vendredi 26 juillet 2019

La langue arabe est devenue mon pays


Hoda Barakat : « La langue arabe est devenue mon pays » 
Exilée de nature, Hoda Barakat écrit sur le Liban qu’elle n’a jamais vraiment quitté. Auteur de plusieurs romans remarqués, directrice de l’information à Radio-Orient à Paris, elle apparaît aujourd’hui comme l’une des figures incontournables de la littérature libanaise d’expression arabe.
Par Rita Bassil el-Ramy
2007 - 05

Née au Liban en 1952, Hoda Barakat lance ses personnages dans un monde brutal, sauvage et violent, son pays natal en d’autres termes, à l’apogée de ses guerres fratricides où l’amour passion se transforme en pathologie (Les Illuminés, 1999), où la virilité est castratrice par sa mauvaise définition (La pierre du rire, 1996), où la vie se coupe de la vie pour continuer son cours dans les prolongations chimériques du passé pris dans les filets d’une mère et d’une amante (Le Laboureur des eaux, 2000, prix Naguib Mahfouz). Mon maître, mon amour, qui vient de paraître chez Actes Sud dans sa traduction française, met également en scène un personnage souffrant d’un certain mal-être. Dans ce roman, qui s’achève sans vraiment s’achever, le lecteur devient à son tour écrivain pour aider le roman à trouver une fin. Esseulées, ses créatures ont, à l’image de leur auteur, du mal à trouver leur place dans ce pays qui emprisonne même après le départ. De la douleur à la folie, les héros se battent dans une lutte intérieure avec le reste du monde. Un réel insoutenable et insaisissable, réinventé au fil des pages où la pudeur est écartée pour mieux mettre en valeur la monstruosité du groupe. La guerre, omniprésente, ne sert jamais de thématique. Elle est un terrain expérimental où l’individu dans sa confrontation au « clan » laisse échapper ses instincts destructeurs.

À bord du navire qui l’emmène loin de son pays, le narrateur de Mon Maître, mon amour avoue : « Je suis devenu un autre, j’ignore comment. Un homme avait embarqué, un autre avait débarqué. » Il perd presque la mémoire… Et vous, Hoda Barakat, comment vivez-vous votre exil ?

Je ne suis pas une « vraie » exilée, comme les autres. Je reviens souvent au Liban et travaille à Paris avec des Libanais… Je ne suis pas vraiment dans un contexte d’exil tout comme je ne prétends pas écrire une littérature d’exil. La littérature d’exil est une littérature qu’on écrit sur le pays en mesurant les distances qui nous en éloignent, la narration voudrait toujours revenir avec une grande nostalgie à ce lieu qu’on va appeler le lieu « premier ». Dans mon cas, je n’écris pas de Paris sur Beyrouth. Je continue à écrire comme si je vivais encore à Beyrouth. D’ailleurs, je ne sais pas si je suis réellement arrivée à Paris, même si j’ai quitté Beyrouth. La phrase que vous citez me ramène à l’amertume que j’ai éprouvée quand je suis partie du Liban, ce moment où l’on sent qu’on a passé la frontière… Pour moi le départ était presque définitif, je suis partie avec plein de rancœur. Je ne partais pas pour un moment, en attendant la fin des combats. J’avais perdu ma propre guerre. Que la paix se rétablisse ou pas ne me concernait plus. Tout ce que j’avais perdu dans ce pays, personne ne pouvait me le rendre ; j’avais un sentiment de perte énorme parce que le pays ne ressemblait plus du tout à mes rêves, à mon lieu de naissance. C’est comme une mort non annoncée qui ne donne pas droit au deuil. On doit s’adapter très vite. Trouver du travail, régler les papiers, trouver une école pour les enfants. Et on passe sa vie à vouloir asseoir cette nouvelle donnée… Au fond, je repars incessamment de Beyrouth, et ça m’intéresse très peu d’être à Paris. Je vis dans la marge et cette situation me convient. 

Comment vivez-vous le fait d’écrire en arabe, alors que vous vivez en France ? 

Au-delà du besoin d’être dans mon pays, j’habite ma langue. La langue arabe est devenue mon pays. Quand j’étais au Liban, l’écriture en langue arabe n’avait pas cette importance-là pour moi. À Paris, quand je parle à mes enfants en arabe et qu’ils me répondent en français, je suis furieuse, alors qu’au Liban, je voulais qu’ils apprennent une autre langue. Je découvre de plus en plus à quel point la langue arabe est magnifique, et à quel point elle me ressemble de l’intérieur, et comment elle est physiquement présente en moi. Je suis un écrivain libanais arabophone dans un monde francophone avec toutes les joies et les inconvénients que cela comporte.

Vous dites que votre référence est la langue arabe de l’âge d’or, des IXe et Xe siècles. Comment défendriez-vous le caractère « vivant » de la langue arabe dédoublée entre l’écrit et l’oral ?

On a la chance d’avoir la distanciation entre l’arabe dialectal et la langue écrite. Une langue qui n’est pas celle de tous les jours ne peut pas être banalisée, mais cela n’empêche pas qu’elle soit moderne et vivante. La langue arabe n’est pas pour moi une langue morte. Dans la langue arabe, il y a une maniabilité que je ne soupçonnais pas avant de l’apprendre réellement. Pour moi, c’était une langue rigide. À l’école, on nous apprend très mal la langue arabe parce qu’on ne la respecte pas. Tout cela, parce que nous avons une conception très particulière de notre civilisation, liée à une certaine idéologie. D’un côté, une partie des Libanais ne se considèrent pas comme arabes et, d’autre part, les arabophones ne sont pas socialement les mieux placés. Si on maîtrise bien l’arabe au Liban, c’est presque une honte, sauf si on se défend très bien dans d’autres langues étrangères. Cela dit, si on a envie d’écrire en dialectal, pourquoi pas ? D’ailleurs, je publie prochainement une pièce de théâtre écrite en libanais. 

Flaubert raconte que pour décrire l’agonie d’Emma Bovary, il a pris une toute petite dose d’arsenic… Comment de votre côté arrivez-vous à ressentir les choses à la place de vos personnages ?

Je ne prends pas d’arsenic, je leur en donne ! Je ne prétends pas raconter la vérité. Mes romans ne sont pas réalistes. Ce sont plutôt de fausses pistes de réalisme. Ça ne m’intéresse pas d’être crédible. Je ne fais pas de pacte avec le lecteur. En lisant les Illuminés, on croit que je me suis rendue dans un asile de fous pour pouvoir évoquer un psychopathe. En fait, en écrivant, je me rendais malade et découvrais à quel point on peut très vite basculer dans la folie. On est surpris de voir, en écrivant, jusqu’où on peut aller, au-delà de l’observation. L’observation limite l’imagination. 

Vos personnages sont tous des solitaires, et leur solitude les mène de la douleur jusqu’à la folie, ou vers la drogue. L’incipit du Laboureur des eaux s’ouvre même sur le mot « illusion ». Vos personnages ruminent des rêves de vie qu’ils n’ont pas vécus (Nicolas, Le laboureur des eaux), sombrent dans la folie du crime (Khalil, La pierre du rire), ou dans la dépression (Wadi’, Mon maître mon amour)… 

Mes personnages sont solitaires parce que mon écriture ne se place pas à un niveau social ; mais à un niveau existentiel, et je suis heureuse de voir que c’est un aspect que la presse internationale relève dans mon écriture. Mes héros sont solitaires parce qu’ils n’ont pas de vie sociale, parce qu’ils sont marginaux et parce qu’ils ne sont pas les héros des destins des autres, parce que nous ne pouvons pas être maîtres de notre destin dans une société qui est communautarisée, scindée et effritée, et où l’individu est mort dès qu’il sort de sa communauté.

L’individu dans vos romans se détache du groupe tout en le subissant…

Oui. La solitude de mes personnages représente l’échec de leur « moralité ». Dans la vie, nous sommes obligés de nous attacher à la morale, et c’est pourquoi on se tourne vers la religion. Quand la vie citoyenne ne nous garantit pas une justice sur laquelle on peut construire une morale, on revient à la religion. Mais la religion ne nous laisse pas notre liberté. Elle est récupérée par la confession et nous embrigade – tant que l’État n’existe pas – à sa force à elle, en tant que communauté. L’État passe au second plan. C’est un cercle vicieux inouï ! C’est pour cette raison que je ne peux inventer que des personnages qui me ressemblent et qui n’ont pas de place dans ce pays ! Quand on me demande si j’ai envie de retourner au pays natal, je m’interroge de quel pays il s’agit. Même si le Liban reste mon pays, il n’est malheureusement plus conforme à mes désirs. Le Liban que je veux est désormais en moi. Je continuerai à écrire sur des personnages coincés là-bas et qui n’arrivent pas à s’en tirer. Comme moi ! 

Tous vos personnages se retrouvent malgré eux pris dans les pièges d’une fuite éperdue de la réalité… Comment conjuguez-vous le réel et l’irréel ? 

Que veut dire le réel ? Je l’ignore. Le réel historique repose sur un mythe, et c’est pourquoi on a fait la guerre et qu’on continue à la faire. Si on prend deux personnes de différentes communautés au Liban et qu’on leur demande de raconter l’histoire du Liban, on aura deux versions différentes, voire antinomiques. Pire : les deux versions sont des mythes. Dans Le laboureur des eaux, mon pari était de raconter le réel dans ses moindres détails comme un mythe. Wadi’, dans Mon maître, mon amour, s’est inventé un monde parce qu’il voulait se défendre dans ce monde ouvert à la corruption, où on nous fournit des armes, où on nous assure la défense, la reconnaissance, de même qu’une certaine forme de puissance en nous présentant la chose comme légitime. Et ceci n’est possible que si on  se rattache à une milice, à une bande ou à un chef. Wadi’ a essayé de contourner ces trois possibilités en entrant dans une grande illusion, et en vendant son âme. Comme il n’y a pas d’issue à ce jeu de cartes, on ne sait pas où il disparaît à la fin du roman. 

Vous dites que vous refusez de « tourner la page », d’oublier la guerre. Pourquoi ?

Parce que la guerre n’est pas finie. Nous n’avons pas réussi à mettre des fondements à la construction de notre paix. Depuis l’indépendance, on ne fait que remettre à plus tard le projet de ce que doit être l’État libanais. Je connais très bien nos handicaps et je ne suis pas très surprise de les voir ressurgir. L’appartenance à la confession, à la tribu est de loin prioritaire à la citoyenneté. Chaque fois qu’on arrête une guerre, on se prépare à la prochaine, et le virus, quand il réapparaît, est encore plus fort. 

Et le rôle de la femme dans la guerre ?

La guerre civile est impossible sans les femmes ! La mère éduque l’enfant et lance les youyous derrière les combattants. Dans mon village, pendant la guerre civile, certaines mères refusaient d’enterrer leurs enfants avant d’en avoir le double à égorger sur la tombe de leur fils. Les femmes sont les dépositaires du legs de la communauté et du groupe, et ceci depuis l’antiquité, depuis la mythologie. Qui est la mère, l’épouse et la sœur du héros ? C’est la femme ! L’apologie du martyr ne tient pas sans les femmes. Elles participent elles aussi à la violence de la guerre !

Vous évoquez les insatisfactions féminines mais votre écriture, on le voit, n’est pas féministe. Vous écrivez la guerre sans écrire sur la guerre. Votre écriture peut servir de catharsis, de travail de deuil et de devoir de mémoire, mais elle ne fait pas de vous un écrivain engagé… Où situez votre écriture ?

A-t-on vraiment besoin de situer une écriture ? Je préfère ne pas être limitée par un courant ou par un genre. Si mon écriture invite le lecteur à se poser des questions, j’en serai très heureuse. Tant qu'on croit tout connaître on est dans l’erreur. La lecture que j’ai préférée dans ma vie est celle qui a changé mes convictions, mes idées, ma manière d’être, mon regard sur le monde ! 

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