jeudi 19 décembre 2019

La plume, la voix et le plectre


La plume, la voix et le plectre
 
Poèmes et chants d’Andalousie

1ère partie

Réminiscences célestes

Quand le musicien arabe saisit son luth ou son rabab[1] et improvise un istikhbâr ou un mawwâl[2], il accomplit un geste magique qui le relie aussitôt au monde des “sphères supérieures”. Car, comme l’ont affirmé certains soufis, nos âmes ont visité le Paradis et y ont goûté des mélodies divines. Mais nos préoccupations terrestres nous les ont fait oublier.
"Nous avons tous entendu cette musique au Paradis, écrivait Mawlana Jalal ud-din Rumi. Bien que l'eau et l'argile de nos corps aient fait tomber sur nous un doute, quelque chose de cette musique nous revient en mémoire."
L’histoire de toute musique ne serait alors que la quête ininterrompue des musiciens afin de  retrouver ces mélodies célestes originelles. Leurs efforts ne tendraient qu’à se réapproprier ce que nos âmes ont entendu avant d’être enfermées dans l’opacité des corps physiques.
           
Quand le muezzin appelle les fidèles à la prière, il chante et fait vibrer nos êtres. Quand le lecteur de Coran récite et psalmodie les Versets divins, il chante aussi et rapproche celui qui l’écoute du Souffle Originel. L’Imam Abû Hâmid al-Ghazali proclamait:
Celui qui n’a pas été remué par les fleurs du printemps et les cordes du luth a une âme corrompue pour laquelle il n’existe aucun remède”.

Même si, pour accompagner son chant, le musicien a recours à son instrument, la musique arabe est impensable sans la voix du chanteur. Par sa voix, l’interprète transmet l’émotion qui l’étreint. Une complicité s’établit alors entre le messager inspiré et l’auditeur raffiné                                              et exigeant dont l’âme a soif de révélations subtiles. C’est le sens profond de ce qu’on appelle “majalis al-ouns“, ces moments où une communion profonde se crée entre celui qui chante et ceux qui écoutent. Musique, chant, interprètes et auditeurs ne font plus qu’un dans cette wihdat at-tarab, une forme d’empathie émotionnelle que les vrais amateurs de musique recherchent dans chaque concert.

La musique éveille l’âme par la joie qu’elle procure, mais aussi par le “spleen“ qu’elle fait naître dans le cœur en ravivant tous les souvenirs enfouis et les blessures accumulées. Les peines d’amour, les affres de la séparation et la douleur des attentes déçues refont surface. De même, on se souvient de l’innocence de l’enfance et des illusions de l’adolescence. Puis, comme par magie, la voix du chanteur, les sons des instruments ou les paroles d’un poème viennent panser les plaies et remplir de joie l’âme de celui qui est à l’écoute.

L’auditeur perçoit la musique autant avec son “histoire personnelle “ qu’avec la culture acquise dans la société où il a reçu son éducation. Et le thème qui provoque le plus ce sentiment de profonde nostalgie est celui de la perte de ce paradis réel ou mythifié : al-Andalus. L’Espagne fut musulmane pendant plusieurs siècles et lorsqu’elle fut perdue, ses anciens habitants n’acceptèrent jamais leur exclusion définitive et crurent longtemps à un possible retour dans leur patrie. C’est la raison pour laquelle les Andalous transmirent à leurs descendants, de génération en génération, les clés de leurs demeures abandonnées de l’autre côté de la mer.
           
Ils léguèrent aussi à leurs héritiers leur profond chagrin et des chants poignants de nostalgie. Ils y racontent leur attachement à un mode de vie qui fut exemplaire à leur époque. Ils étaient célèbres pour leur joie de vivre et d’aimer ainsi que pour leur soif d’absolu durant les siècles qui ont précédé la chute du dernier rempart musulman : Grenade.
           
Malgré cette tragédie, les chants andalous sont toujours vivants comme le sont les arbres et les rivières qui les ont vus naître. Ils sont vrais comme le furent les joies et les peines des hommes et des femmes qui ont inspiré leurs auteurs.


Nawba, muwashshah et zajal

Présentation générale :


Les peuples de l’Occident musulman qu’on appelle Ahl al-Andalus formés d’Ibères, d’Arabes et de Berbères ont contribué d’une façon originale à l’histoire humaine. Leurs apports à la culture et la pensée universelles sont considérables.[3] D’autre part, ils ont ajouté aux Sept Merveilles que nous connaissons les Palais de l’Alhambra à Grenade et la Grande Mosquée de Cordoue. Mais dans le domaine qui nous intéresse ici, ils ont inventé le muwashshah en poésie et créé le système des nawbât en musique. De quoi s’agit-il ?

Le muwashshah occupe, aussi bien au Maghreb qu’en Orient, une place particulière dans la musique arabe savante. Ce genre de poésie, né dans la Péninsule ibérique vers la fin du 10e siècle, se distingue par sa structure strophique. De ce point de vue, il représente dans le patrimoine littéraire arabe une tentative d’innovation unique en son genre. Mais avant d’aborder la question de la spécificité de cet art sur le plan métrique, examinons le contexte historique qui a rendu possible son émergence.

L’art du tawshîh s’est constitué parallèlement à la constitution, sous administration musulmane, d’une population ibérique de plus en plus homogène. Après la rupture politique avec le Mashriq et le califat ‘abbaside, dès le milieu du 8ème siècle, al-Andalus affirma son indépendance sur le plan littéraire et artistique[4]. Les souverains Omeyyades d’Espagne accueillirent, dans leurs cours, des hommes de lettres, des poètes et des artistes qui y trouvèrent un climat favorable à la création dans tous les domaines culturels.

Ce mouvement d’autonomie sur le plan culturel fut renforcé par l’arrivée, en 822, du fameux Ziryâb[5]. Ce transfuge oriental, ancien affranchi d’origine kurde,  marqua de son empreinte, de façon définitive, le système musical andalou. Dans la capitale ‘abbaside, la présence de son maître al-Mawsili[6], musicien attitré de la cour du célèbre calife ‘abbaside Haroun al-Rachid, l’empêchait d’atteindre les sommets auxquels il aspirait. Celui qu’on surnommait “ le Merle noir“ quitta alors Bagdad pour aller chercher, en Occident musulman, un champ d’épanouissement à la mesure de son génie. Libéré de toute forme de contrainte, il trouva, après bien des péripéties, les conditions qui lui permirent de donner libre court à son génie créatif. Accueilli à Cordoue comme un prince par l’Émir omeyyade Abderrahmane II[7], il reçut du souverain une pension conséquente et disposa d’une liberté totale d’action. Très rapidement, il jeta les bases d’un enseignement musical original que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de “ nawba andalusiya“.

De la qasîda au zajal


Les poètes andalous ont mis un certain temps avant de se libérer de la tutelle de Damas et de Bagdad. Ils ont d’abord commencé à imiter leurs illustres pairs orientaux comme ‘Umar B. Rabî’a, al-Mutanabbî ou Abù Nuwâs avant d’affirmer leur propre identité. Les Andalous ont senti ensuite la nécessité de se doter, après trois siècles d’histoire, d’une forme de poésie originale exprimant les spécificités de leur identité particulière. Une fois ce processus enclenché, les poètes andalous ont « revisité » tous les thèmes traditionnels de la poésie en les marquant de l’empreinte d’une société multiethnique et multiculturelle.

Le muwashshah devint ainsi le mode d’expression poétique approprié d’une société qui a réussi, après de longs et difficiles ajustements, à établir une relative harmonie entre ses différentes composantes sociales et ethniques. L’art du tawshîh est incontestablement la signature originale d’une civilisation qui est parvenue - à un moment de son histoire- à réaliser la synthèse heureuse des diverses sensibilités qui se côtoyaient alors: ibère, arabe et berbère.

Les premières générations de compositeurs et interprètes andalous utilisaient des poèmes appartenant au genre qasîda lors des “concerts“ donnés dans les cours princières andalouses. Nous ne savons pas à partir de quelle date ils se servirent de ces poèmes d’un genre nouveau appelés muwashshah et zajal. Ce qui est sûr, c’est que la poésie strophique n’est apparue, au plus tôt, en Espagne musulmane, qu’à la fin du 10e  siècle. Même s’ils ont été, comme on le pense, composés dès le départ en vue d’être chantés, le muwashshah et le zajal n’ont pu se substituer à la qasida que progressivement sur une période dont nous ignorons l’étendue.

Mais ce qui est frappant, c’est que le répertoire musical andalou-maghrébin, en vigueur au moins depuis le 17e siècle, n’utilise quasiment que des poèmes strophiques. Le recours à la qasîda classique n’intervient que dans ces improvisations vocales, sorte de mélopées non rythmées, appelées mawwâl dans la ‘âla marocaine et istikhbâr dans la san‘â algérienne ou le malouf  tunisien. Pour cette raison, la nawba, héritée des Andalous de la période médiévale et remaniée par des générations de maîtres au Maghreb, est indissociablement liée à la poésie strophique.

Outre ce constat que peut faire tout amateur de musique andalouse, il convient de se poser la question de savoir pourquoi cette musique et cette poésie se sont adaptées l’une à l’autre au point de devenir inséparables. Nous pensons qu’il y a plusieurs raisons à cela comme nous allons le montrer.

D’abord, du point de vue métrique et structurel, la qasida est construite selon une succession de vers (bayt pl. abyât) composés chacun de deux hémistiches (shatr pl. ashtâr). Le bayt s’achève par une rime (qâfiya pl. qawâfi) et il est construit sur un mètre (bahr pl. buhûr) qui reste le même tout le long du poème. Avec le muwashshah, les poètes andalous ont inventé l’alternance des rimes et des mètres. Par ailleurs, leurs poèmes s’organisent désormais en séquences strophiques. Celles-ci comprennent chacune deux sous-unités ghusn et qufl dont la  structure  métrique  peut être différente. Elles comportent très souvent un  nombre inégal de pieds même s’ils relèvent parfois du même mètre. Un tel agencement répond parfaitement au besoin du chanteur qui, dans la nawba, change de mélodie en passant du ghusn ( les premiers vers de la strophe ) au qufl ( les vers de clôture de la strophe ).

Doit-on déduire, en partant de ces faits encore observables aujourd’hui, que le nouveau genre poétique élaboré en Andalousie a été inventé pour répondre à la nécessité de variation/alternance mélodique qui caractérise la nawba? Ou bien faudra t-il se contenter de penser qu’il s’agit d’une rencontre fortuite ? Dans les deux cas de figure, la combinaison de la nouvelle poésie avec le système musical de Ziryâb a donné naissance à un couple inséparable depuis de nombreux siècles.
           
Ensuite, sur le plan sémantique, la tradition consiste, dans la qasîda, à donner à chaque bayt une autonomie. Chaque vers doit ainsi se suffire à lui-même et comporter un sens complet  même s’il participe, avec ce qui le précède ou ce qui le suit, à une signification plus large. Avec le muwashshah, les poètes andalous vont utiliser un espace plus important pour développer une idée ou un motif en  faisant de la strophe l’unité signifiante minima. Chaque strophe comporte une idée ou un thème qui est désormais développé dans un espace plus étendu.

Sur le plan linguistique, il faudra s’interroger sur la nature ou plus exactement sur le registre de langue utilisé dans les deux genres de poésie. La qasîda composée en langue arabe classique dans un registre souvent très châtié convient surtout aux milieux des lettrés et des aristocrates (la khâssa). Le muwashshah a recours, sauf dans des cas assez rares, à une langue plus accessible même quand il reste dans le registre classique. Mais le plus remarquable c’est qu’il accueille, notamment dans la pointe finale appelée khardja, une séquence en langue parlée proche du petit peuple. Quant au zajal, il est composé quasiment en langue populaire. Est-ce là l’origine de son succès et de sa « victoire » définitive sur la qasîda comme poésie de prédilection dans la nawba andalou-maghrébine ? Nous le pensons très fortement même si nous ne disposons pas de preuves irréfutables.

Sur le plan thématique, les washshâhûn vont abandonner totalement les anciens thèmes bédouins et les clichés qui leur étaient naturellement liés. Délaissant les prouesses parfois purement rhétoriques de leurs pairs orientaux, les poètes andalous exprimèrent dans leurs oeuvres une vision du monde étroitement liée au mode de vie du peuple d’al-Andalus. Celui-ci, forgé dans un mélange culturel et ethnique, loin de l’ancien centre de l’Empire musulman, Bagdad, avait besoin d’une nouvelle forme poétique. Le muwashshah exprima alors de manière plus adéquate le rapport de la population andalouse à la nature et sa joie de vivre dans ce paradis terrestre à propos duquel Ibn Khafadja déclarait :

Gens  d’al-Andalus, c’est Dieu qui a fait votre bonheur
Entre l’ombre et les eaux, les arbres et les rivières,
D’entre tous, ce pays est jardin pour toujours
Si j’avais à choisir, c’est lui que je choisis.
N’ayez crainte après lui, de connaître le Feu
Jamais le Paradis n’ouvrira sur l’Enfer.[8]

Une conception  particulière  des  rapports sociaux -notamment ceux existant entre les hommes et les femmes- voit le jour en Espagne. En littérature s’impose ce qu’on appellera plus tard « l’amour courtois » chez les troubadours provençaux. Il est exposé avec brio par Ibn Hazm dans son Tawq al-Hamâma ce traité sur les relations amoureuses traduit aujourd’hui dans toutes les grandes langues du monde. À la même époque, le muwashshah illustra avec justesse les thèmes de la soumission à l’aimée comme on peut le voir dans cette strophe :

A toi je me soumets, fidèle à nos serments
Et j’accepte mon destin
Sur mon front écrit ;
J’obéis à ta volonté, esclave soumis.[9]

Dès lors, on comprend aisément pourquoi tant les interprètes que les amateurs de la nawba ont préféré ce genre de poésie à la qasîda de facture plus classique et où les thèmes épiques ou tragiques sont toujours dominants.



[1] Le rabab est l'instrument emblématique de la musique arabo-andalouse. C’est un instrument à cordes frottées doté d'une ou de deux cordes. Le corps de l'instrument est fait de bois creusé. On utilise un archet très recourbé pour faire vibrer les cordes. De nos jours, il est uniquement employé au Maghreb dans les orchestres de musique classique, malheureusement il a tendance à être remplacé par le violon au son plus clair. Sa tessiture dans le registre ténor et le son très particulier qu'il produit en font l'instrument le plus proche de la voix humaine. 
[2] Termes techniques utilisés en Algérie et au Maroc pour désigner une improvisation vocale et instrumentale sans accompagnement de la percussion. L’istikhbâr et le mawwâl donnent au chanteur la possibilité de montrer sa faculté d’improviser et de faire preuve de son imagination musicale
[3] J. Vernet, Ce que la culture doit aux Arabes d'Espagne, Sindbad, Paris, 2000.
[4] Cette indépendance se produisit également en philosophie avec le développement d’un pôle andalou de réflexion dont le maître le plus connu - mais non le seul - fut Ibn Rushd, connu en Occident sous le nom d’Averroès.
[5] Ziryâb, Abû al-Hasan ‘Alî Ibn Nâfi‘(789-857). On peut lire avec plaisir l’autobiographie romancée que Jesus Greus donne de ce personnage dans son ouvrage : Ziryâb, Phébus, Paris, 1993.
[6] Ishâq al-Mawsili (767-850).
[7] Fils d’Al-Hakam 1er, Abderrahmane II régna de 822 à 852. C’est lui qui donna à al–Andalus une figure d'Etat indépendant et de royaume incontesté au regard du reste du monde musulman.
[8] Ces vers de facture classique et appartenant au genre qasîda sont souvent interprétés dans le prélude appelé istikhbâr.Traduction : Hamdane Hadjadji et André Miquel, Ibn Khafâdja l’Andalou, El-Ouns, Paris, 2002, p.24.
[9] Voir plus loin la traduction complète de ce poème chanté par Beihdja Rahal. Haraqa al-danâ : CD /3. Désormais les extraits tirés du CD accompagnant l’ouvrage seront cités avec cette indication : CD suivi du numéro de la plage.

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