vendredi 20 décembre 2019

Amour, Ivresse et sagesse dans la poésie arabo-andalouse


Amour, Ivresse et sagesse
Dans la poésie arabo-andalouse

 


Le muwashshah, une création poétique andalouse


La poésie andalouse constitue une part importante du patrimoine littéraire arabe. Elle a été élaborée parallèlement à l’émergence d’une population andalouse de plus en plus homogène[1] au cours de la longue période de présence musulmane dans la Péninsule ibérique (711-1492). Les cours des souverains Omeyyades d’Espagne accueillirent des hommes de lettres et des poètes qui y trouvèrent un climat favorable à la création littéraire.

Les poètes andalous se sont distingués, entre autres, par la création de la strophe dans des compositions comportant des rimes et des mètres multiples[2] dans un genre appelé muwashshah. Cette poésie strophique fut le mode d’expression poétique approprié d’une société multiethnique et multiculturelle qui a réussi, après de longs et difficiles ajustements, à établir une relative harmonie entre ses différentes composantes. Elle fut incontestablement la signature originale d’une civilisation qui est parvenue, à un moment de son histoire, à réaliser la synthèse heureuse de sensibilités aussi riches que diverses : ibère, arabe et berbère.

Par ailleurs, les Andalous, longtemps tributaires de la production littéraire orientale, ont senti la nécessité, après trois siècles d’histoire, de se doter d’une forme de poésie originale exprimant les spécificités de leur identité particulière. En effet, après la rupture politique avec le Mashriq (l’Orient) et le califat ‘abbaside, dès le milieu du 8ème siècle, le muwashshah allait constituer, en quelque sorte, la déclaration d’indépendance sur le plan littéraire, comme cela  fut le cas, en philosophie, avec le développement d’un pôle andalou de réflexion dont le représentant le plus connu - mais non le seul - fut Ibn Rushd (Averroès 1126-1198).

Le muwashshah, inventé dans la Péninsule ibérique, a commencé, dès le 12e siècle, à franchir le Détroit pour aller conquérir tant le Maghreb voisin que des contrées plus lointaines au Mashriq. Quand il a quitté al-Andalus, le muwashshah était accompagné d’un genre très proche et plus populaire dans son expression : le zadjal où s’exprima toute la sensibilité des Andalous de condition modeste : légèreté, joie de vivre et liberté de ton. Les muwashshahât furent d’autant plus facilement répandues qu’elles arrivèrent, dans ces nouvelles contrées, habillées le plus souvent des mélodies envoûtantes appartenant au système des nawbât.

Le muwashshah est un genre poétique particulier non seulement parce qu’il se distingue de la qasîda classique par ses règles métriques, mais également par sa thématique. Puisant dans les mêmes traditions littéraires, les washshahûn se sont pourtant distingués des poètes classiques à la fois par un « ton » particulier et par une vision du monde originale. Deux genres essentiellement, bachico-amoureux et mystique, dominent cette poésie strophique[3].
Nous allons montrer comment l’amour, l’ivresse et la sagesse tant profane que mystique soufie ont été traités dans ces poèmes strophiques par leurs auteurs les plus notables.  

Amour et ivresse andalous

Le « sujet lyrique » que le poète met en scène est souvent un amant au cœur déchiré par un amour impossible. Dans l’un des plus anciens muwashshah connus composé par Ibn Mâ’ al-Samâ’ (vers 1030), le poète associe amour et ivresse dans la plainte de l’amant délaissé :

« Tu as été injuste dans ta décision de me mettre à mort,
Rends-moi donc justice car c’est le devoir des justes,
Sois clément car cette passion est sans pitié
Et distrais mon cœur avec ce vin doux frais
Afin que se dissipe la passion brûlante qui l’habite.»[4]

Chez Ibn Labbûn (début du XIIe siècle), le sujet lyrique proclame son « noble » amour pour les belles et sa passion pour le vin au grand dam des censeurs :

« J’ai ignoré les blâmes (que l’on m’adresse) à cause de la boisson
Et de mon amour pour les belles gazelles, (…)
« Dis au censeur : Ô ignorant, renonce à blâmer
Celui qui ne changera jamais,
Celui qui, sans amour, ne peut rester en vie :
Car c’est ainsi que sont les gens nobles.»[5]

L’amoureux (al-muhibb) est très souvent un être débordant d’amour (‘âshiq), l’ami intime (al-khalîl), mais il se distingue surtout par son comportement « courtois »[6]. Ainsi les poèmes d’Ibn Baqî (m. en 1150-51) dépeignent un amant atteint dans son âme et dans son corps ; il souffre mais ne perd jamais l’espoir de reprendre sa place dans le cœur de celle qu’il aime.

« Je n’ai pour vin frais que mes peines et mes soucis
Et le mélange dans la coupe sont des larmes abondantes.
Il (mon bien-aimé) a chassé mon sommeil
Mon corps est si maigre qu’on l’aperçoit à peine (…)
La nuit est si longue et je n’ai personne pour me secourir
Ô cœur d’une certaine personne, ne te laisseras-tu point fléchir ? »[7]

Mais c’est Ibn al-Khatîb (1313-1374), le ministre-poète des souverains nasrides à Grenade, qui exprimera cette douleur d’aimer avec un accent particulier dans sa célèbre muwashshaha qui commence par « Djâda-ka al-ghaythu… »[8]. L’amoureux s’interroge sur les raisons qui font souffrir son cœur. Mais il reconnaît que son destin est de rechercher l’amour même s’il doit pour cela se consumer totalement :

« Pourquoi donc, chaque fois que souffle le vent d’Est, mon cœur
A-t-il un nouvel accès de passion et de désir ?
Mon cœur s’est attiré les soucis et la maladie
Mais il recherche avidement les peines d’amour.
Une passion ardente brûle ma poitrine
Comme le feu brûle les herbes sèches
Il n’a laissé en moi qu’un peu de sang
Comme les traces de l’aube après la nuit obscure ».

L’amant connaît les lois de l’amour et sait les respecter. Et la première de ces lois consiste à se soumettre totalement à celle qu’il aime ; l’amant est patient (al-sâbir), humble et docile (al-dhalûl). Il accepte son sort et « endure sans révolte les affres de l’amour » nous dit Ibn Baqî :

« Je me plains et tu sais quel est mon état (…)
(Mais) S’il n’y a point de chemin vers toi,
La patience pour une belle est une noble qualité.
Je suis consentant et j’accepte ce qui m’atteint
Comme souffrance et comme peine d’amour. »[9]

Ibn Sahl (1213-1251)[10] exprime aussi la soumission de l’amant à celle qui lui a ravi son âme jusqu’au dernier souffle et qui se moque de ses blessures en ces termes :

« Je la remercie pour ce qu’elle m’a laissé (de souffle de vie)
Et ne la blâme point pour ce qu’elle a consumé
Ce qu’elle fait est bien, même lorsqu’elle est injuste
Je n’ai pas de pouvoir sur ce qui m’arrive
Puisqu’elle a pris la place de mon âme. »

La seconde loi est la fidélité à la bien-aimée. L’amant se caractérise par sa constance dans l’amour (al-wadd) et un attachement sans faille à celle qu’il aime. C’est ce qu’exprime al-Khabbâz dans ce poème où, après avoir affirmé à ceux qui le blâment que leurs reproches n’auront aucun effet sur lui, il proclame sa fidélité en ces termes :

« De ma bien-aimée, jamais je ne me séparerai
En amour, j’accepte de paraître telle qu’une ombre
Le cœur affligé, j’espère obtenir ses faveurs. »[11]

« N’écoutes pas les reproches, Ô mon cœur,
Au sujet du mal d’amour qui est nécessité,
La fidélité en amour est un devoir pour moi,
Et non pour celui qui me blâme ;
Il m’importe peu de perdre ma vie…»[12]

Le washshah est avant tout le chantre des qualités physiques et morales de la bien-aimée. Mais, bien que les washshahûn aient enrichi les images traditionnelles servant à magnifier le corps de la femme désirée, leur originalité réside dans une nouvelle conception des rapports entre les hommes et les femmes dans leurs relations amoureuses. C’est en cela surtout qu’ils ont apporté une note particulière à la poésie arabe. Les washshahûn font très souvent parler une jeune fille qui proclame tout haut, avec des accents inhabituels dans la tradition poétique classique, son droit à l’amour comme on peut le lire chez Al-Kumayt al-Batalyawsî:

« Viens chez moi, mon amour
Ta séparation est un mal pour moi
Viens donc pour l’union ! »[13]

« Je jure par Dieu que ma peine d’amour m’a consumée
Je vais crier car il a brisé ma poitrine
Il a blessé mes lèvres et dispersé (les perles) de mon collier.»[14]

Chez Ibn Sharaf, un washshah de la même époque, l’amoureuse n’hésite pas à bousculer un tabou important en réclamant vengeance contre sa propre mère qui l’empêche de rencontrer son amant. Elle déclare en dialecte andalou :

« Maman ! Pourquoi dois-je souffrir ainsi
Alors que mon amant demeure près de chez nous ?
Ô gens, si je meurs d’amour
Que l’on se venge de ma mère !»[15]


La voie de la sagesse soufie

Le tawshîh et le zadjal furent aussi pratiqués à partir du VIe/ XIIe siècle par les illustres représentants du mouvement mystique que connut alors l’Occident musulman. Abû Madyan, Ibn ‘Arabî et al-Shushtarî, séduits par le nouveau genre poétique, composèrent de nombreux poèmes strophiques dans lesquels ils exprimèrent leur quête insatiable de la vérité divine. Ils empruntèrent à leurs prédécesseurs, qui avaient composé dans le genre profane, certains thèmes et même le lexique appartenant aux deux registres thématiques fondamentaux du muwashshah profane - l’amour et l’ivresse - pour leur conférer un sens mystique.

Comme on peut s’en rendre compte dans ce poème d’Abû Madyan qui peut sembler blasphématoire voire hérétique. Le maître (cheikh) n’étend-il pas son tapis de prière, non pas pour prier Dieu, mais pour consommer du vin ? Et quand le soufi réclame qu’on lui fasse ses ablutions posthumes avec le jus illicite des grappes, le poème semble atteindre le sommet de l’hérésie. Mais la fin du poème vient révéler le véritable sens l’ivresse mystique :

« Moi, je suis le cheikh de la boisson et l’échanson des beautés ;
Étendez mon tapis de prière et approchez de moi l’aiguière, vin sur vin (…)
Ô moi ! Qui est « moi », en vérité, je me suis perdu dans l’ivresse (…)
Faites-moi entendre la douceur des mélodies
Et peut-être alors que je « saurais ». (…)
Portez-moi, amoureux et absent sur la treille de ma vigne,
Versez son jus sur ma qibla, pressez la grappe, faîtes-moi de ses feuilles un linceul.
Que son eau soit pour mes ablutions…
Étourdi par le vin, j’ai marché, j’ai marché entre les hautes maisons,
En vérité, je n’ai pas besoin de boire, c’est de l’amour que vient mon ivresse. »[16]

Dans les poèmes d’al-Shushtarî, l’amour est une longue épreuve initiatique qui peut parfois décourager les plus téméraires :

« Ô cœur, ô mon cœur, comme tu as exigé cet amour !

Et te voilà maintenant perplexe et plein d’effroi,
Tu t’es jeté éperdument dans un océan en furie, celui de l’amour
Et voilà que tu crains d’être éclaboussé ;
Ne crains point ta passion, car (…) si tu meurs d’amour, tu seras comblé
Jusqu’à ce que tu obtiennes tout ce que tu désirais
Ne te plains pas de l’éloignement, car tu sais
Que ton Bien-Aimé est tout près de toi. »[17]

Le Bien-Aimé que recherchent les mystiques ne se trouve nulle part ailleurs qu’en eux-mêmes. Leur quête de l’amour divin est une aventure intérieure comme l’atteste ici Ibn Arabi :

« Toi qui m’interroges sur moi-même
Et me demandes si j’ai un compagnon
Saches que l’Esprit Saint insuffle dans les âmes
Les connaissances qu’il possède sur elles.»[18]

Cette idée se retrouve également chez al-Shushtarî  qui proclame :

« Je suis l’amant et le bien-aimé
Et l’amour de moi à moi est une chose étonnante
Unique je suis, comprends donc ce secret étrange
Celui qui perçoit mon secret me verra moi-même. »[19]

La sagesse que le soufi atteint au terme de son éprouvante quête l’habilite à devenir un pôle (Qutb), un secours (Ghawth)[20] comme le fut Abû Madyan qui prodigue à ses disciples ces conseils :
« Tu boiras ce que tu auras servi aux autres :
Du vin généreux et pur ou une boisson trouble.
La flèche que tu destines à autrui t’atteindra aussi, (…)
Tu cueilleras les fruits de ce que tu auras semé, (…)
On t’obéira de la même façon que tu auras obéi,
Celui qui ne nuit pas aux hommes,
Peut dormir sans la crainte (des mauvais coups du Destin),
Tout ce qui existe est voué à disparaître
Et les nuits te ravissent ta vie comme le vin ravit les esprits.»[21]

Saadane Benbabaali
Grenade, Andalousie, Août 2019.


[1] Après un siècle « d’adaptation », une communauté andalouse, sinon harmonieuse au moins vivant avec un sentiment d’appartenance à une nation commune voit le jour.
[2] À la différence de l’ancienne ode arabe appelée qasida qui est un poème monorime, dont chaque vers comprend deux hémistiches se terminant par une même rime qui se répète tout le long du poème.
[3] Les autres genres plus « sérieux » qui traitent de sujets moins agréables comme la mort dans le thrène (ritha’) ou la dérision comme la satire (hidja’) sont pratiquement inexistants.
[4] Ghâzî M. , Al-Muwashshahât al-andalusiyya, Alexandrie, 1979, tome 1, p. 5.
N.B. :Toutes les traductions sont de l’auteur de l’article sauf mention contraire.
[5] Ibid., I, p. 150
[6] La poésie arabo-andalouse entretient un rapport étroit avec la poésie courtoise des troubadours occitans sur de nombreux thèmes dont celui de la soumission, en amour, des hommes aux femmes. Cf. plus loin.
[7] Ibid., I, p. 454
[8] Ibid., II, p. 487
[9] Ibid., I, p. 463
[10] Ibid., II, p. 182
[11] Ibid., I, p. 81
[12] Ibid., I, p. 104
[13] Ibid., I, p. 44
[14] Ibid., I, p. 64
[15] Ibid., I, p. 20
[16] Trad. E. Dermenghem dans Vies des saints musulmans, pp. 363-364.
[17] Ibid., p. 174.
[18] Muw. And, II, p. 326.
[19] Diwân al-Shushtarî, p. 287.
[20] Abû Madyan est effectivement dénommé al-Qutb et al-ghawth.
[21] Kitâb Djawâhir al-Hisân, pp. 28-29.

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