samedi 21 novembre 2020

Ibn Arabi, Le Maître de la Voie d'Amour: Préambule 2

 

Fin du texte envoyé précédemmant

 

De temps à autre, je me laissai aller à des improvisations versifiées suivant timidement et modestement les pas du Maître. Pour comprendre la poésie, rien de mieux que d’en composer soi-même, me disais-je. Parmi les poèmes que j’osai commettre, il y eut sous forme de munâdjât (imploration du quêteur ) un petit quatrain que m’a inspiré un passage des Futûhât dans lequel Ibn Arabi évoque les lamentations d’un “cheminant” sur la Voie soufie. Celui-ci, chaque fois qu’il tentait de pratiquer “qiyam al-Layl”- ces veillées spirituelles où le soufi méditait la nuit entière dans l’immobilité et le silence- finissait par s’endormir avant le lever du jour. Alors il adressa une plainte déchirante à Dieu - Celui qui ne dort jamais-. La lecture de cette plainte me toucha profondément et alors du tréfonds de mon âme jaillirent des paroles que je mis en ordre par la suite dans ce quatrain :

Kayfa yanâmu al-‘âshiqu wa-l-Habîbu yaqdân

Kayfa ghafaltu fi-ruqâdî wa Anta sahrân

Yâ Man sakanta qalbî l-hayrân ‘abdu-Ka walhân

Lam yatib lî ta‘âmun wa-lâ shurbu kîsân

Anta qasdî wajadtu fî-Ka djannata Ridwân

Kullu mâ khalaq-ta la-Ka mâdha yu‘tî l-haymân

An‘am ‘alâ man zâdu-hu dhikru-Ka yâ Rahmân

Bi-wasli-Ka l-maw‘ûdi qabla fawâti l-’awân

 

Comment l’amant peut-il dormir alors que veille le Bien-Aimé ?

Comment ai-je pu T’abandonner et sombrer dans le sommeil ?

Ô Toi qui a pris pour demeure mon coeur affligé,

J’ai perdu le goût de l’ivresse et du manger:

C’est Toi mon but auprès de qui j’ai agrément et félicité

Tout est Ta création, tout T’appartient,

que pourrait T’apporter l’amoureux éperdu ?

Accorde à celui qui n’a pour provision que l’évocation de Ta miséricorde

L’union promise avant que ne s’achève cette vie si brève.

 

Merci pour votre lecture et éventuels commentaires.

Fraternellement.

Saadane

 

Suite du PRÉAMBULE

 

Aux pérégrinations livresques et à l’expérience spirituelle s’ajouta mon désir de mettre mes pas sur ceux du Maître. Mes master-class et conférences à l’Université de l’Algarve, à Faro au Portugal, me permirent de partir à la recherche des lieux fréquentés par Ibn ‘Arabî . Mon premier souci fut de connaître Loulé (al-‘Ulyâ) où résida l’un des premiers maîtres d’Ibn Arabi. Je poursuivis cette quête dans ces hauts-lieux de la spiritualité à Séville où je me rendais deux fois par an au moins, Cordoue et aussi à Grenade.

J’eus ensuite l’occasion de me rendre à Alep, en Syrie, sur l’invitation de mon regretté ami, le musicien - magicien du “qanoun”-[1], Jalal Eddine Weiss, qui s’y était établi afin de s’imprégner de la musique classique syrienne. Notre amitié datait de l’époque de ma participation à un magnifique album de chants soufis “ Les derviches tourneurs de Damas” sorti en 1999. Il m’avait alors demandé de traduire les poèmes spirituels chantés par le regretté Hamza Chakour dans cet album. Ce fut l’occasion de découvrir ou re-découvir les écrits spirituels de grands noms du soufisme comme Rabî‘a al-‘Adawiyya,[2] al-Hallaj, Ibn al-Faridh ou l’Imam al-Ghazalî dont je connaissais l’existence et dont j’avais enseigné quelques textes lors de master-class à l’Institut Rachi de Troyes. Je me souviens de l’émotion que créait cette poésie auprès de mes auditeurs, presque tous âgés, et inscrits à ces cours non pour obtenir un quelconque diplôme, mais pour étudier dans le seul but de s’enrichir culturellement et spirituellement. En silence, nous communiions ensemble à l’écoute de chants soufis dont je leur donnai ensuite la traduction avant d’en faire une analyse stylistique et philosophique.

Dans le bouquet de poèmes au parfum spirituel que j’avais sélectionnés, se trouvaient d’abord la déclaration d’amour passionné adressé par Rabi‘a au Créateur:

« Je T’aime de deux amours : l’un, tout entier d’aimer,
L’autre, pour ce que Tu es digne d’être aimé.

Le premier, c’est le souci de me souvenir de Toi,
De me dépouiller de tout ce qui est autre que Toi.

Le second, c’est l’enlèvement de tes voiles
Afin que je Te voie.

De l’un ni de l’autre, je ne veux être louée,
Mais pour l’un et pour l’autre, louange à Toi !
»

J’avais également choisi de leur faire connaître le petit poème dialogué dans lequel, répondant à une question sur sa définition de l’Amour elle affirmait que, pour elle, il n’y a de véritable connaissance que par le « dhawq »[3], le « goût » ou l’expérience personnelle. En voici la traduction que j’en donnais :

On demanda à Rabi’a: Qu’est-ce que l’amour selon toi?

Elle répondit alors:

« Entre l’amant et le bien-aimé,

il n’y pas de distance, ni de séparation

Qui a goûté, a connu.

Celui qui a décrit n’a pas dit la vérité.

En vérité, comment peux-tu décrire quelque chose,

quand en sa présence tu es absent ?

Lorsque tu es ivre, même dans ton état de conscience,

Lorsque dans ta joie (de le rencontrer) tu es stupéfait?

 

Du mystique al-Hallâj, je leur proposais quelques citations dans lesquelles il révélait les inspirations sur sa “fusion avec l’Être divin” reçues dans des états de “sukr”,  cette ivresse spirituelle qui lui valut condamnation pour hérésie et mise à mort atroce. Hallâj fut flagellé, attaché au gibet, puis supplicié et crucifié et au lendemain de l’exécution, son cadavre est brûlé, et ses restes ensuite jetés dans le Tigre. « Quoique le procès qui a conduit à sa condamnation à mort, précise C. Addas dans un article sur la conception de l’amour divin chez Ibn Arabi,[4] soit aussi- peut-être même surtout- un procès politique, il n’en demeure pas moins que pour les soufis d’hier et d’aujourd’hui- et Ibn Arabî partage ce point de vue- Hallâj a péri pour avoir impudiquement dévoilé, sous l’emprise de l’ivresse, d’inviolables secrets. »

Du savant et poète chiite al-Sharif ar-Radhî[5] je traduisis ainsi la fameuse complainte qui commence par “Nawhu al-hamâmi”:

 

La plainte de la colombe sur la branche m’a attristé

Voyant l’ardeur de mon amour, le censeur a pleuré sur mon sort

Si la colombe se plaint c’est à cause de la douleur de l’éloignement

Quant à moi, c’est par crainte de Dieu le Clément.

Il n’y a point lieu de me  blâmer si je pleure,

Car, dans la désobéissance, je me suis longtemps égaré.

Seigneur, Ton serviteur craint les Tourments de ta punition

Et pour échapper aux brasiers de l’enfer, auprès de Toi il se réfugie.

Pitié pour celui que Ton mal afflige et qui te supplie

Et accorde-lui aujourd’hui la faveur de Ton pardon.

 Ces voyages n’avaient pas pour but de rechercher des endroits précis, ni de mettre la main sur un quelconque manuscrit inédit du Sheikh, mais juste de déambuler dans des endroits où Ibn Arabi était passé ou avait vécu. Être habité par le sentiment de sa présence, tel était mon seul désir. Je laissai aux chercheurs le soin de glaner ce qui existe encore comme textes inédits à faire connaître. À chacun sa mission, la mienne, se limitait, à l’époque, au désir de mettre mes pas dans ceux du “bien-aimé”.

Il y eut ensuite une période où l’occasion me fut donnée de retourner, à plusieurs reprises, en Algérie pour des séjours de travail avec des collègues universitaires associés par contrat au Département de langue arabe de la Sorbonne où j’exerçais. Je profitais de ce retour au “bled” pour revoir les membres de ma famille et mes anciens amis d’enfance et d’études.

Chaque fois que je le pouvais, je saisissais toute opportunité d’assister à des “ hadhrâtes” (réunions spirituelles) autour de maîtres de confréries soufies. La rencontre avec ces derniers me donna l’occasion de vivre des expériences que ne pouvait pas me permettre de faire la seule lecture de livres. Je n’hésitais pas à poser des questions sur des sujets dont Ibn Arabi traitait dans ses ouvrages de manière très ésotérique. Les réponses que j’obtenais m’ouvraient alors de nouvelles portes menant vers le sanctuaire de la pensée de celui qui proclamait:

“ Mon cœur est devenu capable d’accueillir toutes formes,

Il est pâturage pour les gazelles et couvent pour les moines

Il est le temple du païen et la Kaaba du pèlerin qui en fait le tour,

Il est les Tables de la Tora et les pages du Coran…”

 

Par la suite, une occasion inespérée de me rapprocher du cercle des “akbariens”, spécialistes de la pensée d’Ibn Arabi, se présenta à moi. J’eus vent de l’organisation d’un colloque à Damas, en Syrie autour d’un sujet qui m’intéressait au plus haut point: “Symbolisme et herméneutique dans la pensée de Ibn ‘Arabi”[6]. Je pris contact aussitôt avec l’un des organisateurs et lui envoyais une demande de participation en tant qu’auditeur, ajoutant cependant que, si cela pouvait être utile, je pourrais également faire un exposé sur la poésie “andalouse “ d’Ibn Arabi.

Je proposai d’étudier “Les images et les symboles dans les muwashshahât d’Ibn Arabi”. Le sujet intéressa les organisateurs qui me donnèrent leur accord. Je fis aussitôt une demande de départ en mission à mon administration et me mis sans plus tarder à l’étude du sujet. Je dois avouer que mon envie de participer à ce colloque en tant que conférencier était si grande que je ne m’étais pas soucié du délai pour la préparation de ma future intervention. J’abandonnais alors toutes les activités courantes et m’enfermais avec les poèmes strophiques du cheikh dont j’avais pris connaissance lors de la préparation de ma thèse sur les “muwashshahâtes “ andalouses.

En effet, andalou de naissance et ayant vécu plus de 35 ans à Murcie, Séville, Cordoue, Grenade, Alméria etc…Ibn Arabi avait été sensible à la nouvelle poésie inventée en al-Andalus. Dans son “Diwan” comportant des centaines de poèmes de forme traditionnelle, il n’hésita pas à s’exprimer dans la nouvelle poésie. Il composa en tout et pour tout vingt-sept poèmes strophiques. Mais leur étude nécessitait une savoir non seulement poétique, mais spirituel. Tout en reconnaissant mes limites dans le second domaine, je me senti investi de la mission de faire connaître ce petit trésor, très peu connu des spécialistes hormis de mon collègue espagnol Federico Corriente ( ce que je ne sus que des années plus tard).

 

À suivre…

 



[1] Le qanoun est un instrument à cordes pincées de la famille des cithares sur table, très répandu dans le monde arabe, le monde iranien, ainsi qu'en Grèce et dans le Turkestan à ne pas confondre avec le santour dont les cordes sont frappées. Son nom dériverait du grec « κανών » (signifiant « la mesure »).

[2] Rabia al Adawiyya al Qaysiyya (Bassora 717–801) est peut-être la première grande voix du soufisme. Ancienne esclave affranchie qui renonça à tous les plaisirs éphémères pour ne se consacrer qu’à l’amour divin dont elle fut l'un des premiers chantres et qu’elle exprima dans les quelques rares écrits qu'il nous reste d'elle. «  Pour les soufis, elle est connue comme « la Mère du Bien ». Son immense rayonnement lui valut la vénération de ses contemporains. Ibn Arabi évoque son œuvre poétique dans son œuvre maîtresse  Al-Futûhât al-Makkiyya (les Illuminations spirituelles de la Mecque)

[3] Les disciples de la Voie soufie préconisent l’expérience personnelle sous la direction d’un maître “réalisé” pour atteindre l’excellence (al-ihsân) dans les deux domaines. Pour eux, aucune transformation ou amélioration n’est possible par les livres ou les sermons aussi vite entendus qu’oubliés. C’est pour cela qu’ils prônent la pratique du dhawq et de la riyâdha.

Le dhawq désigne le goût. On ne peut connaître vraiment que ce que l’on a goûté soi-même. On peut lire tous les livres sur la cannelle, en voir toutes les images, mais tant qu’on ne l’a pas goûtée soi-même, on ne sait pas vraiment ce que c’est. Il en est ainsi pour chaque réalité. On pourra répéter à l’infini les Noms de Dieu ou Ses Attributs (dans les prières rituelles comme dans les séances de Dhikr) on restera toujours éloigné de Son Essence. Le seul moyen de parvenir à appréhender une infime connaissance (maarifa) d’un attribut divin, c’est de le vivre soi-même. C’est la raison pour laquelle le disciple est appelé à s’exercer quotidiennement à pratiquer concrétement la générorité ou la clémence pour se rapprocher du sens véritable de ces deux attributs divins.

Ce dhawq ne s’obtient que par un effort personnel constant et soutenu, c’est ce qu’ils désignent par la riyâdha. Or le croyant qui n’est pas soutenu par un maître qui évalue les résultats atteints et encourage à la poursuite de cet effort a beaucoup de chance d’interrompre sa quête ou de se tromper sur le degré atteint.

[4] C. Addas, Expérience et doctrine de l’amour chez Ibn Arabî, que l’on peut lire sur le site de la Société Ibn Arabi, «  Ibn Arabi Society » installée à Oxford en Grande-Bretagne : : https://ibnarabisociety.org/amour-experience-doctrine-claude-addas/. J’eus récemment l’occasion de visiter la précieuse bibliothèque en compagnie de mon ami Stephen Hirstenstein, membre de l’I.A.S et dont j’évoquerai la rencontre ci-après.  

[5] Abul-Hasan Muhammad ibn Al-Husayn Al-Musawi connu sous le nom de Al-Sharif al-Radhi (Bagdad 970-Bagdad 1015) est aussi le compilateur de Nahdj al-Balâgha, le plus célèbre recueil de sermons, lettres, et récits attribués à Ali, le cousin et gendre du Prophète de l’Islam.

[6]  Résumé du thème du colloque: La majeure partie de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî est de facture symbolique. L’herméneutique, quant à elle, occupe une large place dans ses contemplations mystiques. Le grand paradoxe que recèle la « philosophie » d’Ibn ‘Arabî réside dans le fait qu’à l’instar des Hanbalites et des Zâhirites, elle élude l’interprétation rationnelle, très prisée par les Mu’tazilites et les philosophes. Ibn ‘Arabî ouvre largement la porte à l’herméneutique soumise à « l’écoute divine » ou celle qui tient de son expérience mystique propre.

 21 Novembre 2020

Saadane Benbabaali

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