui me blâme ;
Il m’importe peu de perdre ma vie…»[12]
Le washshah est avant tout le chantre des qualités
physiques et morales de la bien-aimée. Mais, bien que les washshahûn aient enrichi les images traditionnelles
servant à magnifier le corps de la femme désirée, leur originalité réside dans
une nouvelle conception des rapports entre les hommes et les femmes dans leurs
relations amoureuses. C’est en cela surtout qu’ils ont apporté une note
particulière à la poésie arabe. Les washshahûn
font très souvent parler une jeune fille qui proclame tout haut, avec des
accents inhabituels dans la tradition poétique classique, son droit à l’amour comme
on peut le lire chez Al-Kumayt al-Batalyawsî:
« Viens chez moi, mon amour
Ta séparation est un mal pour moi
Viens donc pour l’union ! »[13]
« Je jure par Dieu que ma peine d’amour m’a
consumée
Je vais crier car il a brisé ma poitrine
Il a blessé mes lèvres et dispersé (les perles) de mon
collier.»[14]
Chez Ibn Sharaf, un washshah de la même
époque, l’amoureuse n’hésite pas à bousculer un tabou important en réclamant
vengeance contre sa propre mère qui l’empêche de rencontrer son amant. Elle
déclare en dialecte andalou :
« Maman ! Pourquoi dois-je souffrir ainsi
Alors que mon amant demeure près de chez nous ?
Ô gens, si je meurs d’amour
Que l’on se venge de ma mère !»[15]
La voie de la sagesse soufie
Le tawshîh et le
zadjal furent aussi pratiqués à partir du VIe/ XIIe
siècle par les illustres représentants du mouvement mystique que connut alors
l’Occident musulman. Abû Madyan, Ibn ‘Arabî et al-Shushtarî,
séduits par le nouveau genre poétique, composèrent de nombreux poèmes
strophiques dans lesquels ils exprimèrent leur quête insatiable de la vérité
divine. Ils empruntèrent à leurs prédécesseurs, qui avaient composé dans le
genre profane, certains thèmes et même le lexique appartenant aux deux
registres thématiques fondamentaux du muwashshah
profane - l’amour et l’ivresse - pour leur conférer un sens mystique.
Comme on peut s’en rendre compte
dans ce poème d’Abû Madyan qui peut sembler blasphématoire voire
hérétique. Le maître (cheikh) n’étend-il
pas son tapis de prière, non pas pour prier Dieu, mais pour consommer du
vin ? Et quand le soufi réclame qu’on lui fasse ses ablutions posthumes
avec le jus illicite des grappes, le poème semble atteindre le sommet de
l’hérésie. Mais la fin du poème vient révéler le véritable sens l’ivresse
mystique :
« Moi, je suis
le cheikh de la boisson et l’échanson
des beautés ;
Étendez mon tapis de
prière et approchez de moi l’aiguière, vin sur vin (…)
Ô moi ! Qui est
« moi », en vérité, je me suis perdu dans l’ivresse (…)
Faites-moi entendre
la douceur des mélodies
Et peut-être alors que
je « saurais ». (…)
Portez-moi, amoureux
et absent sur la treille de ma vigne,
Versez son jus sur ma
qibla, pressez la grappe, faîtes-moi
de ses feuilles un linceul.
Que son eau soit pour mes
ablutions…
Étourdi par le vin,
j’ai marché, j’ai marché entre les hautes maisons,
En vérité, je n’ai pas besoin de boire, c’est de
l’amour que vient mon ivresse. »[16]
Dans les poèmes d’al-Shushtarî,
l’amour est une longue épreuve initiatique qui peut parfois décourager les plus
téméraires :
« Ô cœur, ô mon cœur, comme tu as exigé cet amour !
Et te voilà maintenant perplexe et plein d’effroi,
Tu t’es jeté éperdument dans un océan en furie, celui
de l’amour
Et voilà que tu crains d’être éclaboussé ;
Ne crains point ta passion, car (…) si tu meurs
d’amour, tu seras comblé
Jusqu’à ce que tu obtiennes tout ce que tu désirais
Ne te plains pas de l’éloignement, car tu sais
Que ton Bien-Aimé est tout près de toi. »[17]
Le Bien-Aimé que recherchent les
mystiques ne se trouve nulle part ailleurs qu’en eux-mêmes. Leur quête de l’amour
divin est une aventure intérieure comme l’atteste ici Ibn Arabi :
« Toi qui m’interroges sur moi-même
Et me demandes si j’ai un compagnon
Saches que l’Esprit Saint insuffle dans les âmes
Les connaissances qu’il possède sur elles.»[18]
Cette idée se retrouve également
chez al-Shushtarî qui
proclame :
« Je suis l’amant et le bien-aimé
Et l’amour de moi à moi est une chose étonnante
Unique je suis, comprends donc ce secret étrange
Celui qui perçoit mon secret me verra moi-même. »[19]
La sagesse que le soufi atteint
au terme de son éprouvante quête l’habilite à devenir un pôle (Qutb), un secours (Ghawth)[20] comme
le fut Abû Madyan qui prodigue à ses disciples ces conseils :
« Tu boiras ce que tu auras servi aux autres :
Du vin généreux et pur ou une boisson trouble.
La flèche que tu destines à autrui t’atteindra aussi,
(…)
Tu cueilleras les fruits de ce que tu auras semé, (…)
On t’obéira de la même façon que tu auras obéi,
Celui qui ne nuit pas aux hommes,
Peut dormir sans la crainte (des mauvais coups du Destin),
Tout ce qui existe est voué à disparaître
Et les nuits te ravissent ta vie comme le vin ravit
les esprits.»[21]
Saadane Benbabaali
Grenade, Andalousie, Août 2019.
[1] Après un siècle « d’adaptation », une
communauté andalouse, sinon harmonieuse au moins vivant avec un sentiment
d’appartenance à une nation commune voit le jour.
[2] À la différence de l’ancienne ode arabe appelée qasida qui est un poème monorime, dont chaque
vers comprend deux hémistiches se terminant par une même rime qui se répète
tout le long du poème.
[3] Les autres genres plus
« sérieux » qui traitent de sujets moins agréables comme la mort dans
le thrène (ritha’) ou
la dérision comme la satire (hidja’) sont pratiquement
inexistants.
[4] Ghâzî M. , Al-Muwashshahât
al-andalusiyya, Alexandrie, 1979, tome 1, p. 5.
N.B. :Toutes les
traductions sont de l’auteur de l’article sauf mention contraire.
[5] Ibid., I,
p. 150
[6] La poésie arabo-andalouse entretient un rapport
étroit avec la poésie courtoise des troubadours occitans sur de nombreux thèmes
dont celui de la soumission, en amour, des hommes aux femmes. Cf. plus loin.
[7] Ibid., I,
p. 454
[8] Ibid., II,
p. 487
[9] Ibid., I,
p. 463
[10] Ibid., II,
p. 182
[11] Ibid., I,
p. 81
[12] Ibid., I,
p. 104
[13] Ibid., I,
p. 44
[14] Ibid., I,
p. 64
[15] Ibid., I,
p. 20
[16] Trad. E. Dermenghem dans Vies des saints musulmans, pp. 363-364.
[17] Ibid., p.
174.
[18] Muw. And,
II, p. 326.
[19] Diwân al-Shushtarî,
p. 287.
[20] Abû Madyan est effectivement dénommé al-Qutb et al-ghawth.
[21] Kitâb Djawâhir
al-Hisân, pp. 28-29.
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